C’était une exigence de la Russie, Volodymyr Zelensky a fini par accepter d’en discuter, et il en a encore été question lors des négociations à Istanbul : la neutralité de l’Ukraine est au cœur des négociations russo-ukrainiennes. C’est pourtant un concept flou, pour lequel les deux parties devront trouver une définition commune.
Qu’est-ce que la neutralité ?
Selon Olivier Corten, professeur de droit international à l’ULB, le concept de neutralité s’est vidé de son sens depuis la création des Nations Unies.
"Auparavant, ce terme avait un certain sens juridique", explique-t-il dans Déclic, sur La Première. "C’est-à-dire qu’un État neutre (comme la Belgique l’a été pendant toute une période de son histoire) bénéficiait d’une protection particulière qui avait pour conséquence qu’il ne pouvait en aucun cas être attaqué par les autres Etats".
"Depuis la charte des Nations Unies, ça n’a plus de sens, puisque tout État a droit à ne pas être attaqué, et à être défendu par d’autres États. Il n’a pas besoin d’être neutre pour ça. Dès lors, les États neutres aujourd’hui n’ont ni plus ni moins de droits et d’obligations que les autres."
Le concept de neutralité revêt en fait une réalité différente selon les Etats. "Ce qu’on appelle neutralité va être complètement différent selon qu’un État soit membre de l’OTAN ou pas, ou membre de l’ONU ou pas", poursuit Olivier Corten.
Des pays dits "neutres" sont membres de l’ONU, c’est le cas la Suisse ou de la Suède, par exemple. "Or, l’ONU n’est pas neutre : elle va souvent désigner l’agresseur, comme elle le fait aujourd’hui, et il arrive que le Conseil de sécurité adopte des sanctions contre les États agresseurs (pas dans ce cas-ci vu le droit de veto de la Russie). Neutres ou pas, ces États doivent les respecter."
Dans le cas des négociations actuelles, tout l’enjeu, c’est justement de voir ce que l’on met derrière ce terme de neutralité.
Des exemples ?
Plusieurs pays sont reconnus comme neutres. Ils illustrent cette définition à géométrie variable.
Suède : La Suède n’a pris part à aucun conflit depuis 1814 et les guerres napoléoniennes. Mais elle a intégré les Nations Unies, et elle fait partie de l’Union européenne. Elle a par ailleurs annoncé, début mars, la livraison à l’Ukraine de 5000 lance-roquettes antichars, ainsi que des casques et des gilets pare-balles. Comme d’autres pays, elle cible désormais le seuil des 2% du PIB consacrés aux dépenses de défense (une recommandation de l’OTAN dont elle n’est pas membre).
Autriche : Neutre depuis la Seconde Guerre mondiale, elle est pourtant membre de l’Union européenne et de l’ONU.
Finlande : La "finlandisation de l’Ukraine" a régulièrement été évoquée. Ce terme désigne une neutralité non choisie. "Le terme de finlandisation fait référence à un pays qui est forcé à une neutralité, qui ne peut pas entrer dans certaines alliances en raison de sa proximité avec un voisin puissant", expliquait Tanguy De Wilde, professeur de Sciences politiques et de Relations internationales à l’UCLouvain. Le voisin puissant, pour la Finlande, était en l’occurrence l’URSS. Le pays fait partie de l’ONU et de l’UE, et a envoyé des armes à l’Ukraine, ce qui a été qualifié d’historique.
Suisse : C’est LE modèle de la neutralité. Elle n’est ni membre de l’OTAN, ni membre de l’Union européenne, mais bien des Nations Unies. Dans ce conflit, elle a fini par prendre des sanctions contre la Russie.
La Russie avait suggéré à l’Ukraine de prendre exemple sur la Suède ou l’Autriche, c’est plutôt une neutralité à la sauce ukrainienne qui commence à se dessiner.
Quelle neutralité pour l’Ukraine ?
Première condition de cette neutralité ukrainienne : l’abandon de toute velléité d’adhésion à l’OTAN. Kiev accepterait également un statut non-nucléaire, et n’accueillerait aucune base militaire étrangère. Des exercices militaires pourraient néanmoins être organisés en Ukraine, sous certaines conditions.
Kiev demande par contre que l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne ne lui soit pas interdite.
(Notez que la Crimée et les territoires du Donbass sous contrôle des séparatistes prorusses seraient "temporairement exclus" de l’accord.)
A quelles conditions ?
L’Ukraine n’accepte le principe de neutralité qu’à la condition d’obtenir des garanties pour sa sécurité. "Nous voulons un mécanisme international de garanties de sécurité dans lequel les pays garants agiront de façon analogue à l’article 5 de l’OTAN et même de façon plus ferme", a précisé le négociateur en chef ukrainien, David Arakhamia.
L’article 5 de l’OTAN stipule qu’une attaque contre l’un de ses membres est une attaque contre tous.
L’Ukraine cite une liste de pays qu’elle voudrait avoir comme garants : tous les membres du Conseil de sécurité de l’ONU sauf la Russie (États-Unis, Chine, France et Royaume-Uni), mais aussi la Turquie, l’Allemagne, la Pologne et Israël.
Quels obstacles ?
Avant tout, il faut encore aboutir à un accord russo-ukrainien. Il faudrait aussi que les pays garants cités marquent leur accord.
Mais une autre difficulté pourrait se poser : la volonté d’adhésion à l’OTAN est inscrite dans la Constitution ukrainienne. Une modification devrait être approuvée en deux sessions au Parlement par 300 voix sur 450 et validée par la Cour constitutionnelle.
Le président Zelensky a par ailleurs déclaré que l’accord entre les deux belligérants serait soumis à référendum. Il faudrait déjà obtenir les voix nécessaires, mais, par ailleurs, "les référendums comme les élections ne peuvent pas être organisés pendant la guerre", précise à l’AFP Olga Aïvazovska, directrice de l’ONG ukrainienne Opora, spécialisée dans les élections et référendums.
Pour établir la neutralité du pays, il faudrait donc que les troupes russes se retirent, mais la Russie ne retirera pas ses troupes avant d’avoir obtenu la neutralité du pays…
Déjà des critiques ?
"Cela me rappelle quelque chose… hum hum 1994… hum hum le Mémorandum de Budapest. Et regardez où nous en sommes. Ne prenez aucune garantie de sécurité de l’Occident ou de la Russie", écrit sur Twitter Maria Romanenko, journaliste ukrainienne.
Le mémorandum de Budapest, signé en 1994, prévoit que les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la Russie garantissent l’intégrité et la sécurité de l’Ukraine (et du Kazakhstan et de la Biélorussie) en échange de l’abandon des armes nucléaires héritées de l’URSS. Cela n’a pas empêché l’annexion de la Crimée et l’intervention de la Russie dans le Donbass en 2014, ni la guerre actuelle.
Maria Zolkina, analyste politique à la Fondation Ilko Kucheriv Democratic Initiatives, un think tank ukrainien, écrit sur Twitter : "En général, l’Ukraine sera dans des conditions bien pires que maintenant. Aucune chance de se défendre avec des armes, dont la fourniture sera arrêtée en 'période de paix'. Et aucun soutien tangible de la part des nouveaux garants."
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