La couleur des idées

Emma Carenini : "Le soleil a fait pousser la pensée, ce n’est pas un hasard si la philosophie occidentale est née en Méditerranée"

"Over London By Rail", gravure de Gustave Doré (1872)

© Oxford Science Archive / Heritage Images

Par Tania Markovic et Simon Brunfaut via

Ce samedi dans la couleur des idées, Simon Brunfaut reçoit la philosophe Emma Carenini. Son premier livre intitulé Soleil Mythes, histoire et sociétés paru aux éditions du Pommier est un essai à la fois dense et léger, très documenté, qui explore le soleil sous toutes ses facettes. Emma Carenini est née en Provence en 1996. De son enfance ensoleillée, elle a gardé une trace : "Lorsque vous grandissez dans un endroit où le soleil brille presque toute l’année, votre sensibilité à la lumière naturelle est très importante" nous confie-t-elle. Elle a retrouvé cette sensibilité au soleil chez certains auteurs comme Jacqueline de Romilly, Marcel Pagnol ou Albert Camus qui font l’éloge poétique du soleil de leurs contrées natales. Emma Carenini a tenté pour sa part de tirer le fil de ce rapport à l’homme au soleil, d’aller plus loin que l’éloge poétique pour en faire en quelque sorte un "compte rendu objectif". Dans son enquête, elle mêle plusieurs disciplines, évoque tour à tour l’histoire des mythes et des représentations, l’histoire des religions, l’architecture, les techniques, l’agriculture et bien sûr la philosophie… Elle montre à quel point le soleil influe sur nos modes de pensée et sur l’organisation et le fonctionnement général de nos sociétés…

Une pensée née au soleil

Dans son livre, Emma Carenini met en lumière le lien qui existe entre le soleil et la pensée. Elle rappelle que le soleil est d’abord une affaire de corps, donc de sensation, et a d’ailleurs choisi de mettre en exergue une citation de Camus qui le dit bien :

Tout à l’heure, quand je me jetterai dans les absinthes pour me faire entrer leur parfum dans le corps, j’aurai conscience, contre tous les préjugés, d’accomplir une vérité qui est celle du soleil et sera aussi celle de ma mort. Dans un sens, c’est bien ma vie que je joue ici, une vie à goût de pierre chaude, pleine de soupirs de la mer et des cigales qui commencent à chanter maintenant. La brise est fraîche et le ciel bleu. J’aime cette vie avec abandon et veux parler avec liberté : elle me donne l’orgueil de ma condition d’homme. Pourtant, on me l’a souvent dit : il n’y a pas de quoi être fier. Si, il y a de quoi : ce soleil, cette mer, mon cœur bondissant de jeunesse, mon corps au goût de sel et l’immense décor où la tendresse et la gloire se rencontrent dans le jaune et le bleu. C’est à conquérir cela qu’il me faut appliquer ma force et mes ressources.

Albert Camus, Noces, 1959

En partant de ce premier constat du soleil comme sensation corporelle, elle va ensuite s’interroger sur le rapport de la pensée et du soleil. Elle reprend le questionnement de Paul Valéry. Dans Variété, celui-ci nous incite à nous demander comment a pu naître une pensée philosophique. Pour lui, impossible de répondre à cette question autrement qu’en se transposant au bord de la mer, face à "la pureté du ciel, l’horizon clair et net". "Valéry nous dit là que la pensée n’est pas une chose abstraite mais qu’elle est liée à des conditions physiques que sont la pureté du ciel, l’horizon de la Méditerranée", explique la jeune philosophe. Elle ajoute :

Le soleil a fait pousser la pensée, ce n’est pas un hasard si la philosophie occidentale est née en Grèce et sur ses pourtours. Ce que certains appellent "pensée méditerranéenne" donne naissance à un moi universel. Le soleil est la condition du visible qu’il nous permet de voir les choses, de les délimiter, et donc de mettre en place la géométrie, la mesure du temps, … Il fait de nous des sujets connaissant.

Une éthique du soleil

Le soleil nous offre des limites naturelles. Ainsi, chez les anciens, la "vie bonne" n’était pas détachée de la nature, au contraire elle en était le régulateur. La vie bonne devait être contenue dans les limites de la journée. Cette idée est reprise par Sénèque, précepteur de Néron. Pour lui, il serait insensé de vouloir vivre en dehors de ces limites naturelles. "Penses-tu qu’ils sachent comment l’on doit vivre, ceux qui ignorent quand il faut vivre ?" interroge-t-il. Emma Carenini écrit : "La lumière du jour n’était pas un détail du décor ; elle était la norme qui devait régir la vie. La folie, c’était déborder au-delà des limites de la lumière naturelle." Il est intéressant de noter que cette idée a été reprise par certaines luttes de justice sociale. Emma Carenini donne pour exemple un épisode qui a eu lieu en 1882 en France. Le maire avait décidé de retarder le tintement de la cloche signalant la fin du travail. Les ouvriers du textile de Provins s’insurgèrent contre cette décision. Pour eux, le travail devait être conditionné aux limites naturelles de la journée. Une fois le soleil couché, il était hors de question de travailler. Le soleil était une sorte de critère éthique de justice sociale.

La diffusion massive de la lumière artificielle a contribué, à l’époque moderne, à dissocier notre rythme de vie de celui du soleil. Le travailleur est enfermé dans certains espaces comme les usines, les mines, privés de la lumière du jour. L’urbanisation limite drastiquement l’accès à la lumière, en témoigne la gravure de 1872 de Gustave Doré, Over London by Rail, qui illustre cet article. On y voit une série presque dystopique de maisonnettes et d’appartements enfumés où la lumière ne pénètre plus. L’utopie a disparu avec le soleil. En quelque sorte, l’âge industriel s’érige contre le jour mais paradoxalement, c’est à ce moment-là qu’on se rend compte de l’importance de la lumière pour la santé…

Retrouvez l’intégralité de l’entretien mené par Simon Brunfaut, à écouter ci-dessous ce samedi 4 juin dès 11 heures.

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