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Guerre en Ukraine : faut-il interdire Russia Today, le média "alternatif" du Kremlin ?

La une du site de RT, ce 25 février.

© D.R.

Par Daniel Fontaine

Ce qui se passe en Ukraine ne serait ni une invasion, ni une agression, et encore moins une guerre. Il s’agirait d’une simple "opération militaire russe". C’est le vocabulaire choisi par RT France, ancienne Russia Today, le média d’influence du Kremlin.

Financé par le gouvernement russe, RT fait partie de la stratégie du président Vladimir Poutine à l’égard des opinions publiques russe et étrangères. RT se décline en effet en plusieurs versions nationales ou linguistiques, parfaitement adaptées aux paysages médiatiques concernés, ce qui pose question depuis des années. Avec l’agression menée contre l’Ukraine, les interdictions de diffusion de RT se multiplient à travers l’Europe.

Interdite en Allemagne, Lettonie, Pologne…

Début février déjà, l’Allemagne a interdit RT sur son territoire, car elle n’avait pas obtenu, ni même demandé, l’autorisation nécessaire pour diffuser dans le pays. En représailles, la Russie a fermé le bureau de la radiotélévision allemande Deutsche Welle à Moscou.

L’autorité lettone de l’audiovisuel vient d’annoncer elle aussi une interdiction de diffusion de trois à cinq ans pour trois chaînes de télévision russes, représentant selon elle une "menace pour la sécurité nationale".

En Pologne, le Conseil national de la radio-télévision a décidé d’enlever les canaux russes, dont Russia Today, du registre des diffuseurs autorisés. L’un des principaux câblo-opérateurs polonais, Orange, a immédiatement retiré de son offre tous les canaux russes.

Une chaîne sous surveillance

Ailleurs, des régulateurs nationaux des médias se posent la question du maintien de l’autorisation accordée à RT. En France, l’Arcom, ancien CSA, se dit extrêmement vigilant quant aux informations diffusées par RT en français dans le cadre de cette guerre. L’organe n’exclut pas un processus de suspension de la chaîne russe, en cas de violation de ses obligations légales.

De son côté, le gouvernement britannique s’interroge sur l’autorisation accordée à RT en anglais. Interpellé au Parlement sur le rôle de désinformation joué par RT, le Premier ministre Boris Johnson a indiqué avoir demandé au régulateur britannique de réexaminer la licence de la chaîne d’informations.

L’Union européenne dénonce depuis des années les campagnes de désinformation russes, en particulier à propos de l’Ukraine. L’Union a franchi un cap cette semaine : la patronne de Russia Today fait partie des personnalités sanctionnées mercredi, au côté de la porte-parole du ministère des Affaires étrangères, pour leur rôle dans la reconnaissance des régions séparatistes d’Ukraine.

Celui qui veut s’abreuver uniquement à Russia Today, c’est probablement qu’il a déjà un biais. Il vaut mieux faire de l’information de qualité et critique

Pour François Dubuisson, professeur de droit européen des médias à l’ULB, ces interdictions sont difficilement justifiables. "Censurer un média, c’est une mesure assez grave", juge-t-il, alors qu’en démocratie le principe de base est la liberté d’information.

"On n’a pas réfléchi dans les mêmes termes lors de la guerre du Golfe en 2003 : on n’a pas interdit l’accès à Fox News (chaîne d’information néo-conservatrice américaine), qui faisait autant de propagande que Russia Today aujourd’hui. Ça me paraît difficile d’établir des critères et des seuils qui permettent de déterminer quel média respecterait une suffisante pluralité de l’information, pour interdire certains médias et pas d’autres. Il faut plutôt parier sur le discernement du spectateur. Celui qui veut s’abreuver uniquement à Russia Today, c’est probablement qu’il a déjà un biais. Il vaut mieux faire de l’information de qualité et critique pour permettre aux gens de comprendre que les infos qu’ils reçoivent d’un autre côté sont de la propagande", estime le professeur de droit.

Impossible de distinguer le vrai du faux

La méthode éditoriale utilisée par RT rend sa manipulation de l’information difficilement détectable pour les non-initiés. Nous ne sommes plus au temps de la Pravda (La Vérité), l’organe de propagande de la Russie soviétique qui faisait l’apologie régime communiste.

Aujourd’hui, RT se positionne plus subtilement comme un média "alternatif". Son slogan "osez questionner" résume sa démarche de remise en cause des informations mainstream. La méthode consiste à désorienter le public en mélangeant à un flux d’informations classiques et incontestables, des interprétations orientées, des explications fabriquées, et de la pure désinformation. Tout est mélangé, impossible de distinguer le vrai du faux.

Le vocabulaire du Kremlin

Le chercheur Maxime Audinet observe depuis des années les pratiques journalistiques de RT. Il confirme que depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, le média s’est aligné sur le vocabulaire utilisé par Vladimir Poutine, en parlant d'"opération (militaire) spéciale".

"Les notions d'"invasion" ou d'"agression" sont, à une ou deux exceptions près, utilisées seulement par des invités, pour ne citer que cet exemple, analyse-t-il sur Twitter. S’agissant des invités, les procédés sont habituels : figure très politisée ou militante (souvent souverainiste) présentée sous un qualificatif neutre ("géopolitologue"), etc. En tenant compte d’un taux de refus très important (de la part des experts sollicités, ndlr), on constate néanmoins sur RT France ces 2 derniers jours un pluralisme, déséquilibré mais réel, dans les commentaires sur le conflit, loin d’un unanimisme pro-Kremlin."

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Maxime Audinet relève une importante différence de traitement du conflit entre RT France et RT International : "la chaîne anglophone est beaucoup plus débridée et prompte à relayer directement le récit officiel russe sur le conflit, autrement dit à travers ses propres journalistes et correspondants et non pas seulement via des intervenants extérieurs". Le chercheur ajoute : "Cette différence de ton a une explication majeure : contrairement à RT International, basée à Moscou, RT France est soumise à la régulation audiovisuelle française et se sait surveillée par l’Arcom, dont le rôle dissuasif me paraît évident dans cette période préélectorale."

"La guerre, c’est la paix"

La rédaction de RT semble chercher systématiquement à induire un doute chez ses lecteurs, en introduisant des éléments de confusion dans la lecture des événements. "L’ambition affichée est de fournir un récit alternatif face à une vision du monde qui serait soumise au diktat d’une représentation uniformisée par le discours dominant, forgé par des médias aux ordres", écrit le journaliste Nicolas Hénin, dans La France russe : enquête sur les réseaux de Poutine. "On obtient au final un discours de confusion tellement bien décrit par George Orwell dans 1984 : 'La guerre, c’est la paix. La liberté, c’est l’esclavage. L’ignorance, c’est la force.'"

En affirmant une absence de vérité unique, la chaîne crée un état de confusion narrative, qui s’est un temps traduit par la propagation de théories du complot

Maxime Audinet a décrypté ce confusionisme dans Russia Today (RT) : un média d’influence au service de l’État russe. "Cette approche alternative s’appuie notamment sur le relativisme", explique-t-il sur le site l’INA, "c’est-à-dire la négation de l’objectivité journalistique et l’idée que plusieurs vérités coexistent. RT remet ainsi en cause la pratique des journalistes occidentaux et qualifie d’hypocrite leur quête d’objectivité, en revendiquant par contraste sa subjectivité comme un gage de transparence et de sincérité. En affirmant une absence de vérité unique, la chaîne crée un état de confusion narrative, qui s’est un temps traduit par la propagation de théories du complot."

Le chercheur s’est intéressé par exemple à la façon dont RT a relaté l’empoisonnement de l’opposant à Vladimir Poutine Alexeï Navalny : "la version de l’empoisonnement de l’opposant au Novitchok a été évoquée, mais diluée dans un déluge d’informations alternatives et contradictoires, souvent rapportées de manière indirecte et sans contextualisation. Sur la chaîne russophone en revanche, la position anti-Navalny est affichée sans équivoque."

La chaîne des gilets jaunes

Si RT ne cherche pas à valoriser la Russie de manière caricaturale, elle ne rate pas une occasion pour souligner les crises internes des pays occidentaux : "RT sous-médiatise certains sujets internes à la Russie, alors que des événements similaires sont surmédiatisés lorsqu’ils surgissent en Occident, comme les mouvements de contestation."

En France, la crise des gilets jaunes a valu à RT des records d’audience : la chaîne a obtenu la sympathie d’une grande partie du mouvement en couvrant systématiquement et dans la longueur toutes les manifestations. "Le dénominateur commun aux branches de RT est la dévalorisation de "l’Occident libéral" et la surmédiatisation des événements capables d’afficher à l’écran les tensions ou les vulnérabilités des sociétés occidentales : mouvements sociaux, violences policières, crise environnementale, catastrophe industrielle", relève Maxime Audinet.

La malaise de Frédéric Taddeï

Cette ligne éditoriale est appliquée par des équipes de journalistes locaux, même si les principaux décideurs restent en général des Russes. Mais lorsque le Kremlin est impliqué dans un conflit ouvert, Moscou reprend les choses en mains de manière plus directe : "La couverture de l’action extérieure de la Russie, notamment en cas de conflits impliquant ses forces armées, est contrôlée depuis les rédactions moscovites et est cette fois totalement alignée sur les positions officielles, comme en Ukraine ou en Syrie", affirme le chercheur.

Signe du malaise interne provoqué par la guerre en Ukraine, le journaliste vedette de RT France Frédéric Taddeï, ancien de France Télévision, a préféré quitter la présentation de son magazine Interdit d’interdire. Une décision prise "par loyauté" envers son pays, a-t-il expliqué, en estimant que la France est en conflit ouvert avec la Russie.

Selon Maxime Audinet, les rédactions de RT à l’étranger sont aujourd’hui en proie à de vives tensions sur la manière de couvrir l’offensive russe. "Les prémices observées chez RT France semblent être communes à l’ensemble du réseau RT, écrit-il. Les tiraillements devraient s’accroître face à la nécessité des rédactions de se conformer aux exigences de l’État actionnaire russe et de diffuser son point de vue sur la guerre en Ukraine."

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