Florence Aubenas sur le vote extrême, la "France d’en bas" et les médias : "A chaque fois, on semble tomber de sa chaise"

Florence Aubenas est maintenant docteur honoris causa de L’UCLouvain

© RTBF

Par Kevin Dero sur base d'une interview de Thomas Gadisseux

Discussion autour du journalisme et de la parole citoyenne ce vendredi dans notre matinale. Au micro de Thomas Gadisseux, Florence Aubenas, journaliste au journal Le Monde, connue pour ses enquêtes au plus proche du terrain et de la population. Quelques-unes de celles-ci ont fait l’objet de livres voire même de film. Citons des œuvres comme "le Quai de Ouistreham", "l’inconnu de la poste", "En France"…

La journaliste française, qui vient de revenir d’Ukraine – et s’apprête à y repartir — vient d’être faite Docteur Honoris Causa de l’UCLouvain.

Remous permanents

"Depuis que je travaille, la crise est en toile de fond" déclarait Florence Aubenas dans une interview récente. Crise financière, terrorisme, crise sanitaire, guerre en Ukraine, crise de l’énergie… Et la journaliste d’observer :" Il n’y a plus rien d’habituel, les crises se sont accumulées les unes aux autres ". Et de supputer la prochaine, qui est déjà dans bien des esprits : la crise écologique arrive à grands pas…

Défiance envers les médias

"On évalue un régime à ses marges" a-t-elle aussi écrit. Florence Aubenas s’intéresse aux personnes qui ont peu souvent la parole dans les médias. Ceux qu’on appelle parfois "La France d’en bas" ou "Les invisibles", (telles ces femmes de ménage dans des bateaux dont elle fit le portrait dans " Le quai de Ouistreham ").

Florence Aubenas constate un changement profond de la façon dans les médias sont perçus par la population, et notamment cette population désabusée. L’heure est à la suspicion. "Les interviews sont de plus en plus compliquées". Suspicion, défiance. Lors des reportages menés sur le mouvement des gilets jaunes, Florence Aubenas s’est ainsi retrouvée sur une chaise au milieu d’un rond-point, entourée de personnes qui la dévisageaient, lui posait des questions pour savoir à qui ils avaient à faire, la filmaient. "Comme des Sioux qui ont pris quelqu’un en otage".

On n’a pas essayé d’assez les écouter

Cette défiance, la journaliste dit la comprendre en partie. "Ce ne sont pas des gens qui ont l’impression d’avoir été correctement traités par les médias" explique-t-elle. Des personnes qui ont le sentiment d’être mises dans une case ("La France d’en bas", "La France des extrêmes") et dévalorisés par les médias.

La reporter constate : "C’est un problème. On n’a pas essayé de les écouter. On n’a pas essayé d’assez les écouter." – Donner la parole n’est pas épouser la cause.

France "coupée en trois"

Fine observatrice de la société, la journaliste note bel et bien un Hexagone "coupé en trois". Tout d’abord les villes, votant plus volontiers Macron. Une France péri-urbaine, installée dans des petites villes ou dans les campagnes, plus orientée vers un vote d’extrême-droite. Et une France qui va bien, des régions plus préservées économiquement, (comme la Bretagne), votant extrême-gauche ou Emmanuel Macron.

"Les inégalités se creusent au sens où à chaque fois, on semble tomber de sa chaise" observe Florence Aubenas. " La crise sanitaire a révélé une fameuse crise dans les hôpitaux". Et de constater qu’on remarque dans ces moments-là ces "invisibles". Hôpitaux, maisons de retraite, des personnes qui sont un "socle" pour la société et qu’on met en lumière seulement à des moments tels que ceux-là.

A chaque fois, on semble tomber de sa chaise

Les médias, englués dans une vision un peu condescendante parfois, ne mettent pas le projecteur toujours là où il faut. "Dans 'élections', il y a 'électeurs'. Et les électeurs ce ne sont pas d’eux qu’on parle le plus pendant les élections " dit-elle.

Dans 'élections', il y a 'électeurs'. Et les électeurs ce ne sont pas d’eux qu’on parle le plus pendant les élections

Messages brouillés

Les réseaux sociaux, phénomène récent, apportent leur quotidiennement leur lot de paroles débridées, de désinformations et de brouillages politiques. Selon l’invitée de notre matinale, ils peuvent cependant donc s’avérer être "une très bonne chose". Qui y voit le "moyen pour rappeler les règles et la raison d’être de notre métier de journaliste"… "Beaucoup de personnes qui pensaient ne pas avoir droit à la parole s’en sont emparées […] et ça nous permet de voir combien cette parole était contenue".

Une parole qui "couvait depuis longtemps". Et la journaliste d’ajouter : "Cette violence vient du fait que les gens se sentaient bâillonnés, pas capables de parler" note-t-elle. "Ça va se calmer de soi-même mais ça nous oblige, nous journalistes, à nous questionner par rapport à ça. Qui est-on ? Quelles sont nos règles ? Nos façons de travailler ? Qu’est-ce qu’on apporte de plus à s’exprimer dans un journal plutôt que de faire un tweet ou un post Facebook ?"

Cette violence vient du fait que les gens se sentaient bâillonnés, pas capables de parler

Thomas Gadisseux et Florence Aubenas de parler de liberté d’expression. Rachat de twitter par Elon Musk, médias protégés "par des gros bras" lors de manifestations de gilets jaunes - "Je pensais ne jamais vivre ça en France" dit la journaliste "-, influence impressionnante de canaux tels les Russes de RT (" Russia Today ") sur une partie de la population…

"Aujourd’hui, le véritable problème de la presse est qu’on est noyé dans l’information. Comment faire sa route ?" Et de pointer le doigt sur une désinformation qui vient parfois du sommet de l’Etat même (Donald Trump, Sibeth Ndiaye pour E. Macron…)

Archive "Le Grand Oral" de mars 2016

"On n’imaginait plus des rats qui courent partout "

Florence Aubenas a été sur nombre de terrains de guerre (on se souvient d’ailleurs d’elle aussi lors de la guerre en Irak, où elle a été retenue en otage 157 jours). Elle y repartira bientôt, en Ukraine. Guerre qu’elle perçoit comme "d’un autre siècle". Retour de la guerre de sang, de boue, de tranchées. "On n’imaginait plus des gens qui n’ont rien à manger. On n’imaginait plus des rats qui courent partout"

 

 

Janvier 2022

"Ouistreham", un adaptation du livre de Florence Aubenas par Emmanuel Carrère

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Et en même temps, elle y voit une guerre très moderne. Notamment dans l’entourage du président Zelenski. "Une organisation incroyable, auprès d’un président qui a réussi à mettre en scène cette guerre ('de manière très digne', souligne-t-elle) ".

Un homme qui fera peut-être l’objet de chapitres dans de nouveaux récits que la journaliste et autrice, maintenant Docteur à l’UCLouvain, sortiront peut-être prochainement…

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