Ce qui se passe en Ukraine ne serait ni une invasion, ni une agression, et encore moins une guerre. Il s’agirait d’une simple "opération militaire russe". C’est le vocabulaire choisi par RT France, ancienne Russia Today, le média d’influence du Kremlin.
Financé par le gouvernement russe, RT fait partie de la stratégie du président Vladimir Poutine à l’égard des opinions publiques russe et étrangères. RT se décline en effet en plusieurs versions nationales ou linguistiques, parfaitement adaptées aux paysages médiatiques concernés, ce qui pose question depuis des années. Avec l’agression menée contre l’Ukraine, les interdictions de diffusion de RT se multiplient à travers l’Europe.
Interdite en Allemagne, Lettonie, Pologne…
Début février déjà, l’Allemagne a interdit RT sur son territoire, car elle n’avait pas obtenu, ni même demandé, l’autorisation nécessaire pour diffuser dans le pays. En représailles, la Russie a fermé le bureau de la radiotélévision allemande Deutsche Welle à Moscou.
L’autorité lettone de l’audiovisuel vient d’annoncer elle aussi une interdiction de diffusion de trois à cinq ans pour trois chaînes de télévision russes, représentant selon elle une "menace pour la sécurité nationale".
En Pologne, le Conseil national de la radio-télévision a décidé d’enlever les canaux russes, dont Russia Today, du registre des diffuseurs autorisés. L’un des principaux câblo-opérateurs polonais, Orange, a immédiatement retiré de son offre tous les canaux russes.
Une chaîne sous surveillance
Ailleurs, des régulateurs nationaux des médias se posent la question du maintien de l’autorisation accordée à RT. En France, l’Arcom, ancien CSA, se dit extrêmement vigilant quant aux informations diffusées par RT en français dans le cadre de cette guerre. L’organe n’exclut pas un processus de suspension de la chaîne russe, en cas de violation de ses obligations légales.
De son côté, le gouvernement britannique s’interroge sur l’autorisation accordée à RT en anglais. Interpellé au Parlement sur le rôle de désinformation joué par RT, le Premier ministre Boris Johnson a indiqué avoir demandé au régulateur britannique de réexaminer la licence de la chaîne d’informations.
L’Union européenne dénonce depuis des années les campagnes de désinformation russes, en particulier à propos de l’Ukraine. L’Union a franchi un cap cette semaine : la patronne de Russia Today fait partie des personnalités sanctionnées mercredi, au côté de la porte-parole du ministère des Affaires étrangères, pour leur rôle dans la reconnaissance des régions séparatistes d’Ukraine.
Celui qui veut s’abreuver uniquement à Russia Today, c’est probablement qu’il a déjà un biais. Il vaut mieux faire de l’information de qualité et critique
Pour François Dubuisson, professeur de droit européen des médias à l’ULB, ces interdictions sont difficilement justifiables. "Censurer un média, c’est une mesure assez grave", juge-t-il, alors qu’en démocratie le principe de base est la liberté d’information.
"On n’a pas réfléchi dans les mêmes termes lors de la guerre du Golfe en 2003 : on n’a pas interdit l’accès à Fox News (chaîne d’information néo-conservatrice américaine), qui faisait autant de propagande que Russia Today aujourd’hui. Ça me paraît difficile d’établir des critères et des seuils qui permettent de déterminer quel média respecterait une suffisante pluralité de l’information, pour interdire certains médias et pas d’autres. Il faut plutôt parier sur le discernement du spectateur. Celui qui veut s’abreuver uniquement à Russia Today, c’est probablement qu’il a déjà un biais. Il vaut mieux faire de l’information de qualité et critique pour permettre aux gens de comprendre que les infos qu’ils reçoivent d’un autre côté sont de la propagande", estime le professeur de droit.
Impossible de distinguer le vrai du faux
La méthode éditoriale utilisée par RT rend sa manipulation de l’information difficilement détectable pour les non-initiés. Nous ne sommes plus au temps de la Pravda (La Vérité), l’organe de propagande de la Russie soviétique qui faisait l’apologie régime communiste.
Aujourd’hui, RT se positionne plus subtilement comme un média "alternatif". Son slogan "osez questionner" résume sa démarche de remise en cause des informations mainstream. La méthode consiste à désorienter le public en mélangeant à un flux d’informations classiques et incontestables, des interprétations orientées, des explications fabriquées, et de la pure désinformation. Tout est mélangé, impossible de distinguer le vrai du faux.
Le vocabulaire du Kremlin
Le chercheur Maxime Audinet observe depuis des années les pratiques journalistiques de RT. Il confirme que depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, le média s’est aligné sur le vocabulaire utilisé par Vladimir Poutine, en parlant d'"opération (militaire) spéciale".
"Les notions d'"invasion" ou d'"agression" sont, à une ou deux exceptions près, utilisées seulement par des invités, pour ne citer que cet exemple, analyse-t-il sur Twitter. S’agissant des invités, les procédés sont habituels : figure très politisée ou militante (souvent souverainiste) présentée sous un qualificatif neutre ("géopolitologue"), etc. En tenant compte d’un taux de refus très important (de la part des experts sollicités, ndlr), on constate néanmoins sur RT France ces 2 derniers jours un pluralisme, déséquilibré mais réel, dans les commentaires sur le conflit, loin d’un unanimisme pro-Kremlin."