Une lourde incertitude plane sur toutes les entreprises en difficultés qui devraient, pour survivre ou pour éponger leurs dettes, vendre un bien immobilier : leur banque va-t-elle leur prélever des intérêts – si ces entreprises mettent fin à un crédit avant terme ? Cette épée de Damoclès qui plane au-dessus de la tête des PME et des indépendants en difficultés s’appelle "funding loss". Explications.
Funding loss
"Funding loss", traduisons par "perte de financement", c’est ce qu’une banque réclame à un emprunteur, à un crédité, pour accepter le remboursement anticipé d’un crédit. C’est exactement ce qu’a vécu cette indépendante, qui pour des raisons de confidentialité souhaite rester anonyme.
Pour avoir la paix, vous laissez tomber et c’est tout bénéfice pour la banque.
Dans une situation financière difficile, elle a décidé de vendre, non pas son commerce, mais le bâtiment qui y est lié. Alors que son crédit, sur 20 ans, qui avait servi pour l’achat du bâtiment, courrait encore pour dix ans, quand elle vend, mauvaise surprise : la banque se sert au passage. "En voyant le décompte, j’ai trouvé qu’il y avait un poste bizarre appelé funding loss et qui était énorme par rapport à ce que je devais encore rembourser en capital".
"Redevable des intérêts sur toute la durée du prêt"
"Je pouvais rembourser le capital avant 20 ans, mais j’étais redevable des intérêts sur toute la durée du prêt, donc sur les 20 ans. Et le montant sur le décompte, on me le prélevait, on le prenait d’office sur la vente de l’immeuble".
Dissuader l' "adultère financier"
Plusieurs dizaines de milliers d’euros prélevés "automatiquement", en quelque sorte. "Au départ, c’était un mécanisme d’indemnisation, de compensation", explique Gilles Carnoy, avocat spécialisé en droit immobilier."La banque qui octroie un crédit à 4,6 par exemple, s’attend à pouvoir percevoir ce rendement pendant toute la durée du crédit. Si on rembourse de manière anticipée, elle doit replacer les fonds. Si elle ne parvient pas à replacer les fonds à 4,6, par exemple, elle subit une perte".
Je vois venir la catastrophe Covid des indépendants faillis : combien vont rester sur le carreau, combien vont vendre leur bien ?
"Et puis, à la longue, c’est devenu un mécanisme de dissuasion, parce qu’avec la réduction des taux, beaucoup de crédités se sont dit que ce serait bien de rembourser de manière anticipée et de souscrire un nouveau crédit, par exemple à 2%. Les banques réclament donc un funding loss pour dissuader ce type d’opérations, que je qualifierais d’adultère financier".
Les particuliers sont protégés
Précisons que les particuliers qui contractent un prêt hypothécaire sur 20 ans et revendent après dix ans, sont eux protégés. Ils seront redevables de maximum six mois de ces intérêts restants. Du reste, il est quand même difficile de parler d' "adultère financier" à un indépendant qui tente d’éponger ses dettes.
" Situation cadenassée "
Notre indépendante parle de "situation cadenassée". "Le notaire verse directement l’argent à la banque. Soit, vous acceptez, soit vous réclamez. Mais dans ce cas-là la banque vous dit d’aller en justice. Et c’est un vrai quitte ou double, selon les avocats. Il y aura des discussions sur la qualification du prêt. Et puis, combien d’années avant un jugement ? Tout cela prend du temps, coûte de l’argent. Bref, pour avoir la paix, vous laissez tomber et c’est tout bénéfice pour la banque."
Aujourd’hui, le crédité qui vend un immeuble financé pour assurer sa survie, pour retrouver des liquidités, ou rembourser ses créanciers, doit payer une funding loss.
Qu’est-ce qui protège ces dirigeants de PME ou ces indépendants, qui sont en train de faire faillite, de se faire ponctionner ces intérêts par leur banque ? Réponse courte : rien. Rien de certain, en tout cas. Réponse de l’avocat Gilles Carnoy : "Aujourd’hui, le crédité qui vend un immeuble financé pour assurer sa survie, pour retrouver des liquidités, ou rembourser ses créanciers, doit payer une funding loss".
Prêt ou crédit ?
Il y a bien une loi, qui date de 2013 – la loi "Laruelle" – qui, dans le principe, assure que les intérêts réclamés par une banque ne peuvent pas dépasser six mois. Mais, non seulement cela ne concerne pas l’ensemble des crédits contractés avant 2014. Mais en plus, même pour les autres crédits, plus récents, le débat juridique subsiste. Parle-t-on d’un prêt, ou d’un crédit ? La banque a-t-elle le droit de ponctionner ces intérêts ? Le débat n’est pas clos : et donc l’incertitude existe.
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Comme les banques réclament ces intérêts dans l’acte notarié de vente, que reste-t-il comme recours ? Une action en justice pour contester, avec potentiellement des années de procès et des milliers d'euros de procédures à la clé. "En 2020, la Cour de cassation a rendu deux arrêts qui semblent siffler la fin de la récréation. Autrement dit, ces deux arrêts ne permettent plus – en tout cas pas avec de bonnes chances de succès – de contester des funding loss. Mais il subsiste encore une doctrine, plus nuancée, qui laisse encore la porte ouverte à certaines contestations", précise Gilles Carnoy.
Le cercle vicieux
Notre commerçante anonyme estime, elle, que "cette loi doit être adaptée, appliquée aux prêts d’avant 2014, et vite. Parce que je vois venir la catastrophe Covid des indépendants faillis : combien vont rester sur le carreau, combien vont vendre leur bien ? Des immeubles, des commerces, … Et ils se retrouveront dans le même cercle vicieux que celui que j’ai connu : des anciens contrats avec des funding losses exorbitants, sans moyen de s’en sortir".
L’abus de droit, bouée de sauvetage ?
Il reste une possibilité, nous dit Gilles Carnoy, que les tribunaux s’en réfèrent, en cas de faillite ou de difficultés financières, à ce qu’on appelle l’abus de droit :
"Certains tribunaux considèrent que, selon les circonstances évidemment, réclamer un funding loss très important à des gens qui sont dans une situation où ils n’ont pas vraiment le choix et doivent vendre leur immeuble, cela peut constituer un abus de droit, et sanctionner ou réduire le funding loss à travers la théorie de l’abus de droit. A mon avis dans des situations de grandes difficultés financières, il n’est pas impossible que la jurisprudence se dirige vers cette solution et la généralise. Le droit n’est jamais totalement découplé de la réalité – les juges non plus."
L'"abus de droit" pourrait devenir dans les mois qui viennent une sorte de bouée de sauvetage pour les indépendants et PME contraints de rembourser leur crédit de manière anticipée. Mais ce n’est à ce stade qu’une possibilité.