Les Grenades

Fatima refoulée à l’entrée de la commune d’Etterbeek. En cause : le port du voile

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Le mercredi 27 avril, à l’hôtel communal de la ville d’Etterbeek, l’asbl Les Ambassadeurs d’expression citoyenne devait animer une joute verbale avec un groupe de jeunes. Créé en 2017, ce projet vise à outiller les jeunes pour leur apprendre à débattre ou à régler des conflits. Au début, les "ambassadeurs" étaient dix jeunes qui avaient participé à des projets citoyens et qui voulaient poursuivre leur engagement.

Aidé·es de deux enseignant·es, Monia Gandibleux et Bruno Derbaix, ces jeunes ont commencé à animer des ateliers d’expression dans les classes et à former des élèves. Il y a désormais plus de 200 "ambassadeurs" réuni·es au sein du projet, qui ont déjà animé plus de 150 événements et des ateliers d'expression encore plus nombreux.

Il n’y aura pas d’animation ce 27 avril. Arrivé·es sur place, les animateurs et animatrices apprennent en effet que l’animation est annulée. Les jeunes bénéficiaires sont pourtant présent·es mais la commune a appris qu'une des animatrices portait le voile, ce qui est considéré comme une infraction au principe de neutralité dans l’enseignement et dans le service public.

"On se concentre plus sur ce bout de tissu que sur ce que j’ai à dire"

Fatima, 23 ans, est l’animatrice en question. "Ce n’est pas la première fois que cela m’arrive. On m’a déjà refusé une animation dans une autre école de la commune d’Etterbeek parce que je porte le voile et que je ne serais pas neutre. Au sein des Ambassadeurs, nous ne sommes pas d’accord avec cette interprétation. Je ne suis pas fonctionnaire, je suis une personne extérieure, une jeune qui vient partager l'art du débat avec d'autres jeunes dans la maison communale, qui est une institution démocratique. On a préféré annuler l'animation et renvoyer tout le monde à la maison plutôt que de me permettre à moi, citoyenne, d’y entrer. C’est violent. Souvent, on me demande d'enlever mon voile pour que l'activité puisse avoir lieu", explique-t-elle aux Grenades. "Mon voile est considéré comme le symbole de ma soumission, qui empêcherait mon émancipation. Mais comment fait-on si mon émancipation passe par l’animation de groupes de jeunes et qu’on me prive de cette activité ? C’est le serpent qui se mord la queue."

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Elle continue : "Je pense que pour former correctement les jeunes, il ne sert à rien de les empêcher de se confronter au monde extérieur, de leur cacher la diversité qui existe à Bruxelles. On se concentre plus sur ce bout de tissu que sur ce que j’ai à dire. Les femmes qui portent le voile ont pourtant des choses à apporter dans ce genre d’animation, elles aussi. Nous étions justement là pour débattre et échanger."

"La goutte d’eau"

Coordinatrice des Ambassadeurs, Monia Gandibleux réagit : "Cela nous était déjà arrivé, oui, mais cette fois-ci, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Nos ambassadeurs sont des jeunes qui sont riches de leur histoire, qui ont vécu des choses difficiles dans leur passé. Notre équipe est très diverse, c’est important pour nous. Nous débattons de tout avec tout le monde, à partir du moment où le cadre est sécurisé et bienveillant. Nos animatrices et animateurs sont formé·es à créer un cadre pour qu’un débat puisse avoir lieu."

Les femmes qui portent le voile ont pourtant des choses à apporter dans ce genre d’animation, elles aussi. Nous étions justement là pour débattre et échanger

"Par ailleurs, la neutralité n’est pas définie clairement, il y a une zone de flou qui laisse place à l’appréciation, mais elle ne peut en aucun cas être synonyme d’exclusion. Dans nombre d’établissements scolaires, il est interdit de porter 'un couvre-chef', en réalité il s’agit d’une astuce langagière qui vise le port du voile. Je vous assure que les élèves entrent avec un bonnet sans problème. Un jour, une animatrice qui portait le voile se trouvait dans une école et un éducateur l’a prise à partie en exigeant qu’elle le retire. Quand il a compris qu’elle n’était pas une élève, il s’est excusé, mais en fait c’est pire ! C’est comme cela qu’ils parlent aux élèves dans leurs murs ?", soutient-elle.

La formatrice cite le sociologue américain Saul Alinsky : "Il a expliqué que pour changer le système, il faut rester dans le système. Il faut rester à la table des négociations et faire preuve de patience, on y arrive à force d’usure. Confronté·es à certaines écoles qui trient nos animatrices, nous avons eu ce débat en interne et nous avons décidé de continuer à essayer de nous y rendre, même si ce n’est pas facile. On le fait car le débat est un outil précieux pour les jeunes, on ne lâche pas pour eux."

"Un non-événement"

Selon Vincent De Wolf (MR), bourgmestre d’Etterbeek, "Il s’agit d’un non-événement, créé par des personnes qui veulent le faire mousser." Il met en avant le fait que Les Ambassadeurs étaient payés par la commune d’Etterbeek. "A Etterbeek, nous estimons que la neutralité s’applique dès lors que l’activité est financée par des fonds publics et d’autant plus que cette activité se déroulait dans une salle très symbolique, la salle du conseil. Les personnes qui exercent l’autorité communale ne peuvent pas porter de signes politiques, syndicaux ou religieux. On peut être pour ou contre, mais c’est ce qui est dans nos textes ! Je n’étais pas disponible ce jour-là, j’aurais peut-être pris une autre décision. Il faut aussi dire qu’une des coordinatrices nous a appelés d’elle-même pour demander si cela posait un problème qu’une des animatrices portait le voile." Il continue : "Je précise que nous avons reporté l’activité et que nous avons proposé d’en discuter avec les personnes concernées."

Monia Gandibleux reconnaît qu’il leur arrive de prévenir les écoles de la présence d’animatrices portant le voile : "C’est un vrai dilemme car en posant la question à l’avance, on fait parfois émerger le problème là où il n’existait pas toujours. Si on ne prévient pas, on met l’établissement devant le fait accompli : parfois on peut entrer sans problème, parfois pas. Pour nous, cette situation ne devrait pas exister du tout. Dans une société idéale, nous ne devrions prévenir personne !"

Tout le monde ne semble pas partager l’avis du bourgmestre à l’intérieur de l’administration communale. L’échevin en charge de la Cohésion Sociale et de la Démocratie Participative, Karim Sheikh Hassan (Ecolo), explique aux Grenades : "Ma position est claire. Le principe de neutralité ne s’applique pas à un prestataire extérieur. Chaque administration a ses propres règles, cela veut dire que l’asbl doit s’adapter à chaque fois qu’elle travaille dans une autre commune ? Les réponses à cette question divergent. Selon moi, il ne faut pas entrer en contradiction avec la liberté religieuse. Le débat aura lieu au conseil communal, c’est dommage qu’on ait attendu cette affaire pour en discuter."

Le débat est un outil précieux pour les jeunes

Quoi qu’il en soit, Fatima a contacté à ce sujet Unia, le service public indépendant qui lutte contre la discrimination. Pour Nathalie Denies, cheffe du service Soutien individuel au sein d’Unia, cette affaire interroge d’abord "ce qu’on entend par service public. Il est de plus en plus difficile de déterminer qui sont les agent·es du service public, notamment parce qu’un certain nombre d’entreprises privées fonctionne avec du financement public et reçoivent des missions de service public, la STIB par exemple. Est-ce que le principe de neutralité s’applique à toutes ces personnes ?"

Elle précise : "Quand on aborde la question de la neutralité des agent·es du service public, on ouvre la boite de pandore. La neutralité n’est définie nulle part, on sait seulement qu’un·e agent·e doit traiter tou·tes les citoyen·nes de la même manière."

Neutralité inclusive et exclusive

Cette neutralité possède deux dimensions, la neutralité d’apparence et de comportement. "Certains estiment que pour rassurer le public, il vaut mieux ne rien montrer, notamment ne pas porter le voile. C’est une conception exclusive de la neutralité. De cette neutralité d’apparence découlerait la neutralité de comportement. Parce qu’on ne montre rien, on traite tout le monde de manière égale. D’autres personnes, qui ont une vision inclusive de ce principe de neutralité, vont dire que l’apparence ne dit rien des comportements, qu’on ne peut pas déduire une neutralité de comportement à partir d’une neutralité d’apparence. Ce n’est pas parce que je porte simplement un pantalon et un t-shirt que je ne vais jamais avoir des propos homophobes, par exemple", indique Nathalie Denies qui poursuit : "Chez Unia, nous ne tranchons pas cette question. Nous plaidons seulement pour une société dans laquelle chacun·e peut prendre sa place."

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Outre le flou juridique qui entoure la notion de neutralité, chaque service public peut décider de la manière dont il interprète ce principe. Chaque commune, via son règlement communal, adopte les règles qui s’appliquent à ses agents communaux. "Certaines communes, comme Mechelen, autorisent tous les signes convictionnels et religieux et forment leurs agent·es à avoir une attitude neutre. D’autres, comme Anvers, ont des règles mixtes : les signes convictionnels et religieux sont interdits au personnel en contact avec le public mais autorisées pour les personnes en back office. Parfois, pour décider qui peut porter ces signes ou pas, on prend le critère d’exercice de la puissance publique, à la place de celui de contact avec le public. Cela pose des questions intéressantes. Est-ce qu’un membre du personnel communal qui se trouve derrière un guichet exerce la puissance publique ? Enfin, certaines communes les interdisent complètement", souligne Nathalie Denies.

Les règles concernant la neutralité ne peuvent pas se baser sur des stéréotypes sexistes ou racistes

Le cas de la STIB

Quand une affaire comme celle-ci arrive dans les mains d’Unia, le service va entamer une discussion avec l’administration concernée par le litige et va s’intéresser au règlement communal. "On va se demander sur quoi sont fondées les règles concernant la neutralité. Elles ne peuvent pas se baser sur des stéréotypes sexistes ou racistes", explique-t-elle.

C’est ce qu’il s’est passé dans l’arrêt STIB du tribunal du travail de Bruxelles qui a condamné l’entreprise de transport public pour discrimination fondée sur les convictions religieuses et sur le genre. La plaignante était une femme portant le voile qui postulait pour une fonction où elle n’aurait pas été en contact avec le public. Sa candidature n’a jamais été retenue.

Le 3 mai 2021, le tribunal a finalement jugé que la plaignante a été bien victime d’une double discrimination, la STIB n’ayant pas été en mesure de prouver que le refus d’embauche n’était pas discriminatoire. Le tribunal ordonne également à la STIB de mettre fin à sa politique de "neutralité exclusive" dans son recrutement. La STIB justifiait le refus du port du voile par "la paix sociale", c’est-à-dire le fait de vouloir éviter les conflits.

"Le juge rappelle que les préférences discriminatoires des clients ne peuvent pas justifier la discrimination et qu’il n’existe pas de droit à ne pas être exposé à des convictions ou opinions. […] le juge rejette l’argument de paix sociale dans la mesure où une telle affirmation présente un risque de préjugé à l’égard des croyants portant un signe convictionnel en général et des femmes portant le voile islamique en particulier. Ces travailleurs seraient considérés, par la simple manifestation de leur religion, comme des éléments perturbateurs empêchant leurs collègues de vivre leur propre religion ou leur propre conviction en toute sérénité", écrivait Unia à l’époque.

"Le comité de gestion de la STIB n’a finalement pas fait appel de cette décision mais il existe aujourd’hui une initiative politique visant à mettre en place la neutralité exclusive dans toute la fonction publique bruxelloise", observe Nathalie Denies. Unia a d’ailleurs été auditionné au parlement bruxellois et a rappelé la réalité de la diversité bruxelloise qui doit "entrer dans la balance".

Du côté des Ambassadeurs, le groupe de jeunes qui devait participer à la joute verbale à Etterbeek a pris contact avec l’association. Ils ont décidé ensemble que l’animation aura finalement lieu dans les locaux de l’asbl.


Edit

Quelques heures après la publication de cet article, Vincent De Wolf a fait savoir par voie de communiqué que "Le principe de neutralité doit être proportionné. Il n’y a ainsi pas lieu d’exiger, de façon automatique, à des associations citoyennes qui collaborent avec l’autorité publique les mêmes principes que ceux qui s’appliquent aux fonctionnaires de l’État."

Le bourgmestre d'Etterbeek a précisé à l’administration communale, par note de service, "que les principes légaux en vigueur n’empêchent pas le port de signes religieux et/ou philosophique dans le chef des associations citoyennes auxquelles la Commune d’Etterbeek fait ou fera appel dans le cadre des activités communales."

Il a par ailleurs adressé une proposition de rencontre aux formateurs et formatrices de l’association Les Ambassadeurs d’expression citoyenne en vue de "concrétiser, au sein de l’hôtel communal, la poursuite des formations qui étaient prévues en faveur des jeunes Etterbeekois·es.", selon le même communiqué.


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