Guerre en Ukraine

Guerre en Ukraine : le jeu d’équilibriste turc entre l’Occident et la Russie

© AFP – Sergei Ilnitsky

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Par Ibrahim Molough avec AFP

Le Bayraktar TB2, un drone turc employé dans le conflit en Ukraine, s’est révélé être l’une des meilleures armes de l’armée ukrainienne contre les forces russes. Six exemplaires avaient déjà été livrés en 2019 par la Turquie. Ces armes de pointes relativement abordables (5 millions de dollars l’unité) étaient déjà un atout pour l’armée ukrainienne qui les utilisait pour combattre les séparatistes pro-russes dans le Donbass. En septembre 2021, Kiev annonçait avoir décidé d’acheter 24 drones supplémentaires à la Turquie, ce qui n’a pas manqué d’agacer Vladimir Poutine.

Comme l'illustre cet exemple, depuis le début du conflit, Ankara s’essaie à un périlleux exercice d’équilibre : "n’abandonner ni Kiev, ni Moscou" et "ne pas céder sur les intérêts de la Turquie", a résumé le président Erdogan au premier jour de la guerre le 24 février, alors qu’il s’est beaucoup investi pour promouvoir une médiation entre les deux pays.

Comment Ankara joue-t-elle son jeu d’équilibre entre les différents blocs et quels sont ses intérêts ?

Des relations complexes

Les tensions entre les deux pays ne datent pas d’hier. La Turquie et la Russie sont en conflit depuis l'époque de la Russie des Tsars et de l’Empire Ottoman. Les guerres russo-turques du 16e au 20e siècle avaient comme objectif le contrôle des Balkans et l’accès aux mers chaudes comme la Méditerranée.

Depuis une décennie, la Turquie a diversifié sa diplomatie qui était autrefois principalement dirigée vers l’Occident. Elle s’est orientée vers le Moyen-Orient et son voisinage, ce qui inclut la Russie. Par conséquent, la Turquie a voulu apaiser son voisin russe. La Turquie s'est lancée dans des partenariats sécuritaires avec la Russie, tel que l’achat du système de défense aérienne S-400, des systèmes sophistiqués qui ont nécessité la présence d’instructeurs et d’ingénieurs russes sur le sol turc. En mesure de représailles, les États-Unis ont écarté la Turquie du programme de chasseurs F-35. Depuis, les relations avec Washington se sont dégradées.

Pour Vincent Eiffling, chercheur associé au CECRI et au GRIP, la Turquie joue sur plusieurs plans car ses intérêts résident en Europe et en Russie.

"La Turquie est très dépendante économiquement de la Russie. Premièrement, avec le gaz qui transite sur le territoire turc à destination de la consommation domestique et de l’exportation. Deuxièmement, vis-à-vis du tourisme russe en Turquie qui représente 19% des visiteurs étrangers. Ses intérêts économiques sont divisés entre les marchés européen et russe", explique le chercheur.

Il faut souligner que la Turquie est dans une situation économique difficile. La Turquie dépend de Moscou pour maintenir à flot son économie déjà minée par une inflation à près de 55% sur un an. En 2021, Moscou a assuré 44% de ses importations de gaz et ses 4,7 millions de touristes ont représenté 19% des visiteurs étrangers en Turquie. Dès lors, selon Vincent Eiffling, l’économe turque ne peut pas se payer le luxe d’instaurer toutes les sanctions déjà mises en place par les Européens. "Erdogan ne veut pas trop fort sur le clou pour essayer de se placer en tant que médiateur dans le conflit et il ne peut y arriver que s’il garde des relations cordiales avec la Russie", ajoute le chercher.

La Russie est aussi très dépendante de ses exportations énergétiques

Cependant, si la dépendance à l’égard des exportations énergétiques russes existe, la Russie a elle aussi besoin de voir son gaz passer par les détroits turcs. Dans le cas contraire, son budget en serait affecté.

Selon Vincent Eiffling, la guerre en Ukraine aura plus de conséquences sur les relations internationales que le 11 septembre : "On a un Etat qui est souverain, qui est une démocratie, sur le sol européen et qui n’a pas connu de guerre depuis un certain temps… L’invasion a été un choc aussi en Turquie qui craint la Russie et ses appétits". Si l’Ukraine tombe sous domination russe, cela viendrait à rompre le équilibre dans la région de la Mer Noire. Un équilibre que cultive la Turquie qui veut se développer comme puissance maritime. Ainsi, il n’est pas étonnant de voir que la Turquie n’ait jamais reconnu l’annexion de la Crimée par la Russie.

Autre point de discorde, le soutien des deux camps à des régimes opposés, comme envers le régime de Bachar al-Assad. Malgré cela, il est à noter que les deux pays ont toujours coopéré économiquement et ont fait preuve d’un pragmatisme exacerbé en compartimentant les dossiers de leurs politiques internationales pour continuer à coopérer sur le plan énergétique. Un secteur crucial pour les deux économies. 

Aussi, la Turquie reste la deuxième armée de l’Otan quantitativement et son matériel est lui aussi plutôt moderne. Le pays est une puissance régionale majeure et la Russie le sait. Par conséquent, la Turquie peut négocier de manière plus frontale avec les Russes. 

Et s’il fallait choisir un camp ?

Pour Vincent Eiffling, si la Turquie devait choisir un camp à cause d’une Russie qui continuerait à se montrer agressive et ambitieuse, elle choisirait volontiers l’Occident. Elle aurait beaucoup plus à y gagner, d’après l’expert, que ce soit en termes de transfert de haute technologie, de garantie de sécurité, de matériel militaire, …  De plus, dans ce cas, les zones d’influences turques que sont la Mer Noire et le Caucase, seraient aussi dans le viseur russe. Une raison de plus de se rapprocher davantage de l'Otan. 

"Si les tensions s’accentuent entre l’Otan et la Russie, est-ce que la Turquie accepterait l’augmentation de la présence de l’Otan sur son territoire ou va-t-elle, au contraire, refuser pour ne pas risquer des tensions supplémentaires avec la Russie ? Quelle que soit sa réponse, ce sera un signal très clair quand à son alignement…", explique le chercheur.

Toujours selon Vincent Eiffling, il y aura sans doute un adoucissement des discours turcs vis-à-vis de l’Otan et la Turquie n’hésitera pas à mettre en avant son appartenance à l’organisation pour sa défense.

Une rencontre prévue

Le chef de la diplomatie turque, Mevlüt Cavusoglu, a annoncé la tenue d’une réunion trilatérale jeudi à Antalya avec ses homologues russe et ukrainien, première rencontre entre les deux hommes depuis le début de la guerre.

La Turquie organise trois jours de Forum diplomatique auquel elle avait convié Sergueï Lavrov, qui a confirmé sa venue ce week-end, selon le gouvernement turc qui espérait aussi convaincre Dmytro Kuleba, le ministre ukrainien.

"À la suite des initiatives de notre président et de nos intenses efforts diplomatiques, les ministres des Affaires étrangères de la Russie et de l’Ukraine ont décidé de se réunir avec ma participation en marge" du Forum diplomatique d’Antalya, le 10 mars, a précisé M. Cavusoglu dans un message sur Twitter.

La porte-parole de la diplomatie russe, Maria Zakharova a pour sa part indiqué sur la messagerie Telegram que "conformément à un accord au téléphone entre les présidents russe et turc, […] un contact est prévu en marge du forum diplomatique d’Antalya entre le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov et celui de l’Ukraine Dmytro Kouleba".
 

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