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Haut-Karabagh (Arménie-Azerbaïdjan) : sur fond de lutte d’influences, de religions et de gaz, retour sur ce conflit qui dépasse de loin le seul Caucase

Un conflit qui fait intervenir de nombreux acteurs

© AFP/BELGA

C’est un conflit dont on parle moins, beaucoup moins que celui ayant lieu à quelques encablures de là, en Ukraine. Ce litige, c’est celui qui oppose l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Deux pays, anciennes républiques d’URSS, situées au sud du Caucase, qui se sont déchirés plus d’une fois par le passé. Une guerre aux origines historiques et culturelles qui ne concerne pas seulement les deux principaux belligérants, mais aussi les grandes puissances de la région. A savoir la Turquie, la Russie et l’Iran. Et l’Europe est loin d’être en reste.

Jeux dans la Caspienne à Bakou, 2015
Jeux dans la Caspienne à Bakou, 2015 © Tous droits réservés

Des actions militaires ont encore eu lieu en septembre dans le territoire convoité par Bakou et Erevan : le Haut-Karabakh. Près de 300 morts à déplorer. Enclave rurale peuplée majoritairement par des Arméniens (chrétiens) dans un Azerbaïdjan musulman chiite, le Haut-Karabagh (appelé également "Nogarny Karabagh") a déjà été le tombeau de nombreux soldats. L’Arménie y tient comme à la prunelle de ses yeux. L’Azerbaïdjan voudrait, prendre le contrôle de ce territoire situé "dans" ses terres.

Des pourparlers entre les deux pays ennemis ont lieu en ce moment. Après une série d’efforts de médiation de Bruxelles et Washington, les ministres arménien et azerbaïdjanais des Affaires étrangères se sont rencontrés le 3 octobre à Genève pour commencer la rédaction d’un projet de traité de paix. Il y a une semaine, sous l’égide de Poutine, les deux pays ont promis de " ne plus recourir à la force ". Mais la nuit de dimanche à lundi, de nouveaux bombardements frontaliers ont eu lieu. Aucune victime n’est à déplorer mais la tension reste donc plus que palpable entre Bakou et Erevan.

Mais que peut-il donc bien se passer dans le Caucase ? Et quels sont les intérêts des différentes parties en présence ? Revenons sur les enjeux de cette guerre méconnue qui a lieu aux portes de l’Europe et qui nous concerne aussi, vous allez le voir.

Cette photo fournie par le site officiel du Corps des gardiens de la révolution iranienne (CGRI) via SEPAH News le 20 octobre 2022 montre le Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI) prenant part à un exercice militaire dans la région d’Aras, a
Cette photo fournie par le site officiel du Corps des gardiens de la révolution iranienne (CGRI) via SEPAH News le 20 octobre 2022 montre le Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI) prenant part à un exercice militaire dans la région d’Aras, a © AFP

Un brin d’histoire…

La région du Caucase est un patchwork de peuples, de cultures, de langues et de religions. Carrefour stratégique, elle est depuis très longtemps entourée par de puissants voisins : Russie, Empire ottoman (Turquie) et Perse (Iran). Trois pays dits du " Caucase " s’y situent actuellement. Il s’agit de l’Arménie, la Géorgie et l’Azerbaïdjan. Les deux premiers ont leurs langues propres et sont principalement peuplés de chrétiens orthodoxes (excepté des régions géorgiennes à fortes tendances indépendantistes comme l’Adjarie, l’Abkhazie ou l’Ossétie du Sud). L’Azerbaïdjan, elle, est à majorité turcophone et de religion musulmane chiite – la Turquie étant sunnite —. Sur ce territoire, situé au sud de la chaîne de montagnes du Caucase, les conflits de frontières sont multiples.

Entre les pays, mais aussi à l’intérieur de ceux-ci.

© Getty

"Diviser pour mieux régner"

Et cela, c’est dû notamment à l’histoire. Car le découpage territorial de cette région n’a rien de naturel. Explications. En 1921, l’armée rouge de la toute jeune URSS conquiert le sud de la chaîne du Caucase. L’année suivante, le pouvoir moscovite forme une grande république socialiste dite de " Transcaucasie ". En 1936, elle sera divisée en trois entités. Toujours intégrées à l’URSS. Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan. Mais il s’agira d’un découpage bien spécial.

Car Joseph Staline – pourtant d’origine géorgienne — va y mettre son grain de sel. Un fameux grain de sel… Selon l’adage du " diviser pour mieux régner ", il va morceler leur territoire. Il intègre le Haut-Karabagh, pourtant peuplé d’Arméniens chrétiens, à l’Azerbaïdjan. Il fait de même avec la région du Nakhitchevan, enclavée entre Arménie et Turquie. Mais pourquoi donc ? Il s’agit là d’éviter de donner trop de pouvoir aux trois républiques socialistes intégrées dans l’URSS. Selon la même logique, il donne en plus une autonomie renforcée à ces régions enclavées que sont le Haut-Karabagh et le Nakhitchevan. – de même que les régions géorgiennes comme l’Ossétie du Sud, l’Abkhazie… territoires cités précédemment —.

Le puzzle tiendra, vaille que vaille.

Champs de pétrole à Bakou, 2019
Montgolfière devant le mont Ararat, en Arménie

Mais en 1991, l’URSS implose. Tour à tour, des " républiques socialistes " déclarent leur indépendance de Moscou. Pays baltes, d’Asie centrale, Moldavie, Ukraine… Les dominos tombent les uns après les autres. Dans le sud du Caucase, Bakou, Erevan et Tbilissi s’enflamment et les trois capitales auront leurs pays respectifs. Le Haut-Karabagh aussi revendiquera son indépendance. Mais il restera finalement dans le giron arménien.

Le découpage territorial alambiqué de Staline ne sera donc pas changé. Il sera reconnu par la communauté internationale et restera en l’état.

Alors que les trois pays ont recouvré leur indépendance, les frontières sont donc toujours artificielles. Une poudrière aux pieds des montagnes. Tous les éléments sont en place pour embraser la région.

Le casse-tête du Haut-Karabagh

Et c’est parti pour une litanie de conflits qui se déroulera jusqu’à nos jours dans les montagnes caucasiennes. Des velléités sécessionnistes au nord du Caucase entraîneront les meurtrières guerres de Tchétchénie. Il y eut aussi la guerre en Ossétie du Nord -entre la Russie de Poutine et la Géorgie de Saakachvili- après " la révolution des Roses " de 2004. Les Arméniens et les Azéris en viendront eux aux armes pendant 6 ans, de 88 à 1994. Une guerre qui fera des milliers de morts (30.000 au bas mot). L’Arménie reprendra le Haut-Karabagh. Un cessez-le-feu sera signé.

En 2020, la guerre reprend au Haut-Karabagh. Et c’est cette fois un strike, une victoire nette de l’Azerbaïdjan. Bakou reprend le contrôle d’une partie du territoire. 6500 morts. La Russie interviendra comme médiateur et un cessez-le-feu sera de nouveau d’application… Jusqu’à août et septembre dernier.

Stepanakert, Haut-Karabakh
Terrain miné
Centre de Stepanakert, en 2019

Alliés et ennemis…

Allons un peu plus loin… encore. Pour comprendre les tenants et aboutissants plus précisément, il faut savoir qui il y a derrière les belligérants. Leurs soutiens, leurs ambitions. Derrière l’Arménie, il y a la Russie. Une proximité qui s’explique par la religion chrétienne orthodoxe, mais aussi par les liens économiques. Ces derniers sont étroits. On estime ainsi que 90% de l’énergie consommée par Erevan vient de Russie. Moscou, en échange, dispose d’une grande base militaire à Gyumri, dans l’ouest du pays. Pour l’Arménie, la Russie fait figure de bouclier. Et est depuis longtemps considérée comme une assurance-vie. Le Kremlin permet une sorte de "pax russica" dans la région, la protégeant des hostiles Turquie et Azerbaïdjan.

Mémorial militaire de Yerablur en Arménie, le 27 septembre 2022
Le Premier ministre arménien Nikol Pashinian et Emmanuel Macron à l’Elysée, le 26 septembre
Manifestation de montgolfières à Erevan, le 16 octobre 2022

Car ces deux-là aussi sont liés. Fortement. Notamment par la langue, on l’a vu. Mais aussi un peu par la religion musulmane, bien que la Turquie soit sunnite et l’Azerbaïdjan chiite.

Entre Turquie et Arménie, là, les relations sont… glaciales. Erevan reproche à Ankara de ne pas reconnaître l’effroyable génocide de 1915, commis contre la population arménienne et des minorités chrétiennes de l’Empire ottoman.

Les deux capitales sont à couteaux tirés, et Ankara ne va pas hésiter à s’engager avec Bakou contre Erevan pour le Haut-Karabagh, en 2020. L’investissement turc sera total.

Marche en hommage aux victimes azéries de la guerre le 27 septembre 2021 à Bakou
Drapeau, jets et symboles turcs au salon de l’aéronautique de Bakou le 27 mai 2022.
Bakou, lors du grand prix de F1, 12 juin 2022

"Les ennemis de mes ennemis…"

Et ça, ça qui ne plaît évidemment pas au tout le monde… Car l’Arménie peut compter des soutiens également, quoique plus discrets. La France et les Etats-Unis notamment, qui ont historiquement des liens forts avec Erevan dus à l’importante diaspora arménienne (dont sont par exemple issu des Charles Aznavour, André Manoukian… mais aussi des Gary Kasparov, ou encore la chanteuse Cher…).

Sujet JT du 2 octobre 2020 :

Situation au Haut-Karabakh

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Mais aussi l’Iran. Pourquoi ? A cause d’un autre adage, à savoir "les ennemis de mes ennemis sont mes amis". L’Iran, pourtant de religion chiite, comme l’Azerbaïdjan, évite de trop frayer avec Bakou. Car le nord de l’ancienne Perse est peuplé d’Azéris turcophones. Une importante minorité dont la ville principale est Tabriz. Et Téhéran craint beaucoup les volontés de création d’un " Grand Azerbaïdjan " appelé de ses vœux par une partie de cette population. Méfiance, donc.

De plus, Israël apporte un soutien (notable) à l’Azerbaïdjan. Il s’agit là du plus important fournisseur d’armes à Bakou. Téhéran, ennemi héréditaire de Tel-Aviv, ne va donc pas se jeter à bras raccourcis au cou de Bakou.

Et l’Iran de montrer également ses muscles lors d’exercices militaires menés… tiens tiens, à ses frontières nord.

Cette photo fournie par le site officiel du Corps des gardiens de la révolution iranienne (CGRI) via SEPAH News le 18 octobre 2022 montre le Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI) prenant part à un exercice militaire dans la région nord-oues
Cette photo fournie par le site officiel du Corps des gardiens de la révolution iranienne (CGRI) via SEPAH News le 18 octobre 2022 montre le Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI) prenant part à un exercice militaire dans la région nord-oues © AFP

De l’eau dans le gaz

En septembre, le conflit du Haut-Karabagh a donc de nouveau connu une forte poussée de fièvre. Des combats féroces aux frontières. L’Azerbaïdjan, largement en position de force depuis la guerre de 2020 a regroupé des forces au sud. Erevan était à portée de fusil. D’aucuns pensaient que la capitale pourrait tomber en quelques heures.

La tension est à son comble, et Erevan tire la sonnette d’alarme. En France, on s’active. Certains parlent de " menace existentielle " pour Erevan.

L’Arménie pourrait aussi voit l’étroit couloir géographique qui la relie à l’Iran, le Syunik, conquit. Ce qui ferait un Azerbaïdjan relié directement à la Turquie.

 

Le secrétaire d’État américain Antony Blinken rencontre une délégation arménienne comprenant le ministre des Affaires étrangères Ararat Mirzoyan et une délégation azerbaïdjanaise comprenant le ministre azerbaïdjanais des Affaires étrangères Jeyhun Bayram
Des manifestants assistent à une manifestation paneuropéenne à l’occasion du 31e anniversaire de l’indépendance de la République d’Arménie, le 21 septembre 2022, à Bruxelles.
Cette photo prise et publiée par le service de presse présidentiel turc le 6 octobre 2022 montre le président turc Recep Tayyip Erdogan rencontrant le Premier ministre arménien Nikol Pashinyan lors de la première réunion de la Communauté politique europée
Illustration

Septembre, l’Arménie tremble. Et il y a de quoi. La Russie, protectrice d’Erevan et qui dispose de troupes de maintien de la paix dans le Haut-Karabagh, semble se désintéresser des manœuvres militaires à la frontière azéri-arménienne. Toute occupée à son invasion de l’Ukraine, Moscou regarde ailleurs. L’Union européenne, elle, semble muette. En cause, toujours cette guerre en Ukraine. Car en cherchant à se détourner du gaz russe, Bruxelles a prospecté d’autres fournisseurs. Et parmi eux, l’Azerbaïdjan.

Il s’agit de ne pas trop vexer le nouveau partenaire énergétique…

Bakou pourrait donc bien avoir les coudées bien franches et agir avec une certaine impunité. Dans l'indifférence totale de la communauté internationale

Côté Français, cependant, Emmanuel Macron monte au créneau, et pointe le comportement du Kremlin. Le 12 octobre; il dit : " La Russie s’est immiscée dans ce conflit. Elle a manifestement joué le jeu de l’Azerbaïdjan avec une complicité turque et elle est revenue là pour affaiblir l’Arménie ". Et Poutine, illico, de déclarer ces propos " incorrects et inacceptables "

Ankara à la manœuvre

Dans le cadre de la crise de septembre, c’est la Turquie qui a agi en premier. Recep Tayyip Erdogan joue les médiateurs et eut des entretiens avec le Premier ministre arménien Nikol Pachinian en République tchèque. Ensuite, le président turc s’était rendu en Azerbaïdjan. Il y avait rencontré son homologue azerbaïdjanais Ilham Aliev. Les deux présidents ont inauguré un nouvel aéroport à Zangilan, une ville reprise aux séparatistes arméniens du Haut-Karabakh lors du conflit armé de 2020.

"Les processus de normalisation entre Azerbaïdjan et Arménie, entre Turquie et Arménie, sont interdépendants", a alors souligné Recep Tayyip Erdogan. "Nous devons saisir l’opportunité qui se présente" a-t-il déclaré. "L’unité de l’Azerbaïdjan et de la Turquie envoie un message important à la région et au monde entier : elle est un facteur de stabilité", a de son côté déclaré Ilham Aliev.

La Cour internationale de Justice se prononce

Les deux ex-républiques soviétiques avaient déposé il y a un peu plus d’un an presque simultanément des recours auprès de la Cour internationale de justice, s’accusant mutuellement de discrimination raciale. L’organe de l’ONU avait en décembre demandé à l’Azerbaïdjan de protéger les prisonniers de guerre du conflit de 2020 dans la région du Haut-Karabakh.

L’Arménie, elle, avait demandé il y a un mois à la CIJ d’étendre cette mesure aux personnes arrêtées après le conflit de 2020, mais la Cour a estimé que le changement de situation actuel ne justifiait pas de modification de son ordonnance.

La CIJ, qui siège à La Haye, tranche les différends entre les Etats. Ses arrêts sont sans appel, mais elle n’a pas de moyen autre que la diplomatie pour les faire appliquer.

La Russie reprend les rênes

A la toute fin octobre, Moscou reprend l’initiative dans le dossier. Un sommet tripartite est organisé à Sotchi, sur la mer Noire. Un accord est conclu et Poutine de retrouver son rôle d’arbitre dans la région. Les deux belligérants acceptent de " ne pas recourir à la force ". Poutine, lui, dit espérer aussi une " normalisation " des relations entre les deux pays, et de relancer un processus pour une paix durable.

La Russie revient dans le jeu. Et veut rester l’interlocuteur central. Histoire de montrer au monde entier qu’elle n’a pas perdu son influence géopolitique dans la région. Et qu’elle ne se laissera pas concurrencer dans ce qu’elle considère comme son "pré-carré", sa sphère d’influence, le Caucase.

Le président russe Vladimir Poutine, le Premier ministre arménien Nikol Pashinyan et le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev s’entretiennent dans la station balnéaire de Sotchi, sur la mer Noire, le 31 octobre 2022.
Le président russe Vladimir Poutine accueille le Premier ministre arménien Nikol Pashinyan avant une réunion du président russe avec les dirigeants de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan à Stotchi, le 31 octobre 2022.
Le président russe Vladimir Poutine accueille le président azéri Ilham Aliyev pour des discussions avant une réunion du président russe avec les dirigeants de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan dans la station balnéaire de la mer Noire de Sochi, le 31 octobre.

Europe et Etats-Unis pas en reste

Les Etats-Unis ne sont pas en reste. Les ministres des Affaires étrangères arméniens et azerbaïdjanais s’apprêtent à décoller pour Washington. Lundi, ils auront une rencontre avec le secrétaire d’Etat Antony Bliken. Ce dernier veut fournir aux belligérants l’occasion de se rencontrer, de parler… Avec à la clef "de parvenir à une paix durable" souligne l’Américain. Des Etats-Unis qui pressent les deux états rivaux à dialoguer et à résoudre le problème du Haut-Karabagh depuis plusieurs mois.

Du côté de l’Union européenne, des tentatives de rapprochement ont aussi eu lieu. Erevan et Bakou ont également accepté une mission (civile) sous l’égide de l’Union. Celle-ci livrera ensuite des rapports pour aider à délimiter mieux les frontières.

Des avancées pour la paix porteuses d’espoirs. Espoirs fragiles cependant, tant les rivalités et les frontières entrelacées entre les pays du Caucase sont complexes. De même que les intérêts géopolitiques et économiques des différents acteurs de la scène internationale, qui surveillent, on l’a vu, de très près cette région instable.

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