Exposition

Four Sisters trauma et féminisme au Musée Juif de Belgique

Sarah Kaliski, Sans titre (napperon), sans date

© Galerie Loeve&Co

Par Xavier Ess

Le Musée Juif de Belgique expose les œuvres de quatre artistes, Chantal Akerman, Marianne Berenhaut, Sarah Kaliski et Julia Pirotte, dans une exposition chorale intitulée Four Sisters. Ces artistes, qui ont habité Bruxelles, ont en commun d'avoir vécu ou d'avoir été directement touchées par l'Occupation et les déportations nazies. Chacune a un univers artistique singulier, allant de la réalisation de films à la création de sculptures, de la peinture à la photographie. C'est la première fois que leurs œuvres sont présentées ensemble dans une exposition, mêlant images, textes et archives. Four Sisters est à voir du 23 mars au 27 août.

Les quatre "sœurs" réunies dans un montage photo
Les quatre "sœurs" réunies dans un montage photo © Hugard & Vanoverschelde

Destruction - Emancipation - Visibilité

L'exposition se compose de deux approches, l'une documentaire et l'autre artistique. Au rez de chausée, trois tables de photos, coupures de presse, journal intime , invitations à des vernissages... documentent le parcours personnel et artistique en trois chapitres. Destruction : les années de guerre et la Shoah, Emancipation : l'art et la conscience féministe, Visibilité : la reconnaissance (inter)nationale. 

Pour entrer dans l'œuvre de ces quatre femmes, il faut en connaître la biographie familiale qui déterminera le fil de l'existence de ces "quatre sœurs", même si elles se sont à peine croisées. De Julia Pirotte née en 1907 à Chantal Akerman née en 1950, ces quatre destinées couvrent un siècle entier d'Histoire.

En 1942, les grands parents maternels et Natalia, la mère de Chantal Akerman, sont déportés à Auschwitz. Seule Natalia survivra. Le silence, l'absence, la figure de la mère et la place des femmes reviendront sans cesse dans les créations de la cinéaste. 

Installation de Chantal Akerman  "Marcher à côté de ses lacets dans un frigidaire vide" (détail), 2004.
La cinéaste et sa mère, rescapée des camps, parcourent le journal intime de la grand-mère retrouvé après sa déportation et sa mort à  Auschwitz.
Installation de Chantal Akerman "Marcher à côté de ses lacets dans un frigidaire vide" (détail), 2004. La cinéaste et sa mère, rescapée des camps, parcourent le journal intime de la grand-mère retrouvé après sa déportation et sa mort à Auschwitz. © Marian Goodman Gallery

Les parents et le frère aîné de la sculptrice Marianne Berenhaut sont déportés, eux aussi, en 1942. Elle ne les reverra plus. Placée dans un orphelinat, elle sera séparée de son frère jumeau. La maison, abri précaire, puis ses sculptures molles de Poupées-Poubelles et ses installations d'objets domestiques usagés évoquent la mémoire et la destruction.

 

Marianne Berenhaut, Les jumeaux, 2000
Marianne Berenhaut, Les jumeaux, 2000 ©  Dvir Gallery

Après la déportation et l'assassinat de son père à Auschwitz, Sarah Kaliski, future peintre des corps désirants et souffrants, sera cachée et maltraitée par la famille qui l'accueille. L'horreur et l'absence du père aimant nourrissent son œuvre. 

Sarah Kaliski, vue d'exposition
Sarah Kaliski, vue d'exposition © Hugard & Vanoverschelde
Julia Pirotte, Mon autoportrait dans la glace (sans tablier), 1943
Julia Pirotte, Mon autoportrait dans la glace (sans tablier), 1943 © Musée de la photographie, Charleroi

Julia Pirotte née en 1907 en Pologne d'une famille juive pauvre, sera militante communiste dans les années trente - cela lui coutera quatre années de prison - et photographe. Exilée en France, elle rejoint la Résistance qu'elle documentera. Un des rares témoignages visuels de l'époque. Elle photographie la libération de Marseille et en 1946, de retour en Pologne libérée des nazis, elle immortalisera les suites du progrom de Kielce. Quarante deux Juifs assassinés de sang froid.  

Julia Pirotte, Groupe de résistantes au défilé de la Victoire à Marseille, le 29 août 1944
Julia Pirotte, Groupe de résistantes au défilé de la Victoire à Marseille, le 29 août 1944 © Musée d'Histoire de Marseille, inv. 1986.8.169

L'influence du mouvement féministe de la deuxième vague

Ensuite, vient l'époque des années 60-70 où les commissaires  Barbara Cuglietta & Yann Chateigné Tytelman pointent l'émancipation des "sœurs" (sauf Julia Pirotte qui n'a pas attendu les années 70) via le mouvement féministe de la deuxième vague qui dénonce l'emprise du patriarcat sur tous les domaines de la vie des femmes : domestique, social, sexuel, professionnel. Un des slogans sera " le privé est politique ". En 1975, Chantal Akerman réalise " Jeane Dielman, 35 rue du commerce, 1080 Bruxelles". Elle a 25 ans.  

 

Les années 70, le moment de l'émancipation
Les années 70, le moment de l'émancipation © Hugard & Vanoverschelde

C'est le début de la reconnaissance pour ces créatrices. Marianne Berenhaut installe ses Poupées-Poubelles à la Maison des Femmes en 1977. Les hommes sont horrifiés, raconte la sculptrice. Sarah Kaliski peint "des corps dénudés dans des espaces vides aux architectures étranges". Ses peintures se font "apocalyptiques". Four Sisters montre la dernière période, les années 2000.

Sarah Kaliski, Sans titre, 2005
Sarah Kaliski, Sans titre, 2005 © Galerie Loeve&Co

Le temps de la reconnaissance

Sous le titre Visibilité ,la dernière table rassemble les documents du succès, à géométrie variable: Chantal Akerman est sollicitée désormais par les musées pour ses installations video. Marianne Berenhaut en solo au Mac's en 2007 puis au MuKHA (Anvers) en 2021. Julia Pirotte exposée aux Rencontres d'Arles en 1980 déjà. Puis en Pologne, à Londres, Bruxelles, Stockholm, New York. Sarah Kaliski, qui reste méconnue, est présentée au Musée d'Ixelles en 2002, au Musée juif de Bruxelles en 2007, au Centre Wallonie-Bruxelles à Paris en 2017. 

Sarah Kaliski, peinture sur bâche (détail)
Sarah Kaliski, peinture sur bâche (détail) © Hugard & Vanoverschelde

Sarah Kaliski : l'urgence

La véritable découverte de l’exposition est l’œuvre poignante et puissante de Sarah Kaliski qui dans ses dessins et peintures de corps, les réduits à des signes lourds de charge émotionnelle écrasante. Dans ce travail obsessionnel de reproduction des corps, tantôt affligés, tantôt faisant l’amour, tantôt enchevêtrés, on sent toute l’urgence et l’insatiable nécessité à expulser, à décharger cette douleur de l'horreur et du père absent par une présence des corps entre extase physique et lieu de tous les asservissements. Ce déchirement brut que l’artiste, avec des moyens réduits à l’essentiel, jette sur des supports qu'on croirait de récupération. Au final Kaliski nous parle de violence. Violence de l’amour dans l’extase ou le manque, violence faites au corps contraint, masse reproduite encore et encore oblitérant l’identité.  

Sarah Kaliski , vue d'exposition
Sarah Kaliski , vue d'exposition © Hugard & Vanoverschelde
Marianne Berenhaut, Poupées poubelles : Miroir noir, 1971-1980
Marianne Berenhaut, Poupées poubelles : Miroir noir, 1971-1980 © Dvir Gallery

Les pou-pou de Marianne Berenhout

Les "pou-pou" sont les Poupées-Poubelles (parce qu'elle aime l’onomatopée pou-pou), ces corps de femme désarticulés, entremêlés, " un peu comme la vie " dit la sculptrice, faits de bas nylon bourrés de chiffons , de " loques ", de limaille… Du rebut. A la fois une image dérangeante du corps de la femme rendu difforme et une prise de position féministe radicale sur le regard des hommes qui réduirait les femmes à des objets bons à jeter après usage. Une interprétation possible… parce que Marianne Berenhout est d’abord, et elle insiste, dans le " faire ". Pour elle- même, par néccessité. Une obstination et répétition ( les années de création) qui apportent de la jouissance. "Les mots sont réducteurs à donner du sens à l’acte créatif."    

Marianne Berenhout, Vie privée : en rang, 1992
Marianne Berenhout, Vie privée : en rang, 1992 © Hugard & Vanoverschelde

 

La violence du souvenir

Dans l’installation " Vie privée : en rang " (1992) qui occupe une pièce entière, les machines à écrire des années d’enfance de la plasticienne sont comme des outils inadéquats, cassés, inutilisables pour garder trace du passé. "Les mots sont inadéquats" dit-elle. Parce qu’il est impossible d’objectiver une douleur forcément indescriptible. Les ampoules qui surplombent ce chemin de croix sans épilogue, tout à coup renvoient aux installations de Christian Boltanski.

Four Sisters au Musée juif de Belgique est l'exposition d'une impossible guérison mais d'une résilience imparfaite à travers l'art. Une nouvelle démonstration, si c'était nécessaire, de la blessure et du parcours personnel comme éléments fondateurs à toute création. Four Sisters, à voir jusqu'au 27 août 2023.

Marianne Berenhout, vue d'exposition
Marianne Berenhout, vue d'exposition © Hugard & Vanoverschelde

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