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Faut-il être blanc et bourgeois pour être journaliste ?

Illustration prétexte de deux journalistes

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Par Amélie Bruers, journaliste à la rédaction Info, pour Inside

Il y a quelques mois, j’ai interviewé, pour Vews, Marie-Fidèle Dusingize, une sociologue spécialiste des identités afrodescendantes. Elle est venue répondre à une interview en studio, dans les bâtiments bruxellois de la RTBF, boulevard Reyers. Après l’entretien, je lui ai proposé de visiter le troisième étage : là où se trouvent la salle de rédaction (la "newsroom") et quelques studios de radio (La Première, Vivacité, Tarmac, Musiq3, Tipik). Quelques heures plus tard, Marie-Fidèle Dusingize postait cette story sur son compte Instagram.

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Capture d’écran de la story Instagram de Marie-Fidèle Dusingize
Capture d’écran de la story Instagram de Marie-Fidèle Dusingize © Marie-Fidèle Dusingize

« À la RTBF, tous les journalistes sont blancs »

Cette observation, ce n’est pas un ressenti à un moment précis, dans une rédaction particulière. Elle est généralisée et confirmée par plusieurs études. Pour simplifier : le profil-type du journaliste en Belgique, c’est un homme cisgenre blanc de 50 ans dont les parents sont Belges et gagnaient ensemble plus de 4000 euros par mois. Ça ne veut pas dire que nous sommes tous comme ça mais par exemple, moi, je coche 2 cases : je suis blanche et mes parents sont nés en Belgique. Derrière ces constats académiques, il y a une réalité : celle des minorités visibles qui accumulent les difficultés pour se faire une place dans une profession très homogène. Les rédactions le savent et certaines mettent des choses en place pour mieux représenter la société. Mais ça ne suffit pas.

Depuis plusieurs années, des étudiants en journalisme, des chercheuses en information et des journalistes investissent cette question pour trouver des réponses, témoigner de leur vécu et rendre les rédactions plus diversifiées. Pour cet article, j’ai échangé avec trois d’entre elles :

  • Salwa Boujour, journaliste et co-fondatrice de M&DiA (Media and Diversity in Action), une association qui travaille pour plus d’inclusion, de représentativité et de visibilité des personnes minorisées dans les médias belges.
  • Sara Brarou, journaliste et autrice d’un mémoire de fin d’études sur la carrière des femmes journalistes issues de minorités visibles en Belgique.
  • Safia Kessas, journaliste, réalisatrice, créatrice du média Les Grenades et Responsable Diversité à la RTBF.

Les débuts dans le métier : ne pas faire de vagues

Quand elles parlent du début de leur carrière, ces trois journalistes racontent la même histoire : celle des discriminations, sous des aspects différents mais toujours violents.

Dès le choix de ses stages quand elle était étudiante à l’ULB, Salwa Boujour a dû gérer un enjeu supplémentaire : "La question du foulard s’est posée directement dans ma tête. Je savais que c’était un impensé et que des personnes avant moi avaient eu des problèmes. J’ai fait des choix stratégiques : j’ai choisi des rédactions où j’étais certaine qu’on n’allait pas me parler de mon foulard (Arabel et Le journal du médecin). Mon objectif, c’était la réussite, je n’avais pas envie d’être parasitée par des polémiques. C’était un mix entre de l’auto-discrimination et l’envie de faire mes stages comme tout le monde. Les autres étudiants ont le privilège de ne pas s’embêter de leur origine ou de leurs convictions. Les barrières commencent bien avant le marché du travail". Plus tard, quand elle postulera pour un job de journaliste, Salwa verra son foulard comparé au fait de porter un t-shirt du Vlaams Belang lors d’un entretien d’embauche, par le rédacteur en chef.

En vingt ans de carrière, Safia Kessas a accumulé de nombreux exemples de discriminations. "Quand j’ai commencé, je me souviens d’un matin, très tôt, je n’étais pas super à l’aise et je suis arrivée discrètement dans la rédaction. Une journaliste parlait de moi, 'la nouvelle', uniquement en termes physiques, elle disait que j’étais typée. Un autre collègue me parlait tout le temps des 'allochtones'. Il avait toujours un avis sur les jeunes et parlait de la manière dont ils devaient s’intégrer et il attendait que j’aie un avis sur la question sans connaitre mes centres d’intérêt. Ou encore : on m’assignait d’office aux sujets dits 'urbains' en fonction de mes origines".

Sara Brarou a commencé sa carrière en 2021 et, comme Safia, elle a vécu la difficulté de réagir face aux remarques des collègues, surtout quand on est une jeune journaliste indépendante : "Au Parlement européen, un journaliste avec qui je travaillais me présentait aux députés comme ça : 'Elle, c’est la rebeu'. J’ai une grande gueule mais dans ces moments-là, je ne savais même pas quoi dire. C’est tellement choquant. C’est dans un contexte professionnel avec des gens haut placés. Est-ce que je vais commencer à répondre devant tout le monde ? Lui, il se permet une remarque raciste mais moi je n’ose rien dire".

Ce genre d’exemples, Sara Brarou en a collecté des dizaines pour son mémoire de fin d'études à l’IHECS sur les femmes journalistes issues de minorités visibles. Huit femmes journalistes belges ont accepté de lui raconter leur parcours ; la moitié a demandé l’anonymat. "C’est difficile pour elles car elles dénoncent des choses qui se passent dans les rédactions. Elles sont dans une place privilégiée donc elles sont facilement identifiables si quelqu’un les reconnait. C’est un mécanisme de défense. Tu ne veux pas faire de vagues parce que tu es placée. En fait, on n’est pas assez nombreuses que pour faire de vagues", explique Sara Brarou.

Salwa Boujour, journaliste et co-fondatrice de M&diA
Salwa Boujour, journaliste et co-fondatrice de M&diA © Mangoo Pickle

« Le racisme et le sexisme, c’est un venin qui ronge les personnes »

"Il ne faut pas oublier que la moindre prise de parole quand on est une femme et en plus racisée, c’est un risque", rappelle Salwa Boujour, co-autrice d’un rapport sur l’expérience professionnelle des femmes journalistes minorisées en Belgique francophone. "Je comprends que certaines personnes minorisées ne veulent pas voir cette discrimination. Le racisme et le sexisme, c’est un venin qui ronge les personnes. Il y a beaucoup d’études qui démontrent l’impact du racisme systémique sur les gens. Certains journalistes minorisés ne veulent pas être réduits à leur ethnie et aux questions d’inclusion. Ils préfèrent les éviter, c’est une stratégie de survie comme une autre pour les gens évoluant en minorité dans des environnements homogènes et violents. De plus, on a d’autres centres d’intérêt que la diversité et l’inclusion. J’ai décidé de me spécialiser là-dedans. Pour illustrer cette essentialisation, j’ai une anecdote : on m’appelle parfois pour parler du foulard dans les médias. Ce n’est pas parce que je porte un foulard que je vais m’exprimer là-dessus publiquement. Je n’ai pas d’expertise scientifique sur le foulard ou la théologie. Il n’y a aucun sens à m’interroger. Je suis rapidement réduite à ce que je porte".

L’écart générationnel et l’impact du racisme sur les minorités visibles, Sara Brarou l’a fortement ressenti pendant l’écriture de son mémoire. Les journalistes plus jeunes identifiaient et parlaient plus facilement des discriminations qu’elles avaient vécues, contrairement à leurs ainés : "Certaines personnes ne s’identifient pas comme racisées. Au fur et à mesure des discussions, les personnes plus âgées que moi comprenaient ce que je faisais avec ce travail. Elles ont vécu des choses violentes mais elles ne se sont jamais demandé : 'Pourquoi ?'; et surtout elles ne s’en sont jamais plaintes. Quand je dis à mon père que j’ai reçu des messages racistes, il me dit que ce n’est pas raciste. Quand je lui dis que des gens me disent de retourner faire des tajines, il me dit que c’est pour rigoler. Et moi je lui dis : 'Ce n’est pas pour rigoler, papa. Ce n’est pas pour rigoler'. Mon père a 55 ans, il est infirmier. Il me raconte que des patients ne veulent pas se faire soigner par lui. Mais il ne lie pas ça au racisme. Il dit que le patient ne l’aime juste pas. C’est une génération où il a fallu faire sa place et se tenir bien droit et discret. Notre génération a décidé de changer ça, d’analyser et de faire bouger les choses", affirme Sara.

« Tu seras la future Hakima »

L’absence de modèles semble freiner ce choix de devenir journaliste et, de façon insidieuse, empêcher les personnes issues de minorités visibles de s’affirmer face aux discriminations. Quand elles commencent leur carrière, de nombreuses journalistes racisées ne se sentent pas légitimes pour prendre la parole. Safia Kessas raconte, par exemple, n’avoir eu aucun modèle à l’époque. "Vingt ans plus tard, nous sommes encore trop peu nombreuses, même si les choses évoluent lentement. Nous sommes invisibles ou presque au niveau des postes de décision", affirme la réalisatrice de Casser les codes.

Quand Sara et Salwa ont décidé de choisir ce métier, les choses étaient un peu différentes. "Mes parents étaient obsédés par les médias, je me levais et la radio belge ou marocaine était allumée. Je rentrais de l’école et on enchainait les JT : RTL, RTBF, France2 ou TF1", raconte Sara Brarou. "Il n’y a que deux femmes dans lesquelles je me reconnaissais : Hakima Darhmouch (ex-RTL-TVI) et Hadja Lahbib (ex-RTBF). Quand tu cherches un peu plus, y’en a pas tant que ça".

Salwa Boujour cite également Hakima Darhmouch comme modèle de la communauté marocaine. "Il y avait tellement peu de diversité que quand je disais que je voulais faire ce métier, on me disait : 'Tu seras la future Hakima'. C’était la seule qu’on pouvait me citer". Salwa a rapidement ressenti qu’elle devrait se battre plus pour affirmer sa place. "Ça a cultivé en moi ce besoin de travailler sur ces enjeux de pouvoir. La seule façon de le faire, c’était de devenir productrice d’informations pour changer cette narration. J’avais besoin d’une info plus égalitaire, plus juste, plus représentative".

Safia Kessas, journaliste, réalisatrice et Responsable Diversité à la RTBF
Safia Kessas, journaliste, réalisatrice et Responsable Diversité à la RTBF © Olivia Droeshaut

« Je ne ressemble pas à l’image qu’ont les gens du journaliste »

Des rédactions plus représentatives, c’est ce que réclament de nombreux journalistes et on pourrait se demander pourquoi il faut qu’une rédaction soit plus diversifiée ou inclusive. Les journalistes ne sont-ils pas capables de traiter n’importe quelle information, peu importe leur position socio-économique ?

"C’est important pour notre démocratie de ne pas représenter la société à travers un prisme biaisé", insiste Salwa Boujour. "C’est un devoir du journaliste de ne pas faire perdurer des stéréotypes. Il en va de l’essence du métier, de la déontologie. À qui s’adresse ce média s’il ne parle qu’à lui-même ? Pendant mes études, il y avait un cours sur l’apparence du journaliste. Par exemple, on y lisait que le journaliste ne peut pas avoir de grosse cicatrice car cela risquerait de perturber l’attention du téléspectateur ou encore qu’il devait être séduisant. C’est dans un syllabus universitaire ! Il y a une standardisation de ce que doit être un journaliste", déplore Salwa Boujour.

Sara Brarou donne un exemple édifiant de l’image publique qu’a le journaliste. Lors des inondations à Verviers, en juillet 2021, elle se rend sur place, pour la RTBF, avec un cameraman blanc. "Les gens allaient vers lui car ils pensaient que c’était lui, le journaliste. Dans l’imaginaire des gens, une journaliste ne me ressemble pas", déplore Sara. "J’avais fait un article sur George Floyd pour la RTBF et j’ai été confrontée à des messages de type : 'Il faut bien qu’elle paie les légumes de sa tajine' ou 'À quoi peut-on s’attendre avec une journaliste soi-disant belge et formée à l’Ihecs'. On remet forcément ma légitimité en question parce que je ne ressemble pas à la figure-type du journaliste à laquelle les gens sont habitués".

Parler à tous les publics

Pour Safia Kessas, la diversité est essentielle pour la qualité de l’information et la capacité d’un média à parler à tous les publics. "Une information sera toujours plus qualitative si elle est inclusive, pensée par différentes personnes et sous différents angles. Personne n’a envie de voir le même sujet tout au long du journal. La société évolue, la manière de concevoir la famille, la place des femmes ; il y a eu metoo, Black Lives Matter, le covid, la place des métiers du care dans la société, la crise de l’accueil mais aussi des moments plus marronniers où tout le monde peut s’exprimer sur des sujets communs (conso, fêtes des pères/des mères, rentrée scolaire, …). Tout ça doit être reflété dans la vitrine du monde que nous prétendons offrir au public".

Cette hétérogénéité permettrait d’éviter des erreurs de jugement ou, carrément, des choix discriminants. "Ce sont des détails qui te font prendre conscience de l’importance de cette diversité", détaille Sara Brarou. "On peut prendre l’exemple de la couverture 'Blackface' du Vif l’express. Personne dans cette rédaction ne s’est dit que ce n’était pas ok ? En fait, tout le monde est blanc au Vif, la rédac cheffe l’a dit en venant s’expliquer sur La Première. Cette couverture du Vif, elle m’avait choquée. J’étais abonnée au Vif et j’ai supprimé mon abonnement à ce moment-là".

On trouvera peu de rédactions qui diront frontalement qu’elles ne veulent pas plus de diversité ou d’inclusion mais alors, pourquoi cette évolution est-elle si lente ? Cela relève-t-il d’un choix des personnes qui s’occupent du recrutement ?

"Je ne pense que ce soit une volonté délibérée", tempère Sara Brarou. " Il y a pas mal d’étudiants qui font partie des minorités visibles dans toutes les écoles de journalisme. Mais à un moment donné, on ne les voit plus. Est-ce que ces personnes arrêtent leurs études, est-ce qu’elles n’essaient même pas de rentrer dans la profession vu la précarité du métier, est-ce qu’elles sont découragées après quelques années de galère, est-ce que les rédactions font assez pour les retenir ?".

Derrière le fantasme, la précarité

Car pour vivre du journalisme aujourd’hui, il faut s’accrocher. Malgré les fantasmes sur ce métier, l’accès à la profession s’apparente au parcours du combattant. Les jeunes journalistes commencent "à la pige" ; ils sont payés par jour de travail ou par article (en presse écrite), ils sont indépendants et dans beaucoup de rédactions, sous-payés.

"Tu n’as plus du tout de perspectives de contrat", déplore Sara Brarou. "Nous, on vient de familles plus précaires qui se sont battues pour vivre correctement. Ils sont sortis de la précarité, ils ont une situation, ils ont fait en sorte que tu fasses des études. Est-ce que tu veux aller vers la précarité ? Est-ce que tu veux être plus précaire que tes parents ? Je n’ai jamais eu peur de travailler, j’ai combiné mes piges avec du baby-sitting, par exemple. Mais je ne disais pas la vérité, mes potes me disaient que j’avais l’air bien et je ne démentais pas. Mais à l’intérieur de moi, c’était difficile. Je me disais que j’avais étudié pendant cinq ans, que j’avais bossé sans relâche et qu’au final, je gagnais la même chose que si je n’avais pas de diplôme".

Salwa Boujour travaille depuis 2018 et elle a, elle aussi, dû multiplier les sources de revenus pour obtenir un salaire complet. "J’ai été chroniqueuse radio, j’ai donné des cours de méthodologie, de recherche et de communication digitale à l’ULB, j’ai travaillé sur des projets sociétaux, j’ai développé des campagnes de communication numérique. Je n’ai pas eu le choix, comme beaucoup de femmes. C’est éreintant et puis, cela empêche l’obtention de la carte de presse officielle et donc de postuler aux bourses du Fonds pour le Journalisme. Un processus de délégitimisation et d’exclusion bien ficelé…".

Cette précarité touche davantage les femmes et les personnes racisées car elle est combinée à d’autres discriminations quotidiennes, comme la difficulté à trouver un logement décent à loyer abordable. Les journalistes des minorités visibles subissent davantage cette pression économique. "Il y a une sorte de loi tacite qui dit qu’on devrait être content d’être là", dénonce Salwa Boujour. "Les femmes racisées doivent doublement se battre pour obtenir un salaire fidèle à leurs valeurs. Ça vient nourrir le syndrome de l’imposteur. Nous, on doit se battre deux fois plus et on ne peut pas se concentrer uniquement sur notre travail. C’est épuisant et ça peut inciter beaucoup de personnes à quitter la profession. Le montant des piges est dérisoire. Si tu n’es pas rentier ou que tu n’as pas un petit héritage qui te protège économiquement, c’est difficile de se projeter".

« Un entre-soi de personnes blanches »

Pour Salwa Boujour, même dans les nouveaux médias ou les lieux qui apparaissent comme plus inclusifs, cette homogénéité persiste. "Les personnes minorisées ne jouissent pas du même carnet d’adresses que les journalistes issus de groupes dominants. Cela a clairement un impact dans le processus de recrutement. Je pense à des journalistes embauchés même s’ils n’avaient pas de diplômes ou encore à des présentatrices engagées suite des diners d’amis où elles ont côtoyé des personnes occupant des postes stratégiques dans les médias. Le journalisme, c’est un métier de bourgeois où les gens se connaissent entre eux. J’ai participé à une conférence organisée par les médias alternatifs, des publications indépendantes qui défendent des valeurs sociétales fortes. Et ce n’est pas mieux que dans les grands médias. Le problème, c’est qu’ils ont créé ces médias avec leurs amis et les contacts de leurs amis. Il se retrouvent entre eux, c’est un indétricotable entre-soi de personnes blanches qui veulent sauver le monde. En fait, les questions d’inclusion sont réfléchies a posteriori. C'est la même chose quand un nouveau média audiovisuel émerge. Ils créent leur média et puis un an après, ils prennent conscience de leur entre-soi blanc. Et là, il y a une panique et ils cherchent des personnes colorées pour mettre du peps à l’écran".

Pour Safia Kessas, la volonté de diversité est bien présente dans les rédactions mais la mise en place reste difficile parce qu’elle n’est pas vue dans sa globalité. "Je crois qu’il faut sortir des logiques de recrutement habituelles si on veut vraiment changer les choses. Il faut sortir des hiérarchies sociales conscientes ou inconscientes. Je pense aussi qu’il faut réfléchir à la manière de conserver les talents, à ne pas les faire fuir en créant un climat respectueux de l’altérité. L’altérité c’est l’autre qui est différent, j’insiste… car les rédactions sont dans une dynamique telle qu’elles formatent beaucoup : le rythme, les mots, l’organisation, tout ça fait que le système se reproduit avec ses stéréotypes et ses préjugés inconscients. L’altérité, c’est voir une info différemment, c’est penser différemment, c’est aussi avoir des manières d’être différentes. Tout le monde ne vient pas d’un milieu bourgeois aux manières polissées", insiste Safia Kessas.

La politique de diversité, à la RTBF

Justement, à la RTBF, la diversité est inscrite comme un objectif dans le contrat de gestion. Pourtant, l’entreprise peine à diversifier son équipe de journalistes et les stéréotypes perdurent, comme quand Sara Brarou raconte ses premiers jours de stage à la rédaction du JT. "Le nombre de fois où des personnes passaient à côté de moi et me disaient : 'Ah tu es nouvelle ? Tu n’es pas chez Tarmac ?'".

Salwa Boujour est assez critique quant à la manière dont la RTBF essaie de diversifier ses équipes ; elle observe ce qu’elle appelle une "ghettoïsation". "La politique de diversité de la RTBF n’est pas optimale sur le terrain. On va inclure les personnes issues de la diversité, on va les engager mais on va les mettre dans certaines rédactions comme Tarmac ou Tipik. Les rédactions traditionnelles vont rester blanches. C’est un drôle de message qu’on envoie : les personnes racisées ne peuvent pas traiter l’information d’intérêt général ? Elles ne peuvent parler qu’aux jeunes publics ? La RTBF n’est pas la seule à faire ça, BX1 le fait aussi avec l’émission Rapologie, par exemple. Mais la RTBF jouit d’une grande audience, elle doit être exemplaire".

À la RTBF, une donnée supplémentaire est à prendre en compte : l’examen d’entrée des journalistes. Tous les trois ans environ, la rédaction organise un concours en plusieurs étapes éliminatoires. Les personnes qui réussissent ce concours peuvent travailler en tant que journaliste-pigiste et peut-être un jour, comme salarié. Cet examen comporte des critères d’entrée (comme un diplôme universitaire ou une expérience en tant que journaliste) et il laisse sur le carreau pas mal de journalistes. Sara Brarou en a fait l’expérience en 2021. Après un stage et quelques mois de piges, elle tente le concours. Elle échoue à la première étape : un QCM de culture générale et d’actualité (vous pouvez retrouver les questions des examens de 2021, 2018 et 2015).

"Ce QCM, il est fait pour les gens comme toi, qui sont blancs avec des parents blancs. Moi j’ai grandi à Bruxelles mais dans une culture flamande et marocaine. Je parlais arabe à la maison, je n’ai pas baigné dans cet univers que j’appelle 'belgo-belge', je n’ai pas été au Patro ou aux Scouts, je n’ai pas grandi avec la culture de la bière, … Et à l’examen, il y avait, par exemple, une question sur un événement folklorique de Bruxelles ou encore un bâtiment très précis à Liège. Je pense que dans mes résultats, tout ce qui était info internationale et nationale, j’ai géré. Je comprends complètement qu’on attend de moi que je connaisse un minimum de choses sur la culture belge et locale mais là, je pense que c’est un peu disproportionné".

Pourtant, Sara fait partie de ces profils qui ont "quelque chose en plus" que la majorité des journalistes blancs : une double voire une triple culture et les connaissances en langue qui l’accompagnent. Sara parle couramment le néerlandais, l’arabe, le français, l’anglais et se débrouille même en japonais. "En août 2021, quand il y a eu la chute de Kaboul, j’ai trouvé des témoignages d’afghans qui habitent en Flandre. C’est moi qui ai géré les ¾ des interviews en flamand et en arabe. Une autre fois, on avait reçu des images en japonais et j’ai été capable de les découper au bon endroit ".

Ses compétences, Sara les met aujourd’hui à profit ailleurs à la RTBF : elle est "social editor" pour plusieurs comptes d’info à destinations des Nouvelles générations (Mise à jour, Story Privée, Spit, OUFtivi, Les Niouzz, Rocky & Lily). "J’arrive à apporter ma plus-value journalistique avec l’équipe de Mise à jour (ndlr : l’équipe comprend deux journalistes et une social editor). Pour le ramadan, on a choisi de faire une vidéo pour se moquer gentiment de toutes les réflexions que font les blancs aux musulmans. On voulait sortir du classique 'Qu’est-ce que le ramadan ?'. Quand je suis allée à la salle de sport le lendemain, il y avait un gars, un Marocain, qui a commencé à me parler et à me montrer la vidéo alors qu’il ne savait pas que je travaillais pour ce compte. Il était trop content que la RTBF ait produit une vidéo sur le ramadan qui sortait des clichés et de la vision blanche habituelle. Une vidéo qui lui parlait à lui, sans préjugé".

« On recrute des gens qui nous ressemblent »

Safia Kessas est bien consciente du problème de recrutement à la RTBF. "Je ne connais pas très bien la composition des jurys mais ce que je sais c’est que les biais jouent dès les premiers instants, on recrute souvent quelqu’un qui nous ressemble sans le savoir, on attribue certains traits de personnalités (complètement faux) à des types de physiques, de taille, … Il y a aussi la socialisation des minorités qui est différente. Sortir des logiques dominantes pour ne plus avoir les mêmes profils, c’est aussi remettre en question des entretiens d’un autre âge, très formels et très verticaux. Enfin, je pense aussi aux questions des examens même si elles ont un peu évolué chez nous. On ne demande plus des questions sur le studio Marc Moulin, mais on parle de la loi contre le sexisme. On avance".

La RTBF a mis en place plusieurs projets pour essayer de diversifier sa rédaction mais aussi l’ensemble des équipes de l’entreprise. "On s’est rendu compte qu’il y avait effectivement des journalistes qui ne postulent pas du tout à la RTBF", explique Frédéric Gersdorff. "Ils ne s’y retrouvent pas, ils ne l’envisagent pas comme un employeur potentiel. Ça, c’est notre responsabilité. Le projet hackanews fait partie de cette volonté d’ouvrir la RTBF à des personnes qui ne s’y projettent pas. Grâce à ces rencontres, on a récemment engagé une assistante de production, un créateur de contenu et une jeune femme est actuellement en formation de journalisme à la RTBF Academy. C’est un travail au long cours".

Des quotas de diversité, une fausse bonne idée ?

Cette question de la diversité ne se limite pas à la Belgique. En France, face au statu quo dans les rédactions, des journalistes racisés se sont rassemblés pour créer leur propre association professionnelle, la radio publique canadienne a fait le choix des quotas pour garantir une meilleure diversité dans ses rédactions.

"Je suis perplexe sur l’idée des quotas dans les rédactions", nuance Safia Kessas. "Cela doit être pensé dans un ensemble. On ne peut pas mettre en place une politique de quotas s’il n’y a pas de vrai projet et de bienveillance. En tant que minorité visible, on est plus sévèrement jugée, on attend de nous un comportement proche de la perfection, on n’a pas le droit à l’erreur. Ce n’est pas moi qui le dis, les études le démontrent. Je suis partagée si cela ne se fait pas au sein d’une politique réfléchie en profondeur et avec l’intégration dans la réflexion des personnes concernées", insiste la créatrice des Grenades.

Salwa Boujour travaille au quotidien sur cette pression à la perfection et ces biais que subissent les journalistes racisés, avec son association M&DiA : "On travaille avec les personnes minorisées pour écouter et visibiliser leur vécu. On les accompagne dans des formations en négociation, en gestion de conflits, on les pousse à s’imposer. On travaille aussi avec les institutions qu’on essaie de sensibiliser et les médias traditionnels qu’on accompagne en interne dans leurs réflexions sur les ressources humaines notamment. Le but, c’est de maintenir une politique d’inclusion pérenne. Le chantier est immense et on est parfois dépité par le manque de considération et l’ignorance profonde de certains décisionnaires sur ces questions. Il en va de notre démocratie. On est très moralisateurs en Europe mais on ne peut pas produire une info démocratique si elle n’est pas pluraliste".

Une passion intacte, malgré les difficultés

Malgré les difficultés et l’énergie que leur demande leur travail et leurs recherches, ces trois journalistes restent guidées par l’envie de faire ce métier, sous différentes formes.

"Je suis passionnée par mon métier, personne ne m’empêchera de continuer à le pratiquer, même si c’est plus difficile pour moi", affirme Salwa Boujour. "J’ai envie de dire aux médias qu’ils doivent se former, qu’ils doivent faire appel à nous. La diversité et l’inclusion, c’est une expertise. Je détiens un savoir que les rédactions et les RH n’ont pas. Je les encourage à directement inclure les personnes concernées dans la réflexion. Invitez les experts minorisés et les journalistes minorisés autour de la table".

Sara Brarou reste marquée par son entrée dans la profession et la rédaction de son mémoire. Elle a trouvé un nouvel équilibre financier et professionnel mais reste très attachée à ses projets journalistiques. "Réaliser ce mémoire m’a donné un avant-goût de qui m’attendait dans le métier. J’ai identifié tous les 'warnings'. Je suis contente de l’avoir fait même si c’était difficile. J’espère que je vais pouvoir transmettre cette recherche au public, un jour. Ce qu’il manque dans les rédactions aujourd’hui, c’est la capacité de se mettre à la place des autres, celles et ceux qui ne vivent pas la même réalité que la majorité des journalistes blancs et issus de milieux sociaux plus confortables. Tant que ce métier reste aussi fermé, le racisme systémique continuera. J’ai l’impression que ça change mais peut-être qu’aujourd’hui, je suis dans ma bulle avec des gens bienveillants".

Comme ses consœurs, Safia reste attachée à ce métier mais, de par son expérience, elle a aujourd’hui plus d’espace pour produire d’autres formes de contenus, loin des contraintes du journalisme classique et dans son métier de réalisatrice. En sa qualité de responsable Diversité à la RTBF, elle adopte une attitude optimiste mais lucide. "Je pense qu’il y a une évolution dans les contenus. On est plus attentifs qu’avant. C’est un processus qui est lent et qui demande une attention récurrente. Vraiment récurrente. Sans ça, il n’y aura pas de changement à long terme. Sans cette évolution, on se coupe et on perd tout un public qui ira voir ailleurs. Et ce n’est pas l’offre qui manque. "

Le prochain portrait-type du journaliste belge doit sortir cette année. Sera-t-il plus jeune, moins blanc et moins bourgeois qu’en 2018 et 2013 ? On vous en (re) parlera bientôt.

 

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