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Giger peut-il encore choquer en 2022 ?

Scorn

© Ebb Software - Kepler Interactive

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Par Michi-Hiro Tamaï

La sortie imminente de Scorn sur PC et Xbox Series prouve que l’aura de H.R. Giger déborde largement des cauchemars d’Alien au cinéma. L’influence de l’illustrateur suisse contamine ainsi un pan entier de l’histoire du jeu vidéo et de l’industrie musicale, en particulier dans le metal et le rock progressif. Par ici la visite...

Les douaniers déballent parfois des colis très louches. À la fin des années 70, les agents de l’aéroport de Los Angeles tombaient ainsi nez à nez avec les concepts arts du facehugger de Hans Ruedi Giger pour Alien, le huitième passager. Gros stress. Si bien que les esquisses du célèbre parasite facial du film culte de Ridley Scott furent saisies par la police. L’emprise des cauchemars biomécaniques de l’illustrateur suisse sur notre psyché et la pop culture ne faiblit pas, quatre décennies plus tard. Au cinéma, Giger n’a, certes, jamais pondu de création plus marquante que ses xénomorphes d’Alien. Mais l’aura de l’artiste suisse décédé en 2014 prospère bel et bien, en musique et en gaming. L’arrivée imminente du très hypé Scorn sur PC et Xbox Series en témoigne avec force. Un jeu indé serbe à ne pas mettre entre toutes les mains.

" Plutôt que des jumpscare, on préfère garder le joueur dans un état constant de malaise et de peur. Ce sont les mêmes sujets que Giger développait dans ses peintures. Mais on ne veut pas lui ressembler trait pour trait, c’est plus un état d’esprit, une philosophique. " souligne Mitlos Hetlerovic, le cocréateur de Scorn, en pleine démonstration sur le showfloor de la Gamescom. Et de fait, explorer la nécropole endormie, luisante et brumeuse de la démo que ce dernier présentait sur le salon gaming de Cologne se soldait par des haut-le-cœur, loin de toute peur panique. Vu à la première personne, le puzzle game y enfermait ainsi le gamer dans un dédale de sous terrains tapissés d’os et de murs de chair torturée.

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Scorn, a serbian game

Le sens aigu du grotesque de Scorn salue avec talent H.R. Giger, en particulier le premier Alien et Prometheus. Mais aussi les délires morbides du mangaka japonais Junji Ito. Ce contenu sensible a souffert de plusieurs retards, depuis neuf ans. "Nous ne savions pas développer lorsque nous avons commencé Scorn en 2013 avec mon cousin. D’où ce délai. Le côté dérangeant de Scorn n’a toutefois pas repoussé la plupart des éditeurs qui le trouvaient intéressant. Au final, on a donc beaucoup expérimenté, tant en termes de planning que de technologie." précise Mitlos Hetlerovic. "Tous les visuels du jeu ont d’ailleurs dus être remis au gout du jour, ces trois dernières années. On a essayé de confier certains travaux graphiques à des boites extérieures. Mais la plupart d’entre elles nous disaient qu’on était fous. C’était difficile de trouver des équipes qui comprennent notre démarche."

Amputé d’indice textuel, privé de carte et sans dialogue, Scorn se découvre en effet à coups d’essais et d’erreurs. On y observe d’étranges mécanismes cryptiques pour tenter de les comprendre et progresser. Sur sa démo de près d’une heure, ce walking simulator se vivant comme une version satanique de The Witness enveloppe finalement son gameplay dans une formule assez convenue. Manipuler un jeu de taquin géant. Jongler avec les aiguillages d’un réseau ferroviaire. L’avant-première de cet escape room vénéneux exigeait également de " libérer " une créature humanoïde d’un étrange cocon. Le tout, pour la broyer et récupérer son bras afin de s’en servir comme clef. Du body horror franchement malaisant qui se revendique aussi de David Cronenberg.

"Je vous assure que nous ne sommes pas des psychopathes ! L’horreur de Scorn n’est qu’un moyen de véhiculer des idées philosophiques soumises à l’interprétation du joueur. Giger n’est d’ailleurs pas la seule influence de Scorn. Nous nous revendiquons de la peinture surréaliste et des existentialistes" poursuit Mitlos Hetlerovic. "En son temps, la Mouche de Cronenberg a dégouté les spectateurs. Mais ce film parle avant tout d’une personne qui essaye d’assumer sa transformation. Cette approche de body horror exprime aussi la peur de devenir malade et différent. Scorn en parle via des augmentations du corps du joueur. Nous questionnons la douleur, sans dialogue."

Scorn
Scorn © Ebb Software - Kepler Interactive

Batman, Jésus-Christ et Blondie

Le spectacle de chair et de sang de Scorn pourrait rendre vegan le plus carnivore des gamers. En attendant de voir sa vraie valeur ludique, ce 21 octobre, il complète une très haute pile de jeux vidéo et d’albums musicaux où plane l’aura de H.R. Giger. Intervenant sur des films comme Species ou Batman Forever, le coup de crayon du maître de l’horreur suisse n’a jamais supplanté le choc d’Alien au cinéma. Mais son esthétique biomécanique et sexualisée se retrouve sur un nombre inhabituel de pochettes d’albums. Soit de 1969 à 2010, plus d’une vingtaine de disques qu’il a illustrés. Une longévité forçant le respect.

Brain Salad Surgery - ELP
Brain Salad Surgery - ELP © Bmg Deconstruction

Album de rock progressif phare des années 70, le Brain Salad Surgery d’Emerson, Lake & Palmer vole au-dessus de la mêlée. Son illustration se joue d’un effet de transparence résumant assez bien les obsessions faciales morbides et biomécaniques de Giger. Le trio londonien n’est toutefois pas le seul groupe de prog rock à avoir plébiscité Giger. Attahk des français de Magma brandissait ainsi une illustration (plutôt éloignée des aspirations biomécaniques habituelles) de Giger en 1978. Enfin, notons que les allemands de Walpurgis avaient commandité l’artiste suisse dès 1969, sur The Shiver. L’effort studio qui tape également dans du psyché et du krautrock se négocie actuellement entre 2000 et 3100 € sur Discogs. La fan base de Giger - dont il s’agit ici du plus vieux travail musical - ne doit pas y être étrangère ...

Ce palmarès à l’imagerie plutôt soft se complète de six albums metal autrement plus provoquants. Le death metal de Celtic Frost, jouait par exemple au lance pierre avec Jésus-Christ sur la pochette de To Mega Therion en 1985. Recesses for the Depraved (1991) de Sacrosanct fusionnait de son côté les larmes et la langue d’un squelette vers un visage féminin. Danzig, Carcass et Triptykon trônent également dans ce club morbide. Sans oublier Jonathan Davis (le chanteur de Korn) dont le célèbre micro a été sculpté par Giger.

La pochette de Kookoo, le premier album solo de la chanteuse américaine Debbie Harry (Blondie), réalisée par H. R. Giger.
La pochette de Kookoo, le premier album solo de la chanteuse américaine Debbie Harry (Blondie), réalisée par H. R. Giger. © Tous droits réservés

L’extraordinaire magnétisme chimérique et industriel de Giger percole également là où on ne s’y attend pas. Pour casser son image de chanteuse pop, Debbie Harry, la chanteuse de Blondie s’est ainsi fait transpercé son visage par Giger lorsqu’elle se lançait en solo sur KooKoo en 1981. Album phare de la scène punk US, Frankenchrist des Dead Kennedys dissimulait, en 1985, un poster tapissé d’un mur de coïts qui a valu au groupe d’être attaqué en justice pour obscénité. Notons enfin que les illustrations de Giger prendront un détour électronique et hair metal à la fin des années 80. Son artwork pour Freiheit fuer die Sklaven de Pankow le glisse ainsi dans les mains des fans d’Electronic Body Music (EBM) en 1987. Deux ans plus tard, Steve Stevens, l’ex compagnon de scène de Billy Idol fera enfin appel à l’artiste suisse pour illustrer Atomic Playboys. L’album de hair metal - qui n’a pas très bien vieilli - se profile comme le dernier travail de commande de Giger dans la sphère musicale.  

Giger, le roi du joystick

Marqué par le nazisme allemand durant son enfance puis terrifié par la menace nucléaire de la guerre froide, Giger a également vu son influence alimenter un pan entier de l’histoire du jeu vidéo. Depuis 1982, une trentaine d’adaptations gaming d’Alien rythme régulièrement le calendrier des joueurs. Lâché il y a huit ans, Alien : Isolation s’en démarque nettement. Le tout, grâce à un travail sonore inouï. Ce FPS où l’on joue au chat et à la souris face à un xénomorphe doué d’une I.A. folle exige ainsi d’éviter de faire du bruit pour survivre. Lent et intelligent, le jeu d'infiltration adapte avec brio les codes du Huitième Passager de Ridley Scott en gameplay.

Alien Isolation
Alien Isolation © Creative Assemby

Au-delà d’une collaboration de Giger sur Dark Seed en 1992 (un point & click élégant mais moyen), son influence brille indirectement dans l’histoire du jeu vidéo. Les monstres de jeux 16 bits cultes des années 90 officiant sur R-Type, Contra et Super Metroid ont ainsi marqué la mémoire collective des gamers. Plus tard, l’architecture martienne et militaire du premier Doom, le Headcrab d’Half-Life et une bonne partie du bestiaire de la saga des Resident Evil ont enfoncé le clou.

La tête d’aubergine renfermant la double mâchoire du xénomorphe de Giger sur Alien a donc multiplié les nuits blanches des gamers. Scorn va, un peu plus encore, les empêcher de dormir. D’autant que contrairement à un film, la nature interactive du gaming exige une certaine implication. "Le sang, les lambeaux de chair, c’est juste de la tapisserie. Je crois qu’il y a des jeux pires que le nôtre en termes de violence." conclut Mitlos Hetlerovic. "Pour progresser, des sagas comme Call of Duty où Uncharted demandent d’assassiner des centaines de personne sans aucune conséquence morale. Or sur Scorn, vous pouvez mais ne devez pas forcément abattre des adversaires pour avancer. Si vous croisez une créature vous pouvez la laisser tranquille."

Infos pratiques

Edité par Kepler Interactive et développé par Ebb Software, Scorn sortira ce 14 octobre sur PC et Xbox Series S / X. Le jeu sera également gratuitement disponible sur le Xbox Game Pass de Microsoft

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