Belgique

En immersion avec un plongeur-démineur : "D’abord la population, ensuite mon équipe, puis moi en dernier"

Plongée avec enlèvement de munitions, dans la région anversoise.

© Sébastien Cools

On ne les connaît que trop peu : leurs interventions sont brièvement évoquées par les médias au travers de faits divers et leur métier est biaisé au cinéma par le fameux dilemme entre fil rouge et fil bleu. Nous avons passé une demi-journée avec un plongeur du SEDEE, le service d’enlèvement et de destruction d’engins explosifs de la Défense, à la caserne en Brabant flamand, puis sur le terrain dans la région anversoise, pour une plongée avec enlèvement de munitions.

Rendez-vous était pris un matin de fin novembre à Oud-Heverlee. À peine avions-nous raccroché pour annoncer notre arrivée sur place à notre contact qu’un garde venait s’enquérir du motif de notre présence à l’entrée de la caserne. Au même instant, l’adjudant Nicolas Dubasin sortait au pas du brouillard pour nous retrouver. Son accueil allait s’avérer moins formel et plus chaleureux. Après le café matinal à la cafétéria et une cigarette, le démineur répondrait à toutes nos questions, même celle sur son habitude paradoxale d’être fumeur.

Peinture évoquant tenue et robot du Service d’Enlèvement et de Destruction d’Engins Explosifs.
Peinture évoquant tenue et robot du Service d’Enlèvement et de Destruction d’Engins Explosifs. © Sébastien Cools

Fils de moniteur de plongée

"Mon boulot consiste à l’enlèvement de munitions, en terrestre ou sous eau", a commencé par nous indiquer l’adjudant Dubasin, plongeur à Meerdael. "Au départ, je voulais entrer à la Défense comme pilote d’avion. Médicalement, ça n’a pas été possible, donc j’ai choisi une autre spécialisation", introduit celui qui a fait toute sa carrière à l’armée. Après six ans au génie de combat à Amay, pas assez spécialisé à son goût, le Liégeois, concédant un simple intérêt historique pour les munitions au départ, s’est orienté vers l’EOD (pour "Explosive Ordnance Disposal"), afin de faire de l’enlèvement et de la destruction d’engins explosifs, sur le territoire national et aussi à l’étranger. "Quelques années plus tard, j’ai trouvé attrayant le fait de pouvoir faire ça également sous eau, donc j’ai postulé pour suivre le cours des plongeurs", nous a raconté ce fils de moniteur de plongée dans le civil.

Le team leader EOD diver intervient sous eau, mais aussi en terrestre.
Le team leader EOD diver intervient sous eau, mais aussi en terrestre. © Sébastien Cools

50% d’échec à la formation de base

Concrètement, quel est le parcours à suivre pour devenir démineur ? "Pour le moment, on ne peut pas entrer à la Défense et postuler directement pour venir chez nous. Nous avons fixé des conditions : minimum quatre années d’expérience et idéalement une mission à l’étranger dans une autre unité. Suite à ça, le militaire peut alors postuler pour venir. Un screening et une sélection sont faits également. S’il est sélectionné, il aura la possibilité de suivre le cours", explique notre interlocuteur, qui ne cache pas un phénomène d’attrition à la Défense, avec des répercussions sur le recrutement au sein des unités, considérant la sienne en sous-effectif. Décrit comme "excessivement sélectif", le cours de base "membre d’équipe" dure à peu près un an à temps plein, avant un stage d’un an à l’unité. La formation de base connaît un taux d’échec d’environ 50%. Les connaissances et leur application, mais aussi la façon de travailler en équipe sont vérifiées.

L’aptitude à travailler en équipe est primordiale.
L’aptitude à travailler en équipe est primordiale. © Sébastien Cools

Plus de savoir dans deux têtes que dans une

"C’est un métier où on est seul face au danger, mais la totalité de l’intervention se fait en équipe. On considère qu’il y a plus dans deux ou trois têtes que dans une seule, et il faut toujours avoir un appui derrière. Chacun a son rôle, mais tous les rôles sont interconnectés", expose le team leader. "Quand on arrive à l’unité, il ne faut pas croire que 'j’ai fait le plus dur, tout est derrière moi, c’est bon'. Après, on doit encore suivre des formations complémentaires, parfois à l’étranger, ce qui permet d’augmenter les connaissances et l’expérience", prévient-il. "C’est un domaine où l’expérience va jouer énormément. Chaque intervention amène une petite quantité d’expérience supplémentaire au chef d’équipe. Ça va lui permettre de réagir de la façon la plus adéquate possible face à un danger explosif, que ce soit une munition ou un engin explosif improvisé. L’étranger également amène une expérience et une expertise supplémentaires", cadre l’adjudant de 44 ans, chef d’équipe depuis treize ans et parti entre autres au Mali, en Irak et en Afghanistan.

Les rôles sont interconnectés, avec toujours un appui.
Les rôles sont interconnectés, avec toujours un appui. © Sébastien Cools

Pas de têtes brûlées ici, merci

"Une des caractéristiques principales de l’EOD dans son état d’esprit, c’est la flexibilité", rebondit le francophone polyglotte, à la question des langues dans une caserne en Flandre et dans un contexte international. "On a un problème posé, généralement dangereux puisque lié à l’explosif, il faut pouvoir être flexible et résoudre ce problème. Sur le territoire national : parce qu’il a un impact sur la vie civile, il y a le facteur économique, etc. À l’étranger : on va avoir un problème des troupes envoyées là-bas ou de la population locale, selon le mandat. Il faut pouvoir résoudre le problème et protéger ou des intérêts commerciaux et économiques ou simplement la vie humaine. Le gros point est de se dire de rester flexible", souligne le militaire, avançant l’expérience et le bagage technique comme outils. La communication et la compréhension, l’analyse et le sang-froid sont tout autant nécessaires. "Il y a une chose qui doit être claire : nous, ce qu’on ne veut pas, c’est des têtes brûlées. Ce qu’on a vu dans le film 'The Hurt Locker' ('Démineurs'), de Kathryn Bigelow, ça n’arrivera jamais chez nous. Jamais. C’est des gens qu’on ne veut pas. Ils se mettent en danger, mais si un jour il leur arrive quelque chose, c’est d’office un membre de leur équipe qui va aller les rechercher. Et puis, ce n’est pas la procédure, je suis désolé", rigole le spécialiste, qualifiant de "nulle" la représentation du métier au cinéma : "Ça fait du show, oui, mais le reste…"

Notre interlocuteur ne mâche pas ses mots pour critiquer la représentation du métier au cinéma.
Notre interlocuteur ne mâche pas ses mots pour critiquer la représentation du métier au cinéma. © SND

"Les autres d’abord, toujours"

"Ma vision des choses, c’est : d’abord la sécurité des gens environnants, la population civile, ensuite c’est nous, militaires, mon équipe, et après, en dernier, c’est moi. C’est les autres d’abord, toujours", assure le chef d’équipe, sans hésiter. "Je prendrai les risques pour résoudre le problème, ça veut dire que je dois avoir en tête que peut-être je vais devoir me mettre en danger pour pouvoir protéger les autres. Ça doit être clair, net et précis dans la tête de tous les candidats ou les EOD qui font ce travail. Et tout le monde le dira. Ici, on le sait bien. Oui, parfois, on va faire des choses dangereuses, et oui, parfois, on va mettre notre vie dans la balance", clame l’intrépide. "Il faut savoir que ça reste un métier dangereux, avec quand même des décès, tant en Belgique qu’à l’étranger. Mais le risque est une donnée comme une autre, c’est quelque chose à analyser", relativise-t-il.

Au fond, le risque est une donnée à analyser.
Au fond, le risque est une donnée à analyser. © Sébastien Cools

Mais vous êtes fous !

Ces propos héroïques ne feront probablement pas changer la vision habituelle du monde civil sur la profession. "Quand je dis 'On fait sauter ça et ça', 'Je plonge et on enlève des obus', (mes proches) se disent que c’est dangereux. Oui, c’est dangereux, mais c’est un métier comme un autre, et il faut bien que quelqu’un le fasse", justifie le quadragénaire, marié et père de famille, concédant toutefois que c’est difficile de se mettre à la place des siens. "Je pense que c’est toujours plus dur pour les gens qui sont à l’extérieur. Nous, on est pris dans le système, dans le boulot, dans l’équipe, dans l’ambiance. Les gens qui nous regardent, ils se disent 'Mais qu’est-ce qu’ils font ?', et ça, on le sait bien. Le monde extérieur se dit : 'C’est des fous'", s’amuse Nicolas Dubasin, explosant de rire.

Plonger pour enlever des obus, un métier de fou ?
Plonger pour enlever des obus, un métier de fou ? © Sébastien Cools

Stress et usure

Être résilient au stress et aux charges physiques fait aussi partie du métier, selon le plongeur, dont la santé est contrôlée tous les ans. "Est-ce que tout le monde peut le faire ? Je ne pense pas. Est-ce que ça a vraiment un impact sur nous ? Oui, on le voit bien, certainement chez les plongeurs : ceux qui partent à la pension, ils ne sont plus dans le même état que quand ils sont entrés à la Défense. On sait bien que ça use énormément les organismes : les genoux, le dos, … Mais c’est à nous aussi de prendre soin de nous", sait le militaire, citant le sport pour s’entretenir, voire éliminer les tensions.

La dimension physique de la profession use les organismes.
La dimension physique de la profession use les organismes. © Sébastien Cools

Un salaire relativement à la hauteur, selon les jours

"Chez nous, généralement, ceux qui rentrent terminent ici. Les sous-officiers, nous, ce qu’on veut, c’est terminer à l’unité", nuance le team leader. Au salaire de base déterminé par son ancienneté et son grade s’ajoutent dans son cas des primes comme EOD, comme plongeur et pour son bilinguisme. "Est-ce que c’est assez ? Oui et non. Tout est relatif. Il y a des jours où j’ai envie de dire oui, quand je fais des interventions faciles, où je n’ai pas de souci. Il y a des jours où, honnêtement, c’est quand même compliqué", confie le travailleur, s’estimant malgré tout heureux du réalignement des salaires militaires par rapport aux fonctions de la sécurité et parlant d’une fourchette redevenant acceptable. "On a déjà eu des journées de folie totale -avec plusieurs interventions, évacuation, plan d’urgence, perquisition- où on se demande si ça va s’arrêter à un moment", se souvient-il.

Certains jours, "on se demande si ça va s’arrêter à un moment", selon le démineur.
Certains jours, "on se demande si ça va s’arrêter à un moment", selon le démineur. © Sébastien Cools

En stand-by 24/7 ou rappelable dans l’heure

D’après Dubasin, en moyenne, sur les dix dernières années, l’unité réalise entre 3000 et 3500 interventions sur munitions conventionnelles des deux conflits sur le territoire national, représentant entre 180 et 220 tonnes de munitions annuellement, ce à quoi il faut encore ajouter l’IEDD (pour "Improvised Explosive Device Disposal"), à savoir les interventions sur les engins explosifs improvisés, liés au grand banditisme ou au terrorisme, soit entre 100 et 150 interventions annuelles. Actuellement, on compte approximativement 180 membres brevetés EOD, les plongeurs étant à une cinquantaine. Le bataillon est divisé en trois compagnies avec trois localisations distinctes, les deux autres étant Poelkapelle, plus spécialisée Première Guerre mondiale autour du saillant d’Ypres, et Zeebruges, avec notamment l’école de plongée. "À Meerdael, on va retrouver l’école EOD, où on forme le personnel, et tout ce qui est permanence 'engins improvisés'. On a une équipe qui a un appartement au quartier et qui dort ici pendant une semaine, plus encore deux équipes qui peuvent rentrer à domicile mais qui sont rappelables dans l’heure, et également toute la constitution d’une compagnie normale avec l’enlèvement de munitions conventionnelles, chaque compagnie ayant une permanence rappelable pour cet enlèvement", détaille le plongeur. "Chaque fois, ce sont des semaines complètes qu’on doit aménager dans nos plannings. Si c’était juste ça, ce serait encore relativement facile", commente le team leader, pointant les cours donnés et reçus à l’étranger, parfois organisés avec plusieurs pays, ce qui a des implications supplémentaires.

Au dernier recensement, on comptait un peu plus de 200 membres brevetés EOD, les plongeurs étant à une cinquantaine.
Au dernier recensement, on comptait un peu plus de 200 membres brevetés EOD, les plongeurs étant à une cinquantaine. © Sébastien Cools

Des tenues de 40 kilos, mais surtout des robots

Toutes les alertes qui arrivent à Meerdael partent de la police, premier filtre à déterminer le caractère suspect d’un colis. L’équipe envoyée fera l’analyse sur place. "Chaque intervention est différente. On n’a jamais un copié-collé d’une intervention en se disant 'C’est pareil'. Ce n’est jamais pareil. Même le terrain ou la localisation va nous donner une manière d’intervenir qui sera totalement différente", insiste l’adjudant Dubasin. Les opérateurs sont protégés au moyen de tenues lourdes, avec des couches de Kevlar, qui pèsent environ 40 kg. "Ça reste le 'dernier moyen'. On essaie toujours d’utiliser les moyens télécommandés. C’est pour ça qu’on a énormément de robots", dévoile le démineur. La taille de la machine utilisée sera déterminée en fonction de l’accessibilité des lieux. La protection est plus compliquée en plongée, mais la marine utilise des robots aussi, l’intervention à distance n’est pas impossible.

Les moyens télécommandés sont toujours privilégiés, les lieux déterminant la machine utilisée.
Les moyens télécommandés sont toujours privilégiés, les lieux déterminant la machine utilisée. © Sébastien Cools

Un défi constant

Dans l’ensemble de choses qu’il apprécie dans son travail, Nicolas Dubasin aime ne pas avoir de journée type, donc pouvoir être encore surpris. Il mentionne aussi le travail d’équipe et la complicité qui s’installe, le défi de ne pas rester figé dans ses connaissances et la remise en question associée. "Ça reste un challenge constant et je pense que c’est ça qui est intéressant dans le boulot, cette espèce d’émulation", observe le démineur. "Il ne faut jamais se dire : 'C’est bon, je connais'. La suffisance, chez nous, c’est le pire des dangers", juge le technicien. "Toutes les missions sont différentes. Au final, toute expérience est bonne à prendre", répète-t-il. "Si on s’attend à être déployé pour faire des combats et lutter contre le terrorisme, on va être déçu d’office. Ce n’est pas ça, la philosophie qu’il doit y avoir derrière. C’est plutôt de pouvoir se dire : 'Le jour où on a besoin de moi, je serai là'."

Sur ce site, l’opération devrait durer encore plusieurs années.
Sur ce site, l’opération devrait durer encore plusieurs années. © Sébastien Cools

Des obus jusqu’à 35 kilos

Au terme de l’interview, après une visite de la caserne et une présentation du matériel, nous avons pu assister à une plongée sur un site anversois, visité régulièrement depuis qu’un pêcheur à l’aimant en a sorti des munitions pendant la crise Covid, et dont la localisation ne sera pas révélée justement pour éviter que d’autres ne l’imitent. "Initialement, on a effectué la plupart de l’enlèvement des munitions qui étaient posées sur le fond, tout ce qui était petits calibres, tout ce qui était possible de remonter à l’aimant. Là, il reste des gros calibres et toutes les munitions qui sont prises dans les sédiments, dans le fond de l’eau", a contextualisé l’adjudant Dubasin. L’opération devrait demander encore plusieurs années. Outre le chef d’équipe pour gérer la plongée et assurer l’analyse des munitions remontées, un plongeur dans l’eau et un deuxième plongeur en stand-by étaient aussi présents. Parmi les obus remontés ce jour-là, le plus lourd pesait 35 kg. "C’est difficile à manipuler sous eau et on flirte là avec les limites du physiquement possible à mains nues", admet le team leader.

Parmi les obus remontés, le plus lourd pèse 35 kg, soit les limites du possible, sous eau et à mains nues.
Parmi les obus remontés, le plus lourd pèse 35 kg, soit les limites du possible, sous eau et à mains nues. © Sébastien Cools

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