Ce raisonnement a quelque chose d’injuste. Mais il est humain. Mais injuste… Le futur champion doit s’y préparer. Combien de fois Luis Ocana n’a-t-il pas dû se défendre face à des détracteurs arguant qu’il avait remporté le Tour de France 1973 alors qu’Eddy Merckx n’avait pas pris le départ ? " Ah, si Eddy avait été là… "
Si Tom Boonen n’était pas tombé après seulement 19 kilomètres lors du Tour des Flandres 2013, Fabian Cancellara aurait-il conquis trois fois le Ronde ? Si Caleb Ewan ne s’était pas fracassé la clavicule dès le premier sprint de la dernière Grande Boucle, Mark Cavendish aurait-il gagné ses 31ème, 32ème, 33ème et 34ème étapes ? Et si Steve Bauer n’avait pas fait valdinguer Claudy Criquielion dans les balustrades de Renaix en 1988, Maurizio Fondriest aurait-il ceint le maillot arc-en-ciel ? Avec des " si ", on mettrait Fayetteville, le Comté de Washington et même tout l’Arkansas en bouteille.
D’ailleurs, en parlant de bouteille, après la question provocante, voici la remarque constructive : et si nous décidions plutôt de voir la… bouteille à moitié pleine en nous réjouissant d’assister à un Mondial plus ouvert et, quoiqu’il arrive, à un sacre inédit (en l’absence des trois ex-champions du monde toujours en activité, Van der Poel, Van Aert et Stybar)? Ocana, Cancellara, Cavendish et Fondriest, pour ne reprendre que ces exemples-là, ne sont pas, n’étaient pas, des manchots !
Dans le cas de Fondriest, son titre inattendu à seulement 23 ans lui avait même servi de déclic, de rampe de lancement vers une bien belle carrière, vainqueur notamment de Milan-San Remo, de la Flèche Wallonne, de Tirreno-Adriatico et deux étapes du Tour d’Italie… Iserbyt n’a que 24 ans. Et donc tout l’avenir devant lui. Il a dominé Pidcock plusieurs fois cette saison.
On sait aussi que la perspective d’un maillot distinctif peut donner des ailes. Le coureur de Pauwels Sauzen-Bingoal apprécie les championnats officiels, champion d’Europe chez les juniors et les élites, deux fois champions du monde chez les espoirs ! Les connaisseurs savent qu’il ne vient pas de " nulle part ".
En revanche, le public se nourrit de " grands noms ", de " mecs charismatiques ", de " vedettes qu’on voit à la télévision ". Et là, si ce n’est en Flandre naturellement, Iserbyt, toujours sans lui manquer de respect et malgré son statut de numéro 1 mondial, reste un " nobody ".
Un titre planétaire lui permettrait de titiller (on dit bien " titiller ") l’aura des Van Aert, Van der Poel et Pidcock. Mais il devra les battre, et plus d’une fois, pour obtenir la reconnaissance à laquelle il aspire logiquement. Oui, le cyclo-cross est " à la mode ", oui il a enfanté ces dernières années des champions de grand talent.
Outre Van Aert, Van der Poel et Pidcock, n’oublions pas que Zdenek Stybar, Peter Sagan, Julian Alaphilippe, Tim Merlier, Mike Teunissen et même… Tadej Pogacar et Egan Bernal sont passés, peu ou prou, par les labourés. Mais tous les crossmen ne deviennent pas des stars du macadam… On redevient cash : si Iserbyt a un réel supplément de talent comme ces gars-là, alors il peut espérer faire une carrière sur route (s’il le veut) et être (re)connu outre-Vlaanderen.
Dans le cas contraire, et même s’il venait à être sacré champion du monde ce dimanche avec la certitude de pouvoir négocier à l'avenir de bien plus intéressantes primes de départ, il sera condamné à jouer dans la boue, et dans l’ombre, un long moment encore…
Une analyse qui vaut également pour les nombreux outsiders à Fayetteville, Toon Aerts (3ème des Mondiaux en 2019, 2020 et 2021 !), Lars Van der Haar (3 podiums entre 2013 et 2016, champion d'Europe en titre), Michael Vanthourenhout (2ème en 2018, ancien champion du monde chez les espoirs), Laurens Sweeck, Corné Van Kessel…