"Depuis deux ans, je n’ai jamais utilisé mon nom dans une agence de presse ou une télévision. Je n’apparais pas sur les réseaux sociaux. Je reste aussi discret que possible." Nous l’appellerons Saafi, un pseudonyme bien évidemment. Il exerce un des métiers les plus dangereux que l’on puisse imaginer : journaliste indépendant dans l’Afghanistan des talibans.
Une chape de plomb est retombée sur le pays depuis leur retour au pouvoir en août 2021. Ils ont rétabli le régime islamiste le plus fermé du monde. De nombreux afghans éduqués ont fui le pays, dont des journalistes.
Aujourd’hui, ces journalistes tentent de continuer à informer sur ce qui se passe en Afghanistan, qu’ils soient restés au pays ou établis en Occident. Le ministère belge des Affaires étrangères a lancé un programme de soutien à une centaine de ces journalistes pour les aider à exercer leur métier. Trois d’entre eux participent actuellement à la vie de la rédaction de la RTBF.
"C’est un combat que je veux mener"
Saafi arrive de Kaboul où il est resté en raison de sa "profonde affection" pour l’Afghanistan. Il a eu l’occasion de voyager à travers le monde, a vécu aux États-Unis, mais n’a jamais envisagé de vivre ailleurs que dans son pays.
"Je le vois aussi comme un défi, comme un combat que je veux mener", explique le journaliste. Même si sa vie est en danger chaque jour. "Je ne me sens pas en sécurité. Je n’utilise jamais mon nom quand j’écris un article. C’est beaucoup trop dangereux. Si vous publiez quelque chose sur votre Facebook ou Twitter, les talibans vous recherchent. Je reste en Afghanistan et j’essaie d’y survivre le plus longtemps possible, aussi longtemps qu’ils me laissent y vivre. Mais je n’y suis plus en sécurité comme avant."
Les réseaux sociaux, principale source d’infirmation
L’information libre sur l’Afghanistan n’est désormais plus publiée depuis le pays lui-même. "Heureusement, les talibans ne peuvent pas contrôler les réseaux sociaux", sourit Saafi. "Ils sont devenus la principale source d’information à l’intérieur du pays pour comprendre ce qui se passe. Des journalistes afghans travaillent depuis l’étranger pour les alimenter, mais avec des gens sur le terrain. Je connais une agence qui a des reporters dans les 34 provinces du pays. Vous ne lirez jamais leurs noms, mais ils écrivent des articles tous les jours. Ces contenus sont publiés sur des plateformes digitales depuis les États-Unis ou l’Europe."
Les nombreux journalistes afghans qui ont fui le pays vers les États-Unis, le Canada ou l’Europe ont créé leurs propres sites d’information sur l’Afghanistan. Saafi collabore avec plusieurs de ces médias, comme Amu TV.
La liberté de publier, à l’étranger
"Nous avons des collègues très courageux qui continuent à travailler en Afghanistan, sans se montrer", confirme Mohamad Shabir Ahmadi. Lui a fui le pays en août 2021 pour s’établir en Espagne. "Ceux qui sont à l’extérieur du pays bénéficient de la liberté pour parler de ce qui se passe à l’intérieur. Mais nous qui sommes en Europe, nous avons besoin de nos collègues basés en Afghanistan qui nous fournissent les informations et les sources. Et nous continuerons jusqu’à ce qu’il y ait un grand changement en Afghanistan."
Avant l’arrivée des talibans, Mohamad et Saafi travaillaient tous les deux pour la principale chaîne de télévision afghane indépendante, Tolo News. Malgré les violences qui ont toujours existé, il était possible d’assurer une information indépendante. Mais tout a changé lorsque les talibans ont avancé, à la suite du départ des troupes américaines.
Le 15 août 2021, journée noire
Mohamad était chef d’édition de Tolo News. Il se souvient en particulier de cette journée du 15 août 2021, lorsque les nouveaux maîtres du pays sont entrés dans Kaboul. "C’est une journée noire que je n’oublierai pas. Nous avions peur de ce qui allait arriver à nos collègues, en particulier les femmes qui travaillaient avec nous. Je les ai renvoyées à la maison. C’étaient des journalistes très courageuses, elles voulaient poursuivre leur travail. Les talibans sont entrés dans les locaux de Tolo News, en désarmant nos gardes. Ils nous ont interrogés, sans nous frapper. Mais psychologiquement, nous étions blessés. C’était la fin de 20 années de progrès pour l’Afghanistan. Personnellement, j’ai dû quitter le pays une semaine plus tard, avec le cœur lourd. Je vis désormais en Europe, mais mon cœur est toujours à Kaboul."
Saafi souligne que le milieu des médias afghans était particulièrement dynamique avant l’arrivée des talibans, avec un niveau de qualité généralement supérieur aux médias pays voisins. Ils parvenaient à jouer leur rôle de contre-pouvoir : "ils pouvaient changer des politiques, pousser le gouvernement à agir, renforcer les femmes et tous les citoyens. La marque visible des 20 années de progrès démocratique en Afghanistan, c’était ce dynamisme des médias, même s’ils évoluaient dans un des pays les plus compliqués du monde."
Femme et journaliste
Elle aussi journaliste, Manizha Khanzada s’est immédiatement sentie menacée lorsque les talibans ont pris le pouvoir. "Leur arrivée a totalement changé nos vies. Nous étions en danger. J’ai été évacuée vers l’Allemagne. J’ai perdu tout ce que j’avais. Durant six mois, je suis tombée dans une profonde dépression. Ça m’a pris du temps pour m’adapter à ma nouvelle vie en Allemagne, apprendre une nouvelle culture, une nouvelle langue. Sans la langue, tout ce que j’ai appris, toute mon expérience ne compte pas. Aujourd’hui, je vais mieux. Je me suis adaptée. Je serai bientôt diplômée en langue allemande, et je pourrai l’enseigner aux nouveaux arrivants dans le pays. "
Manizha suit avec inquiétude toutes les restrictions imposées aux femmes dans son pays. "Avant l’arrivée des talibans, il y existait déjà des difficultés culturelles pour les femmes en Afghanistan. Mais elles pouvaient aller à l’université, travailler, être journaliste, apparaître à la télévision. Après l’arrivée des talibans, les choses ont dégénéré. Je suis toujours en contact avec mes anciennes collègues en Afghanistan. Je peux dire qu’elles sont très fortes, elles ne perdent pas le moral, qui reste haut. Elles veulent travailler à tout prix, enseigner à l’université, à l’école, dans des centres de formation. Mais elles veulent sortir de chez elles et aider les autres. Elles affrontent beaucoup de difficultés !"
La censure des talibans
De nombreux médias afghans ont désormais fermé leurs portes, soit en raison de la crise économique, soit sur ordre des talibans. Les médias qui restent actifs sont étroitement surveillés par le régime des talibans. "Des agents des renseignements sont présents dans chaque média, explique Saafi. Tous les articles sont examinés avant publication. Officiellement, ils vérifient si les contenus sont conformes aux normes culturelles et religieuses du pays. Mais c’est en fait de la censure. Ils ne laisseraient passer aucune critique contre les talibans."
Pour remplir leur mission, les journalistes doivent ruser et établir des collaborations entre ceux qui sont restés au pays et ceux qui sont établis à l’étranger. Il y a une demande pour ces informations, affirment les journalistes afghans : leurs médias basés en Occident sont suivis depuis l’intérieur du pays. La jeune génération éduquée en particulier a grandi dans un pays où il existait une grande liberté. Ils ont compris que les médias basés au pays ne sont plus fiables et qu’ils doivent trouver l’information ailleurs.
"Malgré la censure en Afghanistan, nous parvenons encore à informer le public sur ce qui se passe vraiment dans le pays et ce que les talibans font, explique Mohamad. Et nous y arrivons. Le pays n’est pas un trou noir où il n’y aurait plus de place pour l’information. Les gens reçoivent l’information, et c’est très important. Malgré les difficultés, nous continuons. Avoir des médias libres et informer les gens, c’est une forme de résistance. Le chemin est encore long, mais c’est notre façon de préparer l’avenir."