"Je pense qu’une partie des inscrits suivent le cours en signe de protestation, poursuit Irina Klutchovska. La langue est un marqueur qui nous différencie du pays agresseur. Beaucoup d’entre eux ne veulent simplement pas qu’on les associe à la Russie."
Contrer la propagande russe
Informés de notre présence lors de cette première session, plusieurs participants acceptent d’expliquer leur démarche. Natalia, psychologue ukrainienne née en Russie, veut d’abord démentir la propagande russe qui affirme que les russophones d’Ukraine seraient victimes de discriminations, voire d’un génocide.
"C’est aussi une guerre de l’information", dit Natalia, en racontant qu’elle envoie des vidéos à sa famille en Russie. Elle se filme parlant russe dans des magasins ukrainiens, pour démontrer que cela ne pose aucun problème. Mais désormais, elle veut abandonner sa langue : "Il faut que l’on nous comprenne, nous les russophones : nous n’avons pas peur de parler russe, nous en avons honte !" La honte de parler la langue des soldats étrangers qui martyrisent le pays.
"Parlons ukrainien !"
De nombreux professeurs d’ukrainien ont proposé leurs services, pour donner ces cours gratuits, qui sous forme de discussions de groupe en ligne.
Alina est l’une de ces enseignants volontaires. Elle vit à Hotomel, à l’Ouest de Kiev, là où les Russes ont envahi l’Ukraine fin février. La guerre a transformé sa vision de son pays, et de sa langue : "J’ai compris sous l’occupation que les trois piliers sur lesquels se base ma conscience : la langue, l’armée, et la foi. La langue constitue le socle de base de notre victoire. Donc parlons ukrainien !"
Une langue déconsidérée
La langue ukrainienne n’a pas toujours eu ce statut de bouclier, d’instrument de résistance. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le russe était la langue de l’émancipation et des grandes villes ; l’ukrainien, une langue de seconde zone, populaire et rurale.
Tatiana s’est inscrite à ce cours d’ukrainien, parce qu’elle veut retrouver la fierté de parler correctement la langue officielle du pays : "Quand la guerre a éclaté, quelque chose a basculé pour moi : la conviction que nous devons tous passer à l’ukrainien, notre langue nationale. C’est notre identificateur. Je voudrais que les Ukrainiens qui hésitent encore comprennent que leur langue est tellement importante, tellement jolie ! Il ne faut pas la mépriser. Il faut être fier de pouvoir la parler et d’appartenir à cette nation."
Le nationalisme ukrainien des russophones
Ce nouveau nationalisme ukrainien des russophones a déjà fait son apparition en 2004, lors de la révolution orange. Dans la foulée, la langue ukrainienne regagne progressivement ses lettres de noblesse.
Mais Vira, une autre étudiante, estime que l’invasion russe du pays imprime un tournant. "Je vois ces derniers temps à quel point les gens s’intéressent à la langue ukrainienne. Je suis désolée qu’il ait fallu cette guerre pour que les gens prennent conscience de l’importance de parler ukrainien, et de penser en ukrainien."
Retrouver ses racines
De nombreux russophones disent avoir compris désormais que la langue russe les a coupés de leurs racines. C’est le cas de Viktoria. Elle a été élevée en russe, à Donetsk, ville de l’est où une république pro-russe a été proclamée. "A l’école, j’étais dans une classe en ukrainien, se souvient-elle. Ma grand-mère me chantait des chansons en ukrainien. Mais nous parlions une forme de russe avec des sons typiquement ukrainiens. Parler russe, c’était mieux vu. Si tu parles un bon russe, cela prouve que tu es bien éduqué, que tu es quelqu’un de bien, avec qui ça vaut la peine de discuter."
Viktoria est aujourd’hui installée à Kiev, avec son jeune fils. "A présent, la question de la langue est pour moi une question d’identité. C’est devenu très important de parler ukrainien. Quand j’ai le choix entre le russe ou l’ukrainien, l’ukrainien est une évidence."
Je ferai tout mon possible pour donner à mon fils ce que moi, je n’ai pas reçu, ce qu’on m’a enlevé.
Tout en s’exprimant en russe, elle nous explique qu’elle veut désormais changer de langue, et apprendre à son fils celle de ses ancêtres. "Mon fils a 6 ans. Quand nous avons déménagé à Kiev, il est allé à l’école maternelle. Nous discutions avec des gens dans la rue, sur les plaines de jeu, dans les magasins. Mais mon fils ne comprenait pas l’ukrainien. A part sa grand-mère, personne ne lui parlait cette langue. Je me rends compte que j’en suis responsable. Cette carence vient de moi, et je dois la combler. C’est une identité que je ne lui ai pas transmise. Désormais, par exemple, nous écoutons des chansons en ukrainien. Il parle déjà un mélange de russe et d’ukrainien. Le moment viendra où il fera clairement la différence entre les deux. Et un jour il parlera anglais, chinois… Que sais-je ? Mais il saura toujours que l’ukrainien est sa langue, et qu’il est ukrainien. Je ferai tout mon possible pour donner à mon fils ce que moi, je n’ai pas reçu, ce qu’on m’a enlevé.”
L’histoire de Viktoria n’est pas une exception, appuie Nazar Denshishin, philologue et coordinateur de ces cours d’ukrainien à Lviv : "Nous constatons que la plupart des étudiants qui se sont inscrits au cours sont russophones, mais ethniquement ukrainiens. La langue maternelle de leurs grands-parents, de leurs arrière-grands-parents était l’ukrainien. Mais l’influence russe sous l’Union soviétique a poussé leurs parents à passer à la langue russe. En ce moment, il y a un retour de ces personnes vers la langue ukrainienne."
La gêne de mal parler
La guerre a de plus provoqué de vastes mouvements de populations, de l’est, plus russophone, vers l’ouest, plus ukrainophone. "Dans la région de Lviv, il y a beaucoup de personnes déplacées. Nous avons vu comment ils communiquent au magasin ou comment ils demandent leur chemin en rue. Et nous avons compris à quel point c’est inconfortable pour eux de vivre dans une ville de langue ukrainienne", témoigne Irina Klutchovska, la directrice de l’Institut. C’était le point de départ de son initiative, qui a pris une ampleur inattendue.
Les russophones osent rarement parler ukrainien, langue dans laquelle ils se sentent maladroits. Il n’est pas rare d’entendre des conversations bilingues : chacun parle sa langue et comprend celle de l’autre. Mais de plus en plus de russophones se décident à abandonner leur langue maternelle.
"Nous avons entendu leur demande d’améliorer leur niveau d’ukrainien, et de passer à la langue nationale, poursuit Nazar Denshishin. Pour que dans la nouvelle Ukraine, après la victoire, ils puissent communiquer dans cette langue. On s’attend à une augmentation naturelle du nombre d’ukrainophones, sans la moindre pression, sans ukrainisation forcée. Le succès de notre club en est la preuve."