L’historien et écrivain Gil Bartholeyns a fait partie des citoyens convoqués pour constituer le jury pour le procès des attentats du 22 mars 2016. Il nous fait le récit de son expérience dans cette lettre bouleversante.
Chers Jurés,
Vous l’avez appris mercredi soir, entre dix et onze heures, vous êtes désormais jurés – 36 jurés tirés au sort – dans le cadre du procès des attentats de Bruxelles du 22 mars 2016. Mais pendant toute la journée, nous étions ensemble, plusieurs centaines de candidats, sur 1000 convoqués, répartis en huit salles dans les anciens bâtiments de l’OTAN transformés en cour d’assise.
Chers Jurés et Jurés-candidats, nous avons pris la mesure des choses en cours de route : si nous étions désignés, notre vie en serait bouleversée. Parce que ce serait 4 jours par semaine, de 9 à 17 heures et parfois beaucoup tard, pendant 6 mois au moins, avec peu de vacances. Et notre employeur (s’il y en a un) serait payé pour qu’il continue à nous rémunérer... Mais si on est artiste, indépendant, ou sur le point de commencer un travail – alors quoi ?
Nous étions assis là pendant des heures, beaucoup, à attendre d’être auditionnés pour demander une dispense, c’est-à-dire échapper au tirage au sort final. Je vous ai entendu vous raconter, produire des documents, dire que vous n’y arriveriez pas, que vous êtes indispensables à vos enfants, au boulot... comédien sans contrat, travailleur à l’étranger... Elles sont folles, vos vies. Difficiles, courageuses. Elles pourraient se résumer par : J’ai deux boulots. Je suis diabétique. Je suis précaire. Je m’occupe de mes parents de 90 ans. Je ne sais pas lire, pas écrire. Je suis en invalidité. J’ai opéré des victimes. Ou tout simplement : C’est trop pour moi... Excusez-moi d’être émue.
Mais pour être dispensé, il faut des preuves. Et une preuve c’est un écrit, et c’est ici et maintenant. Un certificat médical, oui. Une inscription d’étudiant, OK. Une réservation de voyage, et c’est réglé. Car – oui – la mère seule avec trois enfants ne sera pas exemptée ; le papa, lui dit-on, n’a qu’à jouer son rôle. Mais celui qui part au ski ou en Thaïlande pour les fêtes, celles et ceux qui peuvent se payer des vacances, sont libérés d’office. De l’argent privé a été engagé avant la convocation.
Il y a des critères, et aucun cri.
Un chauffeur explique qu’il n’y aura plus de ramassage scolaire dans le quartier, car il est seul et il y a pénurie de chauffeurs. Une lettre du patron, ça ne compte pas. Chacun ici, Monsieur, est irremplaçable. " Je ne vous dispense pas. " Madame la Présidente, moi j’ai deux heures de transport pour venir, et la crèche ferme à 18 heures. " Je ne vous dispense pas, Madame. "
Quelle sincérité il y avait dans vos voix, vos mots. Une sincérité naturelle, mais aussi la sidération devant l’autorité. Tel le chevreau qui se fige au passage de l’aigle. Beaucoup disaient même " Merci ". Ça ressemblait à remercier son bourreau.
Après douze heures d’audition et de procédure, on y était encore. Une drôle d’ambiance régnait – entre centre de détention, stage de formation, et expérience limite. Des centaines de numéros qui se dirigent vers des sandwichs. Partout des policiers des unités spéciales. Et des " check points ". Une journée hors normes, une aventure dont on ignorait tout.
C’est la démocratie, mais elle semble se faire à coups de massue. Le " processus démocratique " ne serait-il possible que sous la contrainte ? Bien sûr, un jury de volontaires ne sera pas un bon jury. Mais un jury de condamnés à l’être ne le sera pas non plus – même si la Présidence rappelle que nous allons apprendre à être jurés, un nouveau métier, que c’est un devoir, un peu comme avant, le service militaire.
Au fond, voilà la question : peut-on " rendre la justice aux citoyens " sans les citoyens ?
À la fin, certains étaient contents, inquiets mais contents, d’avoir été tirés au sort, et non " récusés " par la Défense ou l’Accusation, ultime moment, avant de s’asseoir dans la tribune aux sièges gris, en face des boxes vitrés où se trouvaient les accusés.
Chers jurés, ce sera pour vous une expérience incroyable, historique, qui commence dès lundi. Ce mercredi éprouvant, que nous avons passé ensemble, marquait donc le début de la seule façon, sans doute, pour que la société se répare collectivement. Et ce sera en partie grâce à vous.
En toute reconnaissance,
Gil Bartholeyns