EU Disinfo Lab a baptisé cette vitrine "honeypot", pot de miel, un miroir aux alouettes pour attirer les députés européens en quête de visibilité. Les médias spécialisés dans l’information européenne permettent parfois aux élus influents de publier leur point de vue sous forme de cartes blanches. "Indian Chronicles sollicite des députés pour qu’ils fournissent des cartes blanches sur les sujets qui l’intéresse : le Pakistan, le Cachemire, la Chine… C’est un dévoiement du fonctionnement de la carte blanche. Ça entretient l’illusion d’un soutien des députés aux thématiques chères à l’Inde", explique Alexandre Alaphilippe.
C’est un pot de miel, parce que ça permet aux députés de briller, de montrer qu’ils sont reconnus, que leurs contenus sont publiés, mais par des faux médias
"C’est un pot de miel, parce que ça permet aux députés de briller, de montrer qu’ils sont reconnus, que leurs contenus sont publiés, mais par des faux médias." La galaxie médiatique mis en place donne l’impression d’un grand impact international de la publication. Les sites web du réseau se relaient mutuellement, augmentant artificiellement la popularité de ces contenus sur le web.
Marc Tarabella piégé
L’eurodéputé socialiste belge Marc Tarabella a été piégé par EU Chronicle. Il a diffusé l’année dernière un communiqué à propos de l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi. L’attaché de presse du groupe PS au Parlement européen, Emmanuel Foulon, a été contacté par une femme se présentant comme journaliste, prévenant qu’elle comptait publier un article citant Marc Tarabella sur EU Chronicle.
L’article a bien été publié, mais signé du nom de Marc Tarabella, sans que celui-ci ne s’en rende compte. Au texte d’origine avait été ajouté un passage mettant en cause le Pakistan. "Dans le communiqué de presse, on ne parlait pas de ça. Le Pakistan n’est pas une zone que l’on couvre. Marc Tarabella s’occupe de la péninsule arabique", se défend Emmanuel Foulon. Alerté il y a quelques jours, l’attaché de presse a réagi : "J’ai contacté cette dame pour lui signaler l’erreur. Elle a dit que c’était une incompréhension et elle a immédiatement retiré l’article. C’est difficile pour nous d’identifier ceux qui se font passer pour des journalistes mais qui ne le sont pas."
Une plateforme pour l’extrême droite
Si l’eurodéputé PS a été piégé, d’autres semblent collaborer volontairement avec le réseau indien. "Il donne une plateforme aux politiciens d’extrême droite quand leurs objectifs convergent", écrit le Disinfo Lab. Ce rapprochement pourrait s’expliquer par un rejet commun de l’islam. Deux eurodéputés français du Rassemblement National, Thierry Mariani et Virginie Joron, ont ainsi publié sur EU Chronicles. Certains élus ont pu être instrumentalisés, alors qu’ils voulaient sincèrement défendre des causes justes, comme les droits des femmes ou des minorités, sans se rendre compte qu’ils servaient des intérêts géopolitiques cachés.
Pour attirer les eurodéputés, Indian Chronicles ne propose pas que la publication de cartes blanches, mais aussi les voyages. Le réseau indien peut se montrer généreux lorsqu’il s’agit de faire venir des élus, à Genève ou en Inde. L’an dernier, une vingtaine de députés européens ont par exemple pu visiter le Cachemire, généralement difficile d’accès. Ils ont rencontré à cette occasion le Premier ministre indien Narendra Modi.
Des fausses ONG accréditées par l’ONU
"Cela pose des questions sur l’utilisation des voyages des députés européens", souligne Alexandre Alaphilippe. "Il faut informer les députés européens sur les risques liés à ces sollicitations. On est un peu triste de constater que les gens qui étaient à l’origine de EP Today ont toujours accès au Parlement européen. Aucune sanction n’a été prise, il n’y a pas eu de conséquence aux révélations de l’an dernier sur leurs pratiques de désinformation. Il est donc possible pour eux de recommencer l’opération et de continuer à contacter des députés."
La première enquête avait déjà montré l’existence de fausses ONG qui organisaient des manifestations à Genève, face au bâtiment des Nations Unies. Des investigations plus approfondies montrent que pareilles ONG ne restent pas sur le seuil de l’organisation mondiale : elles sont accréditées par l’ONU pour y prendre la parole au Comité des droits de l’homme. " Ces organisations se focalisent uniquement sur le Pakistan, même si cela n’a rien à voir avec leur objet. Nous prouvons que ces ONG sont gérées par les mêmes acteurs que nous avons appelés Indian Chronicles parce que nous ne savons pas qui est derrière. Mais nous savons qu’ils ont géré au moins dix ONG accréditées au sein des Nations unies. Elles avaient toutes pour objectif de discréditer les adversaires de l’Inde, et en premier lieu le Pakistan."
Une opération étatique
L’enquête bruxelloise ne démontre pas une implication du gouvernement indien dans cette campagne qui a pourtant tout d’une opération étatique. Les indices concrets trouvés ne conduisent qu’au conglomérat privé Srivastava. "C’est une opération d’une ampleur et d’une sophistication immense. Cela suppose une organisation assez forte", remarque le directeur exécutif de l’ONG. "Il n’y a pas d’intérêt économique, mais les intérêts géopolitiques d’un pays. Il serait inconcevable qu'elle ne soit pas connue d’un ou plusieurs Etats, vu son ampleur."
"Dès qu’il y a conflit, il y a une bataille de l’information, analyse encore Alexandre Alaphilippe. C’est crucial. Ça fait partie de l’arsenal utilisé pour influencer le débat. En exposant les mécanismes utilisés, on rend ces outils plus difficiles à utiliser."
Opération réussie
Le réseau sert aussi à diffuser de la désinformation à l’intention de l’opinion publique indienne. "Il s’agit notamment de faire croire aux Indiens que l’UE et l’Onu soutiennent l’Inde inconditionnellement dans ses relations avec le Pakistan et le Chine. L’opération de manipulation de l’information consiste à faire parler un ou deux députés européens et de présenter ces déclarations, par le truchement de faux médias et fausses ONG, comme une position officielle de l’Union européenne. C’est transmis aux médias indiens qui touchent des dizaines de millions de personnes qui peuvent penser erronément que la politique de l’Inde est soutenue par des institutions internationales."
Pour Alexandre Alaphilippe, l’opération a atteint un certain nombre de ses objectifs : "Il y a eu les visites de députés européens, il y a eu des questions parlementaires au Parlement européen, il y a des interventions régulières aux Nations unies... L’opération d’influence des institutions internationales a réussi. La désinformation en Inde fonctionne aussi. Les contenus, retravaillés par l’agence de presse ANI, sont repris dans la presse et la télévision indienne. Cette opération se poursuit depuis 15 ans parce qu’elle produit des résultats."