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En Irlande du Nord, les murs de la paix séparent toujours les catholiques et les protestants

Irlande du Nord : les murs de la paix séparent toujours catholiques et protestants (par L. Liégeois)

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Par Philippe Antoine

S’ils n’ont jamais eu pour vocation d’être une attraction touristique, ils sont devenus, au fil des ans, un incontournable lieu de visite, où s’arrêtent les touristes pour en prendre quelques photos. Mais ces murs, parfois hauts de plus de 7 mètres, qui coupent Belfast en deux sur une longueur totale de 13 km n’en gardent pas moins leur fonction de séparation des communautés catholiques et protestantes de la ville et tous les soirs, les différentes "portes" qui permettent de passer d’un côté à l’autre sont fermées jusqu’au lendemain matin.

Aux yeux de Michael Culbert, ancien membre de l’IRA et directeur de Coiste Na NIarchimí, une association qui facilite la réinsertion de prisonniers républicains, ces murs sont un vestige du conflit passé entre les républicains rêvant d’une réunification avec l’Irlande et les loyalistes résolument attachés à la couronne britannique. "Quand on pense aux murs, on se rend compte qu’ils ont été construits par le gouvernement britannique. Dans une certaine mesure, ils ont été construits pour arrêter les balles. Il n’y a plus de balles qui volent maintenant, alors les murs doivent être abattus. Le problème, c’est que les murs sont là depuis si longtemps qu’ils couvrent au moins deux, voire trois générations. Cela prendra du temps, mais les gens finiront par comprendre".

Belfast n’est pas Berlin

Mais à entendre Jonny Byrne, professeur de justice pénale à l’Université d’Ulster, ces murs semblent plutôt voués à rester : "Les gens pensaient qu’il y aurait ici un moment comme le mur de Berlin en termes d’enlèvement des murs, vous savez, les communautés sortiraient, prendraient des masses et feraient tomber les murs et il y aurait des pelleteuses. Cela ne s’est jamais produit et ne se produira jamais, car nous n’avons pas de structure de mur de Berlin ici. Les murs de la paix font désormais partie intégrante de l’environnement bâti et des communautés. On peut traverser des zones sans même savoir qu’ils sont là parce qu’ils font désormais partie des bâtiments et de l’architecture de ces communautés".

Des communautés qui vivent officiellement en paix depuis 25 ans et la signature de l’accord du Vendredi Saint, appelé aussi accord de Belfast, ce qui n’a pas empêché quelques épisodes tendus qui ont parfois fait craindre une résurgence de cette douloureuse époque. Mais comme l’explique Juliette Renard, doctorante en Sciences politiques à l’Université de Liège et spécialiste de l’Irlande du Nord puisqu’elle lui consacre une partie de sa thèse, le climat politique actuel n’est pas vraiment apaisé : "L’accord de paix de 1998 a mis en place un partage de pouvoir entre catholiques et protestants. Après les élections de mai 2022, le Sinn Fein, parti catholique nationaliste, est devenu le premier parti en Irlande du Nord, le tout sur un fond de Brexit qui a très fortement déstabilisé les relations au niveau politique. Le DUP, le premier parti unioniste protestant, a refusé de négocier pour former un gouvernement (les deux camps doivent obligatoirement s’entendre pour former le gouvernement) en mettant dans la balance le retrait du protocole nord-irlandais, ce protocole qui fait en sorte qu’il y a une frontière en mer d’Irlande, entre le Royaume Uni et l’île d’Irlande, pour éviter un retour d’une frontière physique entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande. Et depuis près d’un an, il n’y a pas de gouvernement".

Cette absence de gouvernement aux compétences pourtant cruciales puisqu’elles contiennent la santé et l’éducation génère donc des tensions. Mais la doctorante liégeoise apporte cette nuance : "Du point de vue de la population en général, la situation depuis l’accord de paix a fortement évolué : il y a une diminution de la violence, et surtout, une condamnation par la majorité de la population et aussi des responsables politiques des épisodes violents qui ont resurgi il y a deux ans à cette période-ci, autour de Pâques". Les violences ont été condamnées par les deux communautés l’ont condamné. Régulièrement, des jeunes dissidents républicains se retrouvent à Derry/London-derry pour célébrer à leur manière l’insurrection de 1916 contre les occupants britanniques, ce fut encore le cas ce 10 avril 2023. Mais malgré ces quelques épisodes de tensions, l’évolution de la situation au fil des années est relativement positive.

© AFP or licensors

Les populations précarisées ont le sentiment d’avoir été oubliées

Mais Juliette Renard tient à souligner un facteur souvent négligé lorsque l’on regarde la question nord-irlandaise, celui des populations précarisées. "D’après beaucoup de recherches", explique-t-elle, "ce qui freine l’avancement de ce processus, c’est qu’il est à plusieurs vitesses. Il y a en Irlande du Nord des communautés qui restent marginalisées, les populations les plus précarisées socio-économiquement au moment de l’accord de paix sont, 25 ans plus tard, toujours aussi précaires. Il y a donc le sentiment, au sein de certaines communautés, d’être laissées-pour-compte, que ce soit chez les protestants ou chez les catholiques. Mais cela se ressent surtout dans la communauté protestante unioniste, où l’influence de groupes paramilitaires, des groupes aujourd’hui criminels plutôt que politiques et qui utilisent la cause politique pour se légitimer au sein de la communauté est parfois importante. Dans ma recherche lors d’entretiens avec des jeunes, certains m’ont affirmé que des groupes paramilitaires étaient en train de recruter activement, ce qui est interpellant. Il y a une forme de radicalisation auprès d’une population très jeune, des gens qui n’ont pas vécu la période de violence, comme s’il y avait une sorte de romantisation du conflit et du rôle que pouvaient avoir ces groupes paramilitaires, notamment dans ce contexte où une partie de la population est précarisée et n’a finalement rien gagné dans l’accord de paix".

Le processus de paix avance, lentement

Que sont 25 ans à l’échelle de l’histoire d’un pays ? En Irlande du Nord, ce quart de siècle du processus de paix marque certes une étape importante mais personne n’ignore que le chemin est encore long. Et de part et d’autre de la frontière, il existe une volonté de réconciliation. "Il y a beaucoup d’initiatives portées sur le terrain qui donnent des résultats très positifs" explique Juliette Renard. "Il y a de plus en plus de couples mixtes, il y a des amitiés à travers le clivage qui existait par ailleurs, mais il y a toujours cette précarisation et le fait que, structurellement, la société est assez fort divisée, les gens vivent séparés, il y a toujours des murs dans des villes comme Belfast et London-derry/Derry, les enfants vont à l’école dans des réseaux scolaires distincts et il n’y a pas un récit qui est commun".

BRITAIN-ULSTER-FRESQUES
BRITAIN-ULSTER-FRESQUES © 2003 AFP

Ce dont aurait sans doute besoin la province britannique, c’est d’un leadership politique. Mais selon la doctorante de l’Uliège, cela manque et cela se ressent. "Les politiques jouent toujours avec la rhétorique conflictuelle" dit Juliette Renard. "Et il faudra arriver dans une seconde étape du processus de pacification qui est de répondre aux vraies questions. Il n’y a peut-être plus de violences, mais il y a toujours une concurrence des deux "nationalismes" qui continuent, avec d d‘autres moyens. Dans l’espace public, il y a énormément de messages politiques, de peintures politiques qui glorifient certains acteurs violents du passé. Les questions à la base du conflit n’ont pas été réglées, et comme le Brexit ouvre la possibilité maintenant de modifications dans le Royaume-Uni plus le fait que les catholiques deviennent majoritaires et donc premier parti, et potentiellement une ouverture de la question d’une Irlande unie, c’est vraiment un moment d’instabilité extrême. L’absence de coopération au point de vue politique fragilise énormément les relations. Certains savent ce qu’il faut dire pour aller dans une direction ou dans une autre, ce que j’appellerais une forme d’instrumentalisation".

C’est sans doute le paradoxe de cet accord de paix du Vendredi Saint : en obligeant les partis politiques à se déclarer nationalistes ou unionistes et à collaborer pour le partage du pouvoir, on a laissé peu de place à une troisième voie. Les nationalistes et les unionistes n’ont pratiquement pas d’autre choix que de faire campagne sur ces questions-là.

Sur le même sujet : extrait du JT du 11/04/2023

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