Guerre en Ukraine

Géopolitique et guerre en Ukraine : Kaliningrad et le "corridor" de Suwalki, deux grands points faibles de l’OTAN ?

Kaliningrad était auparavant appelé Königsberg, lorsque la ville était la ville principale de la Prusse-Orientale.

© AFP/BELGA/GETTY

Par Kevin Dero

Chers passagers du train Moscou-Kaliningrad. Aujourd’hui, Poutine tue des civils en Ukraine. Approuvez-vous cela ?

Le message, en langue russe, résonne en gare de Vilnius, en Lituanie. Les voyageurs du train venant de Moscou ne pourront pas descendre. Pas pour le moment, ils le pouvaient avant l’invasion de l’Ukraine. Actuellement, c’est seulement les ressortissants de l’Union européenne qui peuvent y embarquer ou désembarquer.

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Accueil sonore... et visuel

L’accueil, pour les voyageurs devant rester dans le train, est complété par une exposition photo. Le long des quais, des scènes montrant des immeubles bombardés de Kiev ou de Marioupol, des civils blessés, des corps recouverts de bâches… Le texte écrit en russe est le même que celui diffusé dans les haut-parleurs, comme le stipule le journal Libération.

Une bannière avec une photo d’Evgeniy Maloletka, un photographe travaillant pour Associated Press (AP), est vue à côté d’autres photos de la guerre de la Russie en Ukraine à la gare de Vilnius, en Lituanie, le 25 mars 2022.
Une bannière avec une photo d’Evgeniy Maloletka, un photographe travaillant pour Associated Press (AP), est vue à côté d’autres photos de la guerre de la Russie en Ukraine à la gare de Vilnius, en Lituanie, le 25 mars 2022. © AFP

Dernier chemin de fer

La ligne de chemin de fer est la dernière qui transporte des passagers en activité entre le territoire russe et celui de l’Union européenne. Jusqu’à la fin mars, il y avait aussi le Saint-Pétersbourg – Helsinki, train à grande vitesse reliant les deux villes en trois heures et demie. Mais la compagnie ferroviaire finlandaise a arrêté de le faire rouler. Le Moscou-Kaliningrad, lui, continue. 100 trains par mois relient encore les deux villes, selon un trajet qui passe par Minsk, en Biélorussie.

La photo d’un Ukrainien qui pleure devant le corps sans vie de son fils dans un hôpital de Mariupol, en Ukraine, prise par Evgeniy Maloletka, un photographe travaillant pour Associated Press (AP), est vue à côté d’autres photos de la guerre de la Russie e

Kaliningrad… D’où vient cette curiosité territoriale ? Ce petit bout de Russie coincée entre la mer Baltique, la Lituanie et la Pologne ? Environ 15.000 km2 de Russie (soit un peu moins de la moitié de la superficie de la Belgique) qui sont aussi une sérieuse épine dans le pied pour l’OTAN. Un oblast – région administrative russe — à haute valeur stratégique, bourrée d’armes, dont la menace plane sur le futur de cette guerre en Ukraine. Explications.

Carte du territoire russe de Kaliningrad, enclavé entre la Pologne et la Lituanie.
Carte du territoire russe de Kaliningrad, enclavé entre la Pologne et la Lituanie. © Getty

Une "exclave" aux contours historiques

Un petit million d’habitants vivent dans l’oblast de Kaliningrad. Cette terre a une histoire riche. Terre des Chevaliers teutoniques au XIIIe siècle, ils y fondèrent la Prusse. En 1807, c’est là qu’est signé le traité de Tilsit, entre l’Empire français et le tsar Alexandre. La ville sur le Niémen, est à présent nommée Sovetsk.

La ville principale de ce territoire, c’est Königsberg. Un " mont du roi " (appelé comme ça en l’honneur d’Ottokar II de Bohême), hérité des Croisades, fortement défendu, qui prospéra au fil des siècles.

Cité prospère, port de commerce important, elle deviendra chef-lieu de la Prusse-Orientale. Faisant partie du territoire allemand, elle est la cité natale du grand philosophe Emmanuel Kant ainsi que de nombreux médecins et mathématiciens. Ville principale d’une région de culture allemande, elles basculeront toutes deux dans le giron soviétique après la deuxième guerre mondiale.

Kaliningrad
Kaliningrad © Getty

Fenêtre sur la Baltique…

Suite aux accords de Yalta et ensuite de Postdam, en 1945, l’URSS va ainsi se voir attribuer la partie nord de cette Prusse-Orientale allemande. Le sud, ce sera pour la Pologne. Königsberg est rebaptisée Kaliningrad. Du nom de Michaïl Kalinine, figure de proue du Soviet suprême entre 1919 et 1946. La population allemande est chassée du territoire (oblast qui prend aussi le nom de son chef-lieu, comme le veut la coutume) et remplacée par des Russes. 80% des habitants sont à présent d’origine russe. Staline veut faire de la ville une ville-modèle soviétique.

Après une brève indépendance et une résistance écrasée, les pays Baltes sont annexés par Staline en tant que républiques socialistes soviétiques.

L’oblast de Kaliningrad, pour sa part directement rattaché à la Russie soviétique, va devenir, durant la guerre froide, le quartier général de la flotte russe en Baltique. Un avant-poste stratégique, aussi appelé " Petite-Russie " loin d’être dénué d’intérêt, car les principaux ports de la région (Kaliningrad et Baltiisk – auparavant Pillau-), contrairement à d’autres grands ports russes donnant sur la Baltique, Saint-Pétersbourg (alors Leningrad) ou Kronstadt, sont libres de glaces toute l’année. Fermée aux étrangers et même à une majorité de Soviétiques, la " Petite-Russie ", elle vit du pétrole et de l’ambre.

Soudain, en 1991, tout change. L’Union soviétique implose. Estonie, Lettonie et Lituanie accèdent à l’indépendance, la Pologne sort du giron du pacte de Varsovie, une nouvelle ère débute. Kaliningrad devient isolée du reste du territoire de la fédération de Russe. L’" enclave " devient " exclave ".

La "forêt dansante" dans l’oblast de Kaliningrad.
Cathédrale de Kaliningrad
Tombe d’Emmanuel Kant, dans la cathédrale de Kaliningrad

…Et sur l’Europe

Pour remédier à cela, et comme le temps n’est plus à la guerre froide, les autorités locales pensent dans les années 90 faire de la zone une sorte d’" Hong Kong sur Baltique ". Moscou, elle, ne l’entend pas de cette oreille. Elle craint des volontés autonomistes et voudrait bien continuer à bénéficier de sa position géographique et stratégique au cœur du nord l’Europe. Elle va cependant diminuer contingent militaire et armement. L’oblast devient un pion défensif.

On essaye de développer le tourisme à Kaliningrad dans le courant des années 2000, on fête les 750 ans de son érection, on y fait même jouer des matchs de la coupe du monde en 2018.

Mais depuis 2014 et la prise de la Crimée par Vladimir Poutine, le temps des tensions est bel et bien revenu… Entre-temps, l’Union européenne s’est étendue aux pays baltes et de l’Est et l’OTAN se rapproche, également peu à peu également de Moscou…

Bateaux de la flotte russe à Kaliningrad
Bateaux de la flotte russe à Kaliningrad © Getty

Arsenal

Le Kremlin va renforcer son contrôle sur l’oblast. Et on va bien le remilitariser. Des missiles S-400, système de défense antiaérien à portée de 400 kms sont présents. Des missiles balistiques à têtes nucléaires Iskander sont déployés dans l’exclave il y a cinq ans. Ceux-ci ont une portée de 500 km et peuvent donc toucher de grandes parties de la Pologne, de la Suède, et des pays Baltes.

L’OTAN, lui, se veut rassurante envers les pays de la région (bouclier antimissile américain, contingents militaires sur place…). Des exercices ont été menés par l’organisation. Les Russes, eux, ont montré leurs muscles lors des exercices ZAPAD en 2017 (troupes en Russie, Biélorussie et Kaliningrad). Le 8 février, les Russes ont déployé dans l’enclave des avions MIG 314 qui portaient des missiles hypersoniques. Ceux-ci auraient une portée de… 2400 km.

Bastion stratégique russe sur les côtes de la Baltique, Kaliningrad contiendrait de nos jours 30.000 hommes.

Archive JT du 24 juin 2018

Kaliningrad : enclave militaire russe

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Le corridor de Suwalki

Ce " corridor de Suwalki ", largement méconnu, est actuellement sous les feux de l’actualité. Car il s’agit d’un fameux maillon-faible pour l’OTAN. Long de 35 kilomètres, il se situe de part et d’autre de la frontière entre la Lituanie et la Pologne. Cette zone, du nom d’une ville polonaise proche de la frontière, est aussi le point le plus court entre l’enclave de Kaliningrad et la Biélorussie.

Ainsi, s’ils avaient dans l’idée de poursuivre la guerre en Europe, pour les Russes, conquérir ce " couloir ", aux aspects ruraux de petites collines verdoyantes, serait d’une utilité… plus que non-négligeable… Car si Moscou parvient à relier territorialement Kaliningrad à son fidèle allié biélorusse, les Pays baltes seraient, de facto, isolés de la Pologne, et donc du reste de l’OTAN. De l’OTAN mais aussi de l’Union européenne.

Un poste frontière polonais est photographié en 2016 à Zerdziny, dans le nord de la Pologne, à la frontière du pays de l’OTAN avec la Lituanie, partenaire de l’alliance, et la région russe de Kaliningrad. Le tronçon de 80 kilomètres de frontière entre la
Un poste frontière polonais est photographié en 2016 à Zerdziny, dans le nord de la Pologne, à la frontière du pays de l’OTAN avec la Lituanie, partenaire de l’alliance, et la région russe de Kaliningrad. Le tronçon de 80 kilomètres de frontière entre la © AFP/BELGA

Isolement

Ce cas de figure, c’est le cauchemar des Pays Baltes. Ils se retrouveraient comme sur une île, l’aide ne pouvant se faire que par les airs ou par la mer. Pas si simple, d’autant que la Suède et la Finlande (le port d’Helsinki se situe en face de celui de Tallinn, en Estonie), ne sont toujours pas membres de l’OTAN. Stockholm et Helsinki sont en profonde réflexion pour le moment en ce qui concerne un possible futur avenir au sein de l’alliance atlantique. Les Lituaniens, tout comme leurs proches voisins, ont une peur panique de subir le sort de l’Ukraine et de voir les Russes les envahir à nouveau.

Pays baltes. Au sud de la Lituanie, on peut voir "le corridor de Suwalki", zone frontalière
Pays baltes. Au sud de la Lituanie, on peut voir "le corridor de Suwalki", zone frontalière © PeterHermesFurian

Lituanie et barbelés

Une jonction entre la Biélorussie, dont des troupes sont massées à la frontière, à Lida, et un oblast de Kaliningrad surarmé qui préoccupe beaucoup Vilnius. Les autorités lituaniennes craignent un renforcement encore plus important des troupes russes à Kaliningrad après les opérations en Ukraine.

Des refuges sont aménagés pour les civils, des sirènes testées, des médias russes interdits… On se prépare en Lituanie et on verrouille la frontière biélorusse. Comme le dit ce commandant des gardes frontières aux équipes d’Arte, 23 kilomètres de barbelés ont déjà été installés et 17 kilomètres déjà bien clôturés. La barrière était à l’origine un dispositif construit pour empêcher le passage de migrants suite à la crise entre Europe et Biélorussie fin de l’année dernière.

A présent, l’objectif a changé. Et c’est vers l’est et les chars venant des plaines biélorusses et russes que les regards baltes, inquiets, sont tournés…

Menaces sur mer

Mais pas seulement. Ils sont aussi tournés vers Kaliningrad, véritable poudrière au centre de la région, d’où pourraient venir des attaques militaires, mais aussi des tentatives de déstabilisation (avec cyberattaque, désinformation, manipulation des minorités russophones…). Une sorte de " guerre hybride " menée par Moscou contre l’OTAN.

La région est donc d’une importance stratégique cruciale. Moscou se sert de Kaliningrad et de son armement (dont l’arme nucléaire) pour faire pression sur l’OTAN. Une menace due à l’histoire, sur les bords des eaux calmes de la Baltique…

Littoral de la Batique dans l'oblast de Kaliningrad
Littoral de la Batique dans l'oblast de Kaliningrad © AFP

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