Belgique

Face au manque de places pour les mineurs en danger, les juges de la jeunesse alertent : "J’ai peur que certains ne tiennent pas le coup"

Mineurs en danger : Le manque de places d accueil

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Ce n’est pas la première fois que les juges du Tribunal de la Jeunesse de Bruxelles tirent la sonnette d’alarme mais aujourd’hui, la situation est devenue critique. "Notre devoir, c’est de ne pas nous taire, de ne pas faire semblant que tout va bien" clame Michèle Meganck. La juge est l’une des 26 signataires d’une carte blanche adressée à la ministre en charge de l’aide à la Jeunesse en Fédération Wallonie-Bruxelles, Valérie Glatigny. Juges et magistrats y expriment l’impossibilité aujourd’hui de protéger comme il se doit les mineurs en danger qui leur sont confiés. Le besoin le plus criant : des places d’accueil pour ces enfants qui ne peuvent plus réintégrer leur milieu familial.

A Bruxelles, les 14 juges de la Jeunesse gèrent chacun environ 250 dossiers vivants. 1/3 concernent des mineurs délinquants, 2/3 des mineurs en danger. En ce qui concerne ces derniers, les situations familiales rencontrées sont de plus en plus compliquées – le covid n’a rien arrangé – et les mineurs sont de plus en plus abîmés quand leur dossier arrive entre les mains des juges.

Tout est fait pour l’éviter mais un placement est parfois nécessaire pour protéger l’enfant qui n’est plus en sécurité dans son foyer. Et c’est là que le bât blesse. La juge Michèle Meganck a les traits tirés. Sa mission, déjà délicate, est devenue lourde à porter. "On dit à l’enfant ne t’inquiète pas, la juge est là, tu vas être protégé mais tu vas devoir attendre 6 mois, 1 an, 2 ans, 3 ans… pour pouvoir partir du lieu où tu es en danger. Je me sens particulièrement peu fière de ne pas pouvoir protéger ces enfants. J’ai peur que certains d’entre eux ne tiennent pas le coup".

"Nous refusons de porter la responsabilité de la maltraitance institutionnelle que ces enfants subissent en raison de solutions bricolées découlant du manque de places mises à leur disposition."

 

Julia et Anna, respectivement 4 et 6 ans, maltraitées en famille, hospitalisées en février 2022 avant d’être placées de vingt jours en vingt jours en Service d’accueil d’urgence, n’ont pu intégrer un lieu d’hébergement qu’en août 2022. Les deux sœurs ont été séparées à défaut de place dans la même institution, alors que le lien qui les unit est décrit comme essentiel à leur développement.  > Extrait de la carte blanche

Michèle Meganck, juge au tribunal de la Jeunesse de Bruxelles.
Michèle Meganck, juge au tribunal de la Jeunesse de Bruxelles. © RTBF

Pour le moment, 513 enfants de 0-18 ans sont sur liste d’attente pour obtenir une place dans un hébergement adapté. Ce chiffre n’est que le sommet de l’iceberg. Il représente uniquement les dossiers gérés par le tribunal de la Jeunesse de Bruxelles. C’est sans compter les enfants suivis par les Services d’Aide à la Jeunesse (SAJ) et de Protection de la Jeunesse (SPJ) à Bruxelles et en Wallonie.

"On les maltraite à notre façon" explique amère Michèle Meganck. "On atteint leur sécurité de base. Cela affecte toute la construction d’une personnalité sur le plan psychique. En sachant que ce sont des enfants qui sont déjà plus abîmés que les autres."

"Je passe beaucoup de temps à m’excuser auprès d’eux et à leur expliquer pourquoi je n’ai pas de place pour eux, ou seulement une place inadéquate. Et pendant ce temps-là, on ne parle pas du fond du problème."

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Maltraitance institutionnelle

Le bâtiment est niché dans un parc arboré à Bruxelles. "On a beaucoup de chance" confie Claire Meyer, la directrice de La traversée. Ce Service Résidentiel d’Urgence (SRU) compte 8 places pouvant accueillir des enfants de 0-6 ans qui doivent être subitement écartés de leur milieu familial. Violences conjugales, alcoolisme, instabilité, … pour diverses raisons, le bien-être et la sécurité de ces enfants n’ont plus été respectés.

"Tout cela a déjà un impact sur eux, la plupart des enfants ont des retards de développement" constate la directrice. "On est un peu comme une bulle où l’enfant peut trouver du répit. Sortir un peu de ce qui a fait crise. On va tout faire pour le rassurer, pour le sécuriser."

Le service est tout le temps complet. Et chaque place qui se libère est prise d’assaut par les différents mandants, à savoir Tribunal Jeunesse, SAJ ou SPJ. Cette semaine, la Traversée avait une place à offrir. C’est le SPJ de Bruxelles qui l’a obtenu, premier à occuper la ligne à 9 heures du matin le jour de l’ouverture de la place. "Dès 8h50, notre ligne est bloquée car tous les services essayent d’appeler. On avait 1 place et on aurait pu en remplir 8. C’est dramatique et cela nous pose beaucoup de questions : mais que deviennent ces enfants pour lesquels il n’y a pas de solution dans l’immédiat ?"

La Traversée, service résidentiel d’urgence pour enfants de 0 à 6 ans.
La Traversée, service résidentiel d’urgence pour enfants de 0 à 6 ans. © RTBF

Les enfants placés en service résidentiel d’urgence peuvent y rester maximum 40 jours. "Notre mission, c’est d’investiguer la situation, de comprendre ce qui a fait crise, où sont les inquiétudes. Et en fonction de cela, soit l’enfant peut retourner vivre en famille, soit il est orienté vers une structure qui peut l’accueillir à plus long terme".

Et là encore, le bât blesse. Les Services Résidentiels Généraux (SRG) qui doivent alors prendre le relais sont eux aussi complètement saturés. Les enfants sont donc ballottés de service d’urgence en service d’urgence dans l’attente d’une place stable.

Maurice, 5 ans en 2021, a dû être retiré à sa mère suite à un épisode de décompensation psychotique. L’enfant, traumatisé par cette brusque séparation, a été placé en surnombre dans un centre résidentiel d’urgence qui ne l’a accepté que 24 heures, pour être déplacé dès le lendemain dans un autre service résidentiel d’urgence. Son placement a été remis en question de 20 jours en 20 jours pendant plusieurs mois, sans la moindre perspective de trouver une structure d’hébergement, malgré des demandes ininterrompues. Il a finalement intégré une pouponnière après 5 mois d’attente. > Extrait de la carte blanche.

Des exemples comme celui-ci, Claire Meyer en a plein. "On connaît des enfants qui font 3, 4, 5 lieux provisoires, parfois même avec encore un hôpital au milieu. Il y en a qui reviennent même dans notre service des semaines ou des mois plus tard et on n’a toujours pas trouvé de solution stable pour eux. On sait qu’un enfant fragilisé, la seule façon de lui faire du bien, c’est de pouvoir lui proposer une stabilité. Or on est en train de faire juste l’inverse. On est souvent très frustrés et on a surtout très mal au cœur."

La directrice, qui compte plus 30 ans d’expérience, constate aussi qu’un enfant à qui on propose du provisoire à trop long terme finit par se fatiguer. Se réadapter à un nouvel environnement lui demandant beaucoup d’énergie. "Les tout-petits bébés peuvent ainsi ne plus trouver la force et tomber dans la dépression. Certains développent plutôt des troubles alimentaires, du sommeil ou de l’attachement. D’autres deviennent très agités."

"Alors, il arrive que le mandant nous dise qu’on ne peut plus bouger cet enfant". C’est le cas notamment d’un petit garçon qui réside depuis 5 mois dans le service faute de place pour lui dans sa région à Liège. "Cela n’est pas une solution parce que cela bloque le système à notre niveau". De plus, le service est un lieu de vie temporaire qui n’est pas pensé pour accueillir les enfants sur du long terme. Ils n’y sont notamment pas scolarisés.

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Un réseau d’hébergement saturé

Ce sont les Services Résidentiels Généraux qui accueillent les mineurs en danger sur le long terme. Il arrive que certains enfants puissent réintégrer leur famille mais ce n’est qu’une minorité des cas. Ces maisons d’accueil connaissent donc un faible turn-over.

Serge Lahaye dirige "La Tramontane" à Bruxelles. Ce SRG de 31 places prend en charge des jeunes âgés de 6 à 20 ans. Il décrit une situation sous tension. "On est toujours en surcapacité. Je refuse tous les jours des demandes de places. J’ai une place ? Dans 5 minutes, j’ai un jeune voir 5 qui me sont proposés."

Aujourd’hui, tous les mandants se ruent sur la première place libre. Peu importe si ce n’est pas celle qui conviendrait le mieux au profil de l’enfant. "Dans un certain empressement, il y a un peu n’importe quelles situations qui nous sont envoyées. C’est dangereux pour le jeune qui arrive et pour les jeunes qui sont déjà là."

La Tramontane enregistre 107% d’occupation de moyenne depuis le début de l’année. Il y a de moins en moins de fluidité selon le directeur qui a son analyse de la situation. "Il y a beaucoup plus de pression car il n’y a pas eu d’accroissement du réseau d’accueil en rapport avec l’augmentation de la population bruxelloise. Avant, cela circulait mieux. Aujourd’hui, on n’a plus de mou dans le système."

Impossible de souffler

Parfois, certains mineurs présentent des troubles du comportement et peuvent être violents envers leurs éducateurs. Le jeune devrait être écarté temporairement pour permettre à l’équipe de souffler. Mais vu la saturation du réseau, c’est rarement faisable. "On est laissés tomber. Quand on dit : Ce jeune-là, je ne peux plus le garder. Prenez-le moi. Aujourd’hui, c’est nonOn a besoin d’un temps off et on ne l’a pas, on a besoin d’une hospitalisation et on ne l’a pas. Heureusement que je bosse là-dedans depuis 28 ans et que j’ai la confiance de tout le réseau avec qui je bosse."

Le directeur appelle souvent ses confrères à l’aide et rend lui-même régulièrement service dans des situations d’urgence. "Du bricolage" selon lui qui voit le travail devenir de plus en plus compliqué et être moins attractif. "Beaucoup de gens quittent le secteur, notamment des directeurs. Si on n’injecte pas de moyen, ça va craquer."

Le service de pédiatrie de l’hôpital d’Ixelles a accueilli 60 mineurs en danger en 2021.
Le service de pédiatrie de l’hôpital d’Ixelles a accueilli 60 mineurs en danger en 2021. © RTBF

Placement à l’hôpital

Quand un enfant doit être placé d’urgence et qu’il n’y a aucune place disponible, les juges de la Jeunesse sont contraints de l’envoyer à l’hôpital. Plusieurs établissements de soins bruxellois accueillent ainsi régulièrement des mineurs en danger.

Le service de pédiatrie de l’hôpital d’Ixelles vient encore d’admettre un adolescent de 15 ans il y a quelques jours. Parfois, ce sont aussi de jeunes enfants, voire des bébés. "Ils peuvent rester de quelques jours à quelques mois" explique Alice Wolff, psychologue du service. "Ce qui est énorme pour des enfants dans un service hospitalier qui n’est pas du tout adapté".

L’hôpital n’est pas un lieu de vie mais un lieu de passage. "Ils se retrouvent au milieu d’enfants malades et au milieu d’infirmier.ères occupé.es à faire des soins" constate Andrea Nebbioso, pédiatre. "Alors oui, ils sont nourris et logés mais c’est difficile d’aller plus loin. Et c’est dommage parce qu’on ne répond pas vraiment à leurs besoins comme le ferait une équipe multidisciplinaire.

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Les soignants, déjà surchargés, doivent s’organiser pour s’occuper de ces enfants, parfois agités. Mais ils ne savent pas leur consacrer trop de temps. Le quotidien de ces mineurs en danger, fait d’ennui entre quatre murs, est difficile à l’hôpital. Ce qui génère beaucoup de frustration pour les équipes médicales qui sont confrontées au mal-être des enfants. "On est dans une situation d’impuissance" regrette Alice Wolff. "On n’a pas la possibilité de prendre en charge ces enfants comme ils le mériteraient car ce n’est pas notre travail. Mais c’est aussi très difficile car on se rend compte que l’hospitalisation prolongée, ça vient faire des dégâts chez ces enfants."

Anabella, 15 ans, a été placée en urgence à l’hôpital pour être protégée du danger immédiat qu’elle courait dans son milieu de vie. Elle y réside depuis 6 mois, sans motif médical, dans l’attente d’une place disponible dans une structure d’hébergement de l’Aide à la Jeunesse. > Extrait de la carte blanche.

Moins de place pour les enfants malades

Le service de pédiatrie d’Ixelles compte normalement 24 lits. Or il n’en a plus qu’une quinzaine de disponibles aujourd’hui, faute d’infirmières en suffisance. Les mineurs en danger sont accueillis ici de bon cœur mais ils occupent, parfois à long terme, des lits destinés aux enfants malades.

Il est déjà arrivé à Andrea Nebbioso de devoir transférer des enfants malades faute de place. "Parfois, on est plein et dans nos 15 lits, il y en a 2 ou 3 qui sont occupés par des mineurs en danger."

Un vrai dilemme pour le pédiatre qui ne se voit pas refuser l’accueil à ces enfants frappés de malchance. "On a le cœur qui pleure. Quand on a le policier qui dit : Voilà, j’ai une fratrie et c’est toujours une histoire terrible, éprouvante et nous, on a un peu de place… Mais on sait qu’on va alors peut-être se retrouver avec un nouvel enfant malade à 3 heures du matin et devoir appeler les autres hôpitaux pour voir si quelqu’un peut accepter son transfert."

Une situation jugée totalement surréaliste pour le médecin qui appelle au bon sens. "Bien sûr qu’on peut être polyvalent et dépanner en cas d’urgence mais cela ne peut pas durer des années. A un moment, il faut prévoir des changements structurels pour pouvoir prendre en charge ces enfants correctement."

Andrea Nebbioso, pédiatre à l’hôpital d’Ixelles.
Andrea Nebbioso, pédiatre à l’hôpital d’Ixelles. © RTBF

Un choix politique

Suite à la rédaction de leur carte blanche, les magistrats bruxellois ont été reçus hier par la ministre en charge de l’aide à la Jeunesse en Fédération Wallonie-Bruxelles, Valérie Glatigny.

Une rencontre qualifiée de "très constructive" par la ministre . "On a entendu l’appel à l’aide et on a tenté d’objectiver la situation. De confronter nos chiffres respectifs. Et on est tous tombés d’accord qu’une place qui manque pour un jeune, c’est une place de trop. Dans les prochaines semaines, on va travailler à essayer de trouver des moyens supplémentaires pour augmenter les prises en charge."

Comme pour chaque portefeuille ministériel, le nerf de la guerre reste l’argent. "Evidemment, c’est compliqué dans le contexte budgétaire qu’on connaît" souligne Valérie Glatigny. "Il y a un engagement à faire de notre mieux. On sait qu’une prise en charge en Service Résidentiel d’Urgence représente entre 50 ET 80.000 euros. C’est très coûteux."

Pour les acteurs du secteur, c’est un choix politique et sociétal nécessaire. Il faut veiller aux enfants qui sont les adultes de demain exhorte Claire Meyer, directrice de La traversée. "Chaque euro dépensé pour le bien-être de ces enfants est un très bon investissement mais c’est surtout un gain d’argent. Car ces mineurs en danger, s’ils sont bien pris en charge, ils vont sortir des institutions et ne vont pas aller en psychiatrie. Ils ne vont pas tomber dans des problèmes ou dans la délinquance."

La ministre et les juges de la Jeunesse ont convenu de se revoir d’ici un mois ou moins pour faire un premier bilan.

Valérie Glatigny, ministre en charge de l’Aide à la Jeunesse en Fédération Wallonie-Bruxelles.
Valérie Glatigny, ministre en charge de l’Aide à la Jeunesse en Fédération Wallonie-Bruxelles. © RTBF

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