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Il y a 50 ans, le scandale Tuskegee. Ou lorsque les populations noires d’Alabama servaient de cobaye pour une étude sur la syphilis

Sur cette photo des années 1950 publiée par les Archives nationales, un homme participant à une étude sur la syphilis se fait prélever du sang par un médecin à Tuskegee, en Alabama.

© U.S. National Archives

Durant 40 ans, près de 200 patients noirs souffrant de la syphilis ont été privés de traitement dans le cadre d’une étude médicale… Jusqu’à sa révélation retentissante dans la presse le 26 juillet 1972.

Tout commence au début des années 1930 à Tuskegee, petite ville d’Alabama d’environ 10.000 habitants. À cette époque, la syphilis prévaut dans la population noire fortement touchée par cette maladie, particulièrement dans cette région.

C’est là qu’une étude supervisée par le Service de santé publique américain (USPHS) débute en 1932. L’objectif : déterminer, à partir d’autopsies, les effets de la maladie sur le corps humain. Pour ce faire, 600 hommes noirs, âgés de 25 à 60 ans, généralement pauvres et peu éduqués sont recrutés par l’agence fédérale.

Pour les inciter à participer au programme, on promet aux hommes un transport gratuit vers et depuis les hôpitaux, des déjeuners chauds gratuits, des médicaments gratuits pour toute maladie autre que la syphilis et un enterrement gratuit à condition d’accepter d’être autopsié.

Cette image mise à disposition par les Archives nationales américaines montre une partie d’un document daté de 1940 décrivant les procédures de distribution des résultats d’autopsie des sujets de l’étude sur la syphilis de Tuskegee.
Cette image mise à disposition par les Archives nationales américaines montre une partie d’un document daté de 1940 décrivant les procédures de distribution des résultats d’autopsie des sujets de l’étude sur la syphilis de Tuskegee. © U.S. National Archives

Sur les 600 personnes étudiées, un tiers s’avère ne pas être contaminé par la syphilis, alors que deux tiers présentent des signes de la maladie. Parmi ceux-ci, la moitié reçoit le meilleur traitement connu à l’époque, mais l’autre moitié, soit environ 200 hommes, n’est pas mise au courant et ne reçoit aucun traitement. Alors qu’on leur avait affirmé qu’elle ne durerait que six mois, l’étude s’étale en fait finalement sur 40 ans.

La révélation

Depuis 40 ans, le service de santé publique des États-Unis mène une étude dans laquelle des êtres humains atteints de syphilis, qui ont été amenés à servir de cobayes, n’ont reçu aucun traitement médical contre la maladie et quelques-uns sont morts de ses effets tardifs, bien qu’une thérapie efficace ait été découverte.

Les titres de la presse au matin du 26 juillet 1972 font l’effet d’une bombe aux États-Unis. Peter Buxton, un ancien enquêteur de l’USPHS, qui avait exprimé des réticences morales sur l’étude en 1966, divulgue l’affaire à Jean Heller, journaliste de l’Associated Press qui décide d’envoyer l’histoire à la plupart des grands journaux américains.

Cette révélation, et la réaction publique massive qui a suivi, met fin à l’expérience Tuskegee. Bilan : en quarante ans, 28 "cobayes" sont morts de la syphilis, 100 autres sont décédés de complications, et 40 femmes et 19 enfants ont contracté l’infection.

Plusieurs rapports publiés dans les années qui suivent montrent les ravages de la syphilis en l’absence de traitement. L’expérience du Service de santé publique fédéral est d’autant plus critiquée qu’un remède à la maladie a été trouvé dix ans après le début de l’étude : la pénicilline. Bien que le médicament soit devenu largement disponible dans le courant des années 40, celui-ci a toujours été refusé aux sujets de l’expérience.

Sur cette photo des années 1950 mise à disposition par les Archives nationales, des hommes participant à une étude sur la syphilis se tiennent debout pour une photo en Alabama.
Sur cette photo des années 1950 mise à disposition par les Archives nationales, des hommes participant à une étude sur la syphilis se tiennent debout pour une photo en Alabama. © U.S. National Archives

L’enquête et les excuses

Après la révélation, viennent les interrogations. Une enquête est lancée en 1973 par le Sénat américain. Tous les patients sont retrouvés et traités, mais sans compensations financières.

Le 25 juillet 1973, les patients et leur famille décident de poursuivre le gouvernement américain ainsi que plusieurs personnes liées à l’étude, demandant 1,8 milliard de dollars de dommages et intérêts. Un arrangement est finalement conclu avec le gouvernement en décembre 1974, qui donne en dédommagement une somme de 10 millions de dollars.

Les excuses, elles, viendront 25 ans après la révélation de l’étude dans la presse.

"Ce que le gouvernement des Etats-Unis a fait là était honteux, et je suis désolé", déclare le président américain Bill Clinton le 16 mai 1997 face à des survivants de cette expérience et leur famille lors d’une cérémonie officielle. "Je suis désolé que votre gouvernement ait organisé une étude aussi clairement raciste, souligne le dirigeant, et je suis désolé que ces excuses aient été aussi longues à venir.

Herman Shaw, âgé de 94 ans, embrasse le président américain Bill Clinton après avoir reçu des excuses publiques pour avoir été victime de l’étude Tuskegee sur la syphilis, lors d’une cérémonie à la Maison Blanche, à Washington, le 16 mai 1997.
Herman Shaw, âgé de 94 ans, embrasse le président américain Bill Clinton après avoir reçu des excuses publiques pour avoir été victime de l’étude Tuskegee sur la syphilis, lors d’une cérémonie à la Maison Blanche, à Washington, le 16 mai 1997. © Tous droits réservés

Une expérience qui laisse des traces

Cette expérience a engendré un véritable traumatisme au sein de la population afro-américaine et a exacerbé sa méfiance à l’égard du système de santé fédéral qui perdure encore à l’heure actuelle.

"Aujourd’hui, plus d’un quart de siècle après l’arrêt de l’étude, les appréhensions persistent. Trop d’Afro-Américains évitent de participer à des essais cliniques importants, s’abstiennent de donner leur sang ou de s’inscrire comme donneurs potentiels, et refusent même les soins médicaux de routine, y compris le traitement du VIH", peut-on lire sur le site du Centre national de bioéthique pour la recherche et les soins de santé inauguré au sein de l’Univeristé de Tuskegee, deux ans après les excuses officielles des autorités américaines.

Ce scandale est également à l’origine du rapport Belmont de 1979, rédigé par le département de la Santé américain, qui établira les principes fondamentaux de la bioéthique en ce qui concerne l’expérimentation humaine.

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