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Holodomor : les Ukrainiens commémorent la Grande Famine de 1932 organisée par Staline

La Grande Famine à Kharkov, 1933

© Alexander Wienerberger (Creative commons)

Par Daphné Van Ossel via

Ce 26 novembre, les Ukrainiens qui le peuvent ont allumé des bougies, à leurs fenêtres, et sans doute au pied de cette petite fille, sculpture au corps décharné, qui serre des épis de blé contre sa poitrine.

Elle fait partie du mémorial Holodomor, à Kiev. Tous les quatrièmes vendredis du mois de novembre, les Ukrainiens commémorent la Grande Famine de 1932-1933, le Holodomor. C’est un événement à la fois fondateur de l’identité ukrainienne, et de sa relation avec la Russie.

L’Ukraine accuse actuellement la Russie de mener une "politique de génocide". Il faut retourner dans le passé pour comprendre l’écho que de telles accusations peuvent avoir dans le cœur des Ukrainiens. C’est un passé encore trop peu connu (même si cela progresse) alors qu’il s’agit d’une catastrophe majeure de l’histoire européenne du 20e siècle.

Une demande impossible à satisfaire

Le mémorial Holodomor, à Kiev.
Des Ukrainiens déposent des fleurs au mémorial Holodomor, à Kiev (26 novembre 2016).

A l’origine de cette Grande Famine, pas de catastrophe météorologique qui aurait détruit les récoltes du "grenier à blé" de l’URSS. Plutôt une politique stalinienne, celle de la collectivisation de l’agriculture dans toute l’Union soviétique.

En 1931, la collecte de céréales organisée par les autorités soviétiques est médiocre. Cela les conduit à ponctionner 43% de la récolte globale d’Ukraine, comme le signale l’historien Nicolas Werth. "Pourquoi avez-vous créé artificiellement la famine, on avait une récolte, pourquoi avez-vous tout confisqué ? Même sous l’Ancien Régime, personne n’aurait agi ainsi !", écrit alors le chef du gouvernement ukrainien à Staline et Viatcheslav Molotov, chef du gouvernement soviétique.

Pourquoi avez-vous créé artificiellement la famine, on avait une récolte, pourquoi avez-vous tout confisqué ?

Le 6 juillet 1932, le Parti communiste ukrainien se réunit à Kharkov. Molotov est présent, avec son collègue Lazare Kaganovitch, il exige 6 millions de tonnes de céréales. Une demande impossible à satisfaire.

 

L'oeil dans le rétro

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La révolte des paysans

Les paysans refusent les collectes, cachent leurs récoltes, et commencent à quitter les kolkhozes, ces fermes collectives étatiques. Staline s’inquiète de la situation, il écrit à Kaganovitch : "Si nous n’entreprenons pas immédiatement le redressement de la situation en Ukraine, nous pouvons perdre l’Ukraine."

La Grande Famine à Kharkov, 1933
La Grande Famine à Kharkov, 1933 © Alexander Wienerberger (Creative commons)

Il s’agit non seulement de concrétiser la collectivisation des récoltes, avec un objectif économique : celui de pouvoir financer l’essor industriel de l’Union soviétique via l’exportation de céréales. Mais il y a aussi un objectif politique, précise Coline Maestracci, doctorante au Centre d’étude de la vie politique (CEVIPOL) de l’Université libre de Bruxelles (ULB), et spécialiste de l’Ukraine : "C’est une opportunité pour le pouvoir soviétique de mater la seule catégorie de la population qui échappait encore plus ou moins à l’autorité du Parti parce qu’elle était autonome économique, à savoir les masses paysannes."

Jusqu’au dernier pot de soupe

Moscou impose une politique de plus en plus répressive. Dans son livre ‘Jamais frères ? Ukraine et Russie : une tragédie postsoviétique’ (Seuil, 2022), Anna Colin Lebedev raconte : "Les forces de l’ordre ont confisqué d’abord les récoltes et les semences mais, au bout d’un moment, se sont attaquées aux réserves personnelles trouvées en fouillant les maisons, confisquant jusqu’au dernier pot de soupe."

En février 2022, la BBC a interrogé les derniers témoins de cette période. "C’était très effrayant. La brigade avait des fourches et ils sont venus dans chaque maison pour chercher du pain", se souvient Petro Mohalat, 92 ans. "Ils utilisaient des pieds-de-biche pour entrer. Puis, ils allaient dans toutes les granges pour trouver du pain enterré. Mon père a dû tout donner à la ferme collective – notre vache, notre cheval, même notre seau."

Ils utilisaient des pieds-de-biche pour entrer. Puis, ils allaient dans toutes les granges pour trouver du pain enterré.

Staline utilise la faim comme arme pour briser la résistance. Les paysans qui tentent de fuir vers les villes sont déportés ou renvoyés chez eux, bloqués dans leur village où ils meurent de faim.

"Je voyais des gens qui mourraient, raconte Oleksandra Zaharova, 98 ans, à la BBC. Ils ont creusé une grande fosse et y ont jeté tous les corps."

Ils ont creusé une grande fosse et y ont jeté tous les corps.

© Alexander Wienerberger (Creative commons)

10% de la population ukrainienne

Il y aura finalement 4 millions de morts, 10% de la population ukrainienne. "Le désaccord persiste sur les intentions des autorités soviétiques. S’agissait-il d’attaquer une classe sociale, les paysans, ou d’exterminer un peuple, les Ukrainiens. Il est d’autant plus difficile de répondre que dans l’esprit de Staline, souligne l’historien Nicolas Werth, les deux sont indissociables : briser la paysannerie, c’est en même temps briser le socle de la résistance ukrainienne au projet soviétique", écrit Anna Colin Lebedev.

Les Ukrainiens, eux, ont tranché. En 2006, le parlement adopte une loi qui reconnaît la Grande Famine comme génocide (les Etats-Unis, le Canada, et quelques autres pays dont la Hongrie ou la Pologne, ont fait de même). C’est aussi à ce moment-là qu’est instaurée la journée de commémoration de la fin novembre.

La Grande Famine est alors devenue un élément central de la mémoire collective ukrainienne. "C’est vraiment un épisode historique qui forge l’identité ukrainienne contemporaine", insiste Colline Maestracci (ULB).

Une confirmation de l’intention génocidaire

"La mémoire de la grande famine structure également la vision ukrainienne de la Russie, jugée d’autant plus responsable qu’elle minimise cet événement tragique", ajoute Anna Colin Lebedev. Pour les Historiens russes, le Holodomor est un débordement des politiques répressives soviétiques, qui ont fait des dégâts ailleurs dans l’URSS. Ils ne reconnaissent pas la spécificité ukrainienne où "l’intensité meurtrière" fut pourtant "beaucoup plus élevée".

Par ailleurs, dans les années 2000, alors que l’Ukraine réalise tout un travail mémoriel, en Russie, on observe la tendance inverse. "A partir de la présidence de Poutine, observe Coline Maestracci (ULB), on voit que, petit à petit, les pages sombres de l’époque soviétique sont tues. On empêche les historiens et les associations de travailler." La Grande Famine est donc mal connue dans la société russe.

Mais pour les Ukrainiens, le parallèle [avec aujourd’hui] est immédiat, écrit Anna Colin Lebedev sur Twitter. "Plus qu’un parallèle : une continuité. Une confirmation de l’intention génocidaire continue de Moscou à leur égard. Quand ils parlent de génocide, les Ukrainiens ne le font pas pour la formule frappante."

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Selon Coline Maestracci, cette filiation entre le passé et le présent sera sûrement évoquée par les autorités ce samedi. "C’est une journée qui est toujours célébrée en grande pompe, si je puis dire. Elle ne passe pas inaperçue dans en Ukraine." En plus des bougies, et des cérémonies officielles, une minute de silence est généralement observée à 16 heures dans tout le pays.

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