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Entre menaces et insultes, le quotidien de Lina sur les applications de rencontre

© Getty Images

Par Camille Wernaers pour Les Grenades

"Un swipe à droite peut changer votre vie". Voilà la promesse faite par l’application de rencontre Tinder. Voilà également comment commence le documentaire L’arnaqueur de Tinder sur Netflix qui s’est rapidement classé dans le top 10 des plus regardés en Belgique sur la plateforme de streaming.

Le documentaire révèle comment Tinder a pu être utilisé pendant des années par Simon Hayut pour extorquer de l’argent aux femmes qu’il y rencontrait. Se faisant passer pour un homme richissime, il faisait miroiter aux femmes une vie de princesse avant de leur demander de l’argent sous de faux prétextes. Lorsque les femmes remettaient en question ses mensonges, le prince charmant se transformait en un homme très menaçant. Depuis la sortie du documentaire, il a été banni de toutes les applications de rencontre.

"Des messages de plus en plus agressifs"

Des menaces, Lina* elle aussi en a reçues de la part d’hommes présents sur les différentes applications de rencontre qu’elle fréquente. "Pour rigoler, je dis souvent que j’étais la seule sur Tinder quand je m’y suis inscrite, car c’était au tout début, en 2012. Je suis également inscrite sur Adopte un mec depuis des années et plus récemment sur Facebook rencontres", explique-t-elle aux Grenades.

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"Mon quotidien ? Des hommes avec qui je ne matche pas ou à qui je ne réponds pas sur ces applis qui se permettent de me retrouver et de me contacter ailleurs, sur Instagram ou sur Facebook. Et non, cela ne me flatte pas, si je n’ai pas envie de leur parler sur l’application de rencontre, pourquoi pensent-ils que j’en aurais envie sur Instagram ?", déplore-t-elle.

Un comportement à rapprocher de la culture de l’insistance sur internet qui consiste pour certains hommes à insister encore et encore pour recevoir une réponse, ce qui s’apparente à du harcèlement, avec cette idée qu’il faut s’acharner pour qu’une femme cède, qu’un refus n’en est jamais vraiment un. Ce phénomène relève donc également de la culture du viol et du (non-) consentement.

Ce n’est pas parce que je suis sur une application de rencontre que je lui dois quoi que ce soit, je décide à qui je donne mon attention

Pour Lina, les choses ont été très loin. "J’ai arrêté de parler avec l’un d’entre eux, parce que je n’aimais pas le ton qu’il employait avec moi. Il a commencé à m’envoyer des messages de plus en plus agressifs, me disant que j’avais un problème avec les hommes, me demandant pour qui je me prenais, etc. Il me donnait des leçons." Sur les captures d’écran envoyées par Lina, nous lisons des messages du même homme remontant à plusieurs années, Lina n’y répond pas. Il lui demande notamment si "la baise (sic) est bonne ?"

"Je ne leur dois rien !"

"Plus il m’envoie ce genre de message, moins j’ai envie de répondre. Et c’est mon droit ! Je ne leur dois rien ! Ce n’est pas parce que je suis sur une application de rencontre que je lui dois quoi que ce soit, je décide à qui je donne mon attention. J’ai décidé de faire un bébé toute seule, j’en suis à mon cinquième mois de grossesse, quand je sors d’une échographie, j’ai autre chose à faire que de répondre à un homme sur Tinder", s’insurge Lina. L’homme enquête alors sur elle pour pouvoir continuer son harcèlement. "Il a fini par m’envoyer le numéro de téléphone de mon travail, en menaçant d’appeler mes collègues ! Il m’avait retrouvée, juste avec mon prénom et ma photo. Là, je me suis énervée, il a réussi à avoir une réaction de ma part, malheureusement." L’homme finit même par l’appeler sur son lieu de travail. "J’ai décroché et je suis restée sans voix. C’était lui, il continuait son monologue."

Cet homme utilise désormais l’adresse mail professionnelle de Lina. "Il m’envoie des mails, deux encore en décembre, il me demande quelle est ma position sexuelle préférée, je l’ai reçu en pleine réunion de travail. D’habitude, il est poli et il écrit correctement. Dans le dernier mail, je ne sais pas s’il l’a écrit sous le coup de la colère ou dans un état second, mais on ne comprend rien à ce qu’il veut dire. Cela m’a effrayée, qu’il m’écrive dans cet état. Il sait tout de moi, même où je travaille et je ne sais rien de lui, même pas son prénom. Que faire s’il décide de m’attendre à la sortie du travail ? C’est une situation injuste."

Lina envisage de porter plainte : "Cela m’énerve de devoir perdre du temps pour cela. Cela va me prendre de l’énergie et je ne sais pas comment je vais être reçue, est-ce que cela va être considéré comme étant assez grave ? J’ai peur d’être jugée parce que je suis sur un site de rencontre. Pourtant, cela ne signifie pas que je sois consentante pour tout cela."

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"J’ai envie de prendre un couteau"

Selon Lina, les applications de rencontre peuvent devenir "un outil du patriarcat". "Les hommes sont frustrés par ces applis et ils reportent cette frustration sur nous. Ils ne supportent pas le non, ils le ressentent comme un rejet. Nous, nous sommes habituées à rencontrer des obstacles sur notre route, eux pas. Ils ne le supportent pas. Je l’assimile au harcèlement de rue, les hommes ne comprennent pas qu’il ne faut pas une bonne raison pour ne pas répondre. Pour eux, nous devons leur répondre, sinon ils s’énervent. Or, nous ne sommes pas des marchandises, nous avons le droit de dire non."

Lily Thacker, professeure auxiliaire à la Eastern Kentucky University, a inventé le terme "violence de rejet" pour décrire ce phénomène. Elle a documenté des réactions de violences verbales, de violences physiques, voire des viols ou des féminicides, simplement parce que des femmes… avaient dit non à des hommes. La toxicité des applications de rencontre pour les femmes est elle aussi bien connue.

Cela m’a effrayée, qu’il m’écrive dans cet état

D’autres hommes ont insulté ou menacé Lina sur les applications de rencontre. Sur les documents qu’elle nous a procurés, un homme en particulier l’insulte de "sale pute" avant de lui écrire ceci, parce qu’elle n’a pas répondu à deux messages : "C’est toi qui provoques ça. Crève dans ta vie, j’ai envie de prendre un couteau et de te faire plein de cicatrices sur ton visage".

"Dans ce cas-ci, je tiens à le dire, Adopte un mec a été exemplaire et réactif. Ils ont très vite supprimé son compte. Cela ne l’empêche pas d’en créer un autre mais c’est déjà ça de pris", précise Lina. "Ma présentation sur ces applications est très ironique, je dis que je suis là pour voir des photos de mecs prises dans des miroirs sales, dans des ascenseurs ou au CrossFit. Cela semble donner envie aux hommes de me recadrer. J’ai très souvent des remarques de ce genre. Comme si j’étais une enfant, comme s’ils voulaient que je me taise, qu’il fallait me mater parce que je fais dans la provoc’. C’est très ancré." Sur une autre capture d’écran, un homme lui envoie d’ailleurs : "Si un jour, tu veux que je t’encule (sic) pour te remettre [les idées] en place, fais-moi signe, kiss (sic)."

Pas sans conséquences

"Depuis tout ce temps, et avec tout ce que j’ai vécu, j’ai développé une certaine lassitude, ce qui fait que je ne dois pas être facile à approcher aujourd’hui, c’est vrai", souligne Lina. "Car ce n’est pas sans conséquences. J’y pense quand je reçois un mail au travail, j’ai eu peur que ce soit cet homme quand le téléphone sonnait, j’avais noté les deux derniers chiffres de son numéro de téléphone pour pouvoir le reconnaître s’il appelait. Il y a un sentiment d’insécurité qui ne me plait pas du tout, qui me met en colère. Cela reste dans mon subconscient sur le long terme. Il faut savoir que certains hommes sont capables de faire ça, même des hommes bien insérés, qui ont des tas d’amis. Je ne pense pas qu’ils se rendent tous compte de ce qu’ils font. Hier encore, un homme m’a retrouvée sur Facebook, ce qui est facilité par l’application Facebook rencontres, puisqu’on peut voir les amis en commun. Je pourrais prendre le temps de les éduquer, et leur dire que cela ne se fait pas si je recevais un message de ce genre par an ! Mais là, c’est trop souvent "

Un sondage réalisé par l’Institut français Ifop en mai 2021 observe que 70% des femmes seraient confrontées au body shaming et au harcèlement sexiste sur les applis et sites de rencontre.

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Lina réfléchit un instant. "Je pense que cela joue aussi dans ma difficulté aujourd’hui à me mettre en couple. Car je me rends compte que je dois rendre des comptes à des hommes sans avoir jamais voulu de relation avec eux. Est-ce que je pourrais me séparer sans violence si je me mets en couple ? Ce sont des questions que je me pose. Une autre conséquence, c’est quand j’ai appris que j’attendais une petite fille. Je voulais une fille mais en même temps, je n’ai pas envie de lui apprendre à se méfier. Si j’avais eu un petit garçon, j’aurais pu lui apprendre le consentement. Ce sont les garçons qu’il faut éduquer."

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La plupart des applications de rencontre condamnent fermement ces violences et enjoignent victimes et témoins à leur signaler les faits afin de prendre des mesures. En janvier 2020, Tinder a ajouté une fonction “bouton panique” qui permet de stocker des informations sur un rendez-vous, y compris des données de localisation ainsi que d’alerter les services d’urgence, quand le bouton est pressé. En mars dernier, Tinder a encore annoncé la mise en place d’un système consistant à vérifier les antécédents judiciaires de ses utilisateurs et utilisatrices en se concentrant sur les faits de violences, une mesure appliquée pour l’instant uniquement aux États-Unis (on ne sait pas quand elle sera étendue aux autres pays).

Des mesures bien nécessaires puisque ces applications, pourtant mille fois annoncées en déclin, continuent d’être populaires, et ce d’autant plus après les confinements successifs. En mars 2020, Tinder a marqué un record : 300 milliards de "swipes" en une seule journée. Lina termine : "Je ne veux pas que cela devienne la norme sur ces applis de rencontre. J’entends beaucoup de femmes à qui cela arrive. Il faut dire et répéter qu’il n’est pas acceptable d’insister, de contacter une femme qui ne le souhaite pas."

*Le prénom a été modifié.

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