Guerre en Ukraine

Enquête : la Belgique protège-t-elle le secteur du diamant russe ?

Anvers : les diamants russes

Pour voir ce contenu, connectez-vous gratuitement

À quelques jours de l’annonce du 10e paquet de sanctions européennes, les diamants russes ne devraient toujours pas y figurer. Premier pays de destination de ces pierres précieuses, la Belgique cherche à défendre ses intérêts et ceux des diamantaires anversois en prônant une traçabilité internationale. Mais les diamants russes continuent à affluer en Europe, et à des prix records.

Les façades de la Hoveniersstraat ne payent pas de mine. Et pourtant, c’est ici le cœur de l’industrie du diamant à Anvers. À quelques pas de la gare, sous les échafaudages et les étages inhabités, étincellent des dizaines de vitrines de joailliers remplies de diamants. Les nombreuses caméras de vidéosurveillance disposées tous les quelques mètres attestent de la valeur des transactions qui s’opèrent là. Près de 40 milliards de dollars transitent chaque année dans cette rue.

C’est peu dire que le secteur du diamant est un poids lourd pour Anvers et l’économie belge en général.

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky avait visé juste en interpellant directement les parlementaires belges le 31 mars 2022 : "Dans notre lutte contre cette tyrannie qui veut diviser l’Europe et tout ce qui nous unit", subsistent "ceux pour qui les diamants russes vendus à Anvers sont plus importants".

Loading...

Depuis cette allocution, les paquets de sanctions contre la Russie se succèdent sans que les diamants russes ne soient intégrés. Ce vendredi 24 février, jour du premier anniversaire de l’invasion russe en Ukraine, le secteur des diamants russes devrait toujours briller par son absence.

L’équipe Décrypte a mené l’enquête pour comprendre comment l’Europe et surtout la Belgique argumentent et maintiennent cette position. Et nous avons découvert que tous les arguments ne se valaient pas.

Combien pèse le diamant russe à Anvers ?

En 2022, 21% des diamants qui arrivaient à Anvers provenaient de Russie, selon le SPF Economie.

Lors de son allocution le 27 janvier dernier, Alexander De Croo a affirmé que "tandis que le volume de diamants russes a diminué de 80% vers la Belgique depuis le début de la guerre, le volume des exportations russes n’a pas diminué". Entre 2021 et 2022, la baisse avoisine les 50% toujours selon le SPF Economie.

L’anticipation d’un embargo sur d’autres matières premières russes que le pétrole, décidé en mai 2022, aurait incité "certains acteurs du secteur à constituer des réserves" précise Etienne Mignolet, porte-parole du SPF Economie. Suite au refus de certaines banques, après le 24 février 2022, de financer les paiements d’acheteurs de diamants russes, il y aurait eu une "pénurie temporaire", comme l’explique le média Bloomberg. Le chercheur Hans Merket, chercheur à l’IPIS, un Institut de recherche sur le commerce des armes et des ressources naturelles, indique que "des contrats à plus long terme ont été conclus avant que la guerre n’éclate".

La baisse des quantités importées durant les premiers mois de la guerre n’est en aucun cas liée à une quelconque sanction européenne.

"C’est l’embargo américain sur les diamants bruts et la réticence de certains clients à acheter des diamants russes qui expliquent cette baisse", avance Filip Reyniers, directeur de l’IPIS (International Peace Information Service). Selon les informations d’un article de Bloomberg, c’est la combinaison du risque de change et de la volatilité au début de la guerre en Ukraine qui aurait fait peur aux banques d’investir dans les diamants russes, malgré les efforts déployés par les négociants en diamants, notamment indiens. Troisième pays importateur de diamants russes en 2020, l’Inde a vu ses importations de diamants russes effectivement baisser de 40% depuis avril 2022, lit-on dans Bloomberg.

Loading...

Seuls les chiffres officiels jusqu’à novembre 2022 sont disponibles. Mais il semblerait que la donne ait changé depuis.

Nous nous sommes procuré des données en primeur du principal lobby diamantaire anversois, l’Antwerp World Diamond Center (AWDC) : les importations de diamants russes en valeur continuent de trouver leur chemin vers Anvers, retrouvant même ses niveaux d’avant-guerre pour janvier 2023.

Toujours selon nos informations, ces chiffres sont corroborés par l’association des diamantaires AWDC.

Cette dernière, comme le gouvernement, avance le même argument pour expliquer ce rebond en janvier 2023 : l’effet Noël/ Saint Valentin. Selon Avi Tetro, joaillier anversois, la demande de diamants a bondi entre Noël et la Saint Valentin : "Nous avons deux saisons hautes, une pendant l’été et l’autre pendant l’hiver. Cet hiver nous avons plus ou moins vendu autant qu’à la même période l’an passé".

© Images Vooruit de AWDC

Où va l’argent des diamants russes ?

Une somme d’argent qui atterrit dans les caisses d’une grande entreprise russe : Alrosa. L’entreprise leader mondial dans l’extraction, Alrosa, propriété du Kremlin à 33%, n’y générait pas moins de 36% de ses revenus.

C’est pour cette raison que certains politiciens et observateurs s’inquiètent que ces revenus ne viennent financer la guerre en Ukraine.

D’un côté, nous soutenons l’Ukraine et de l’autre nous finançons la Russie et la guerre. Et ça, ce n’est pas acceptable.

Vicky Reynaert (Vooruit)

Pour l’eurodéputée belge Kathleen Van Brempt (Vooruit), il est urgent d’agir. "Si vous voulez mettre fin à la guerre en Ukraine, vous devez casser la machine de guerre militaire russe et couper tous ses fonds", indique-t-elle.

Son homologue à la chambre des représentants, la députée fédérale, Vicky Reynaert (Vooruit) pointe du doigt la position ambiguë de la Belgique : "Via le commerce des diamants, Anvers finance vraiment la guerre contre l’Ukraine. C’est le gros problème avec le commerce du diamant. D’un côté, nous soutenons l’Ukraine et de l’autre nous finançons la Russie et la guerre. Et ça, ce n’est pas acceptable".

Et la Belgique ne pousse pas vraiment l’Union à prendre des mesures.

Comment se positionne la Belgique ?

Le Premier ministre belge Alexander De Croo a publiquement insisté sur le fait que son pays ne bloquerait pas une interdiction des diamants bruts russes.

Sauf que tout le monde n’est pas dupe. Parmi ceux qui doutent figure Roland Papp de Transparency International. Selon lui, c’est bien sous pression de la Belgique "en coulisses" que les diamants russes ne sont jamais arrivés jusqu’à l’étape du vote au Conseil de l’UE.

Officieusement, nous entendons dire que c’est la Belgique qui a fait pression pour que l’UE n’interfère pas dans ce secteur.

Hans Merket, chercheur à l’IPIS

Petit retour en arrière le 5 octobre 2022 précisément. Ce jour-là, le Conseil de l’UE adopte le huitième train de sanctions contre la Russie. Ces mesures étendent la liste des sanctions à un ensemble de secteurs économiques et de personnalités russes. Le site d’information EUObserver révèle alors que "la Commission européenne avait prévu d’inscrire sur la liste noire le géant russe de l’extraction de diamants Alrosa". Avant de finalement faire volte-face : "le nom d’Alrosa a été retiré de la liste alors que les diplomates se rapprochaient d’un accord". Cette entreprise, l’entreprise leader mondial dans l’extraction, est détenue à 33% par l’Etat russe.

Du côté de l’UE, on avance que "les délibérations des instances préparatoires du Conseil qui décident de l’inscription et de la radiation, ne sont pas des informations publiques" selon la porte-parole du Conseil de l’UE, Maria Daniela Lenzu.

Ces instances préparatoires se trouvent au Service d’Action Extérieure de la Commission européenne (SEAE), c’est là qu’est constitué le brouillon des nouveaux paquets de sanctions contre la Russie. Celui-ci est ensuite envoyé au Conseil de l’UE, composé des 27 ministres des Affaires étrangères, qui doit l’adopter à l’unanimité. Pour s’en assurer, le SEAE "essaie de ne proposer que des éléments qu’il sait acceptables pour les États membres", explique Roland Papp, de Transparence International, qui ajoute "ce qui n’est pas une procédure transparente".

"Officieusement, ajoute Hans Merket de l’IPIS, nous entendons dire que c’est elle qui a fait pression pour que l’UE n’interfère pas dans ce secteur". Impossible de le prouver.

Selon une source fédérale : "La Belgique ne s’est jamais exprimée sur les sanctions contre Alrosa".

Le gouvernement argue que des sanctions européennes sur les diamants russes n’auraient pas l’impact escompté : amoindrir la Russie sans fragiliser l’Europe ou un État en particulier, à savoir ici, la Belgique. "Le but des sanctions, c’est de faire mal au portefeuille de la Russie, pas de se faire mal à nous-même", indique une source gouvernementale.

Les arguments des diamantaires sont-ils valides ?

Les lobbys ont été très efficaces pour faire passer ce message au gouvernement.

Eux aussi redoutent un embargo sur les diamants russes. Ils estiment que ces sanctions entraîneraient la perte de 10.000 emplois à Anvers. Un argument qui n’est pas valable selon certains experts.

"Ce chiffre est bien trop surestimé", a vérifié Hans Merket de l’IPIS. D’abord, ils ne sont pas très récents, selon lui. Citant l’une de ses études, le chercheur indique que pour calculer le nombre total d’emplois dans le secteur du diamant anversois, l’AWDC se base sur une formule mathématique issue d’une étude réalisée en 2008 par la KU Leuven. Cette dernière avait calculé que le nombre total d’emplois dans la région d’Anvers avoisinait les 34.000.

Ce chiffre, par ailleurs largement critiqué à l’époque, est pourtant bien loin du dernier recensement officiel effectué par la ville d’Anvers entre 2010 et 2021.

En dix ans, 25% de diamantaires ont quitté Anvers

Tom Neys, le porte-parole de l’AWDC

Dans ce recensement que Décrypte a pu se procurer, il est indiqué qu’en 2019, la ville d’Anvers comptait 2308 entreprises diamantaires – dont 75% d’entrepreneurs indépendants actifs – qui employaient 1839 salariés, soit une baisse de près de 25% en dix ans. Cette baisse est liée au départ de nombreuses entreprises de taille et de polissage de diamants, vers l’Inde ou Dubaï, qui "ne voulaient pas se conformer aux lois contre le blanchiment d’argent, aux nouvelles normes et aux règles de conformité qui ont été mises en place en Europe", explique Tom Neys, le porte-parole de l’AWDC. Des arguments qui donnent une idée de la mentalité dans le milieu. Mais pour Tom Neys, ces départs ont été remplacés par d’autres professions : "avocats, consultants, chargés de conformité".

En tenant compte de tous ces éléments, le chercheur de l’IPIS estime "de façon raisonnable" que le nombre total d’emplois directs et indirects du secteur diamantaire anversois se situe quelque part entre 3000 et 4000. Et non pas à 34.000 comme l’étude de la KU Leuven sur laquelle se base l’argumentaire des lobbys.

Sur ces quelques milliers d’emplois, combien seraient impactés par d’éventuelles sanctions sur les diamants russes ? Hans Merket estime ces pertes à quelques centaines d’emplois et "uniquement si cette industrie ne se tourne pas vers d’autres marchés, notamment africains, pour compenser les importations perdues" selon lui. Bien loin donc des 10.000 annoncés par l’AWDC.

Au gouvernement, on avance que calculer le nombre d’emplois qui pourraient être impactés par ces éventuelles sanctions "n’est pas si simple". "Si les diamants russes représentent un tiers des importations totales de diamants à Anvers, cela ne signifie pas qu’il y aura un tiers d’emplois en moins" indique une source gouvernementale qui nous renvoie vers les chiffres du secteur.

Anvers, en voie d’être détrôné ?

"Outre les emplois, l’impact plus important ce serait la disparition d’un grand flux de diamants, voire l’intégralité du marché, pour aller vers d’autres marchés qui sont moins contrôlés", indique Tom Neys de l’AWDC.

Il semblerait pourtant que le mouvement soit déjà en marche : Anvers est en passe d’être détrôné par d’autres centres diamantaires.

"Le fait est que la concurrence entre Anvers et Dubaï est énorme, et Dubaï est en fait, même sans cette guerre en Ukraine, prête à prendre le relais d’Anvers dans quelques années, mais cela pourrait accélérer le processus" souligne Hans Merket qui pointe qu’aujourd’hui, "90% des diamants du monde sont taillés et polis en Inde. Auparavant, cela avait lieu à Anvers, en Israël ou à Dubaï".

Si l’on prend l’exemple d’Alrosa, le diamantaire russe vendrait désormais directement ses diamants à une petite clientèle de 10 à 15 entreprises "pour la plupart indiennes, qui disposent d’un capital important et de bureaux à Dubaï et qui paient généralement en euros", lit-on dans un article de presse spécialisée dans les diamants, JCK. Pourtant, il s’agit de l’importateur principal de diamants à Anvers qui n’y générait pas moins de 36% de ses revenus avant la guerre.

Pour Avi Tetro, joaillier anversois, les sanctions ne viendraient que renforcer le poids de Dubaï et Mumbai, comme intermédiaire, sans forcément réduire les transactions vers Anvers. Il craint aussi la hausse des prix qui en découlerait : "Les sanctions n’auraient aucun effet sur le secteur parce que si nous ne les obtenons pas directement de Russie, ce serait via des pays tiers, Dubaï, l’Inde ou Israël" et d'ajouter que "comme pour le pétrole, ce seraient les clients qui, in fine, payeraient le prix."

Pas de sanctions mais quelles alternatives ?

Lundi 6 février, le Premier ministre a avancé qu’un embargo sur les diamants russes ne concernant que l’UE n’aurait pas beaucoup de sens car la Belgique "n’est pas un destinataire final spécifique des diamants russes, mais une place de marché. D’ailleurs, une grosse majorité de ce qui passe par Anvers ne finit pas sur le marché européen. Le financement (qui bénéficie à la Russie, ndlr) se trouve dans le commerce de détail". Il est important que "tout le monde soit sur une même ligne quant au commerce de détail, y compris aux Etats-Unis", a-t-il ajouté.

La position officielle est claire : il faut "attaquer le mal à la racine", avance le cabinet du Premier ministre, qui indique être actuellement en discussion avec la Commission européenne sur une proposition concernant le bannissement des diamants dits commerciaux à l’échelle du G7, c’est-à-dire l’Allemagne, le Canada, les États-Unis, la France, l’Italie, le Japon, le Royaume-Uni, ainsi que l’Union européenne.

Loading...

Un argument partagé par le lobby des diamantaires anversois, qui va plus loin : "Nous ne sommes pas à 100% contre des sanctions mais la solution doit être internationale parce que les diamants circulent partout dans le monde", avance Tom Neys de l’AWDC.

Pour l’eurodéputée belge, Kathleen Van Brempt (Vooruit), une traçabilité renforcée au niveau du G7 ou à l’international serait "une bonne initiative, mais elle ne viendrait que renforcer la nécessité de sanctions à l’échelle européenne. Nous devons travailler sur une interdiction d’importation, pas sur une réduction ou sur un système de quotas, et inscrire Alrosa sur la liste des entités sanctionnées".

Mais à ce stade seuls les États-Unis ont appliqué une mesure. Ou plutôt une mesurette : les règles ne sanctionnent que les diamants bruts. S’ils sont taillés et polis dans d’autres pays, c’est-à-dire une grande majorité d’entre eux, ils peuvent encore arriver sur le sol américain.

La demande de diamants russes est toujours là

En tout état de cause, le commerce de diamants russes continue en Europe et ailleurs. Il ne s’est finalement jamais vraiment arrêté depuis le début de la guerre. Extraits de gigantesques mines à ciel ouvert dans différentes régions de Russie, les diamants russes ont la particularité d’être très petits et ronds. Un marché de niche incontournable pour le sertissage des montres de luxe ou de bijoux par exemple. Notamment ceux qui atterrissent dans les vitrines de la Hoveniersstraat d’Anvers.


Note : le secteur reste assez opaque sur la diffusion de ses chiffres. Parfois ils concordent avec les données officielles de l’UE ou de la Belgique, parfois ils s’en écartent car ils varient rapidement. Cet article a utilisé les chiffres disponibles et accessibles au 17 février 2023 qui sont susceptibles d’évoluer.

Inscrivez-vous aux newsletters de la RTBF

Info, sport, émissions, cinéma...Découvrez l'offre complète des newsletters de nos thématiques et restez informés de nos contenus

Sur le même sujet

Articles recommandés pour vous