Les Grenades

In Chaïmae Moussadek We Trust, lutter contre la fracture numérique qui fragilise encore plus les femmes

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Dans la série In… We Trust (en français : "Nous croyons en"), Les Grenades vont à la rencontre de femmes arrivées là où personne ne les attendait. Aujourd’hui, place à Chaïmae Moussadek, travailleuse sociale qui accompagne, soutient et rassure les personnes en situation de vulnérabilité numérique.

De Schakel, Schaerbeek, à quelques pas de la gare du Nord. Ce centre bien ancré dans le quartier participe à travers ses activités à lutter contre la pauvreté. Au premier étage de la maison accueillante, plusieurs jours par semaine, c’est EPN – pour Espace Public Numérique [Il existerait une quarantaine d’EPN en Région bruxelloise. Chaque EPN fonctionne selon les besoins de son public cible, ndlr.].

Chaïmae Moussadek, 30 ans, y reçoit les personnes en difficulté avec les outils digitaux. Dans le local, du café ou du thé pour réchauffer les corps et les cœurs. Sur la grande table, quelques ordinateurs, des prises, des smartphones. Ici, chacun·e débarque avec sa demande : installer Itsme [Itsme est une application d’identité mobile qui permet aux citoyens belges de se connecter à des plateformes du gouvernement, des banques, elle permet aussi de partager des données d’identité et de signer de manière numérique, ndlr.], utiliser la banque en ligne ou encore accéder au portail 2.0 d’une administration publique…

Peu importe la question, notre interlocutrice tente de trouver une solution. "Itsme c’est la galère. Je viens à l’EPN parce que je n’ai pas envie de devenir l’esclave d’une machine", souffle un habitué. Lui et l’animatrice numérique se connaissent bien. Dans ce lieu, ce qui compte, plus encore que l’informatique, c’est le lien. Entre les problèmes d’applications et de pièces jointes, ici, on raconte un peu de soi, de son histoire. Un tissage qui nourrit Chaïmae Moussadek. Aujourd’hui, entre deux formations, elle nous livre son récit…

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Grandir en amazone et tracer sa voie

"Je suis née et j’ai grandi en plein centre de Bruxelles. Ma maman nous a élevées seule mes trois sœurs et moi. Nous étions comme des amazones. Ma mère s’est toujours montrée très forte, elle a joué tous les rôles. Au quotidien, elle s’est battue pour qu’on puisse s’épanouir et trouver notre place dans la société", introduit-elle.

Nourrie par cette figure féminine résiliente, Chaïmae Moussadek se fraye son chemin dans la vie. "Je n’ai pas terminé mon cursus secondaire, j’ai directement intégré le marché de l’emploi en travaillant dans le département admin d’un hôpital." À la suite de cette première expérience professionnelle, elle est engagée comme employée administrative dans un centre de formation.

C’est le déclic : "Je faisais un peu office d’accueil. Et même si ce n’était pas vraiment dans ma fonction, je me suis donné comme tâche de mettre les personnes qui venaient suivre une formation le plus à l’aise possible. Il s’agissait principalement de femmes… Il m’importait qu’elles puissent se déposer quand il y avait une difficulté. Elles avaient des parcours complexes et malgré les obstacles, elles trouvaient le courage d’entamer une formation. C’était inspirant de les écouter ; les histoires des autres aident à se construire soi."

Entrée dans le monde kafkaïen du 2.0

Animée par cette dimension relationnelle, la travailleuse sociale en devenir entre dans l’ASBL néerlandophone Maks, en tant que formatrice multimédia. "J’avais de bonnes connaissances en matière de web sans être une grande spécialiste, mais j’ai appris sur le tas. En débarquant dans le monde de l’aide au numérique, j’ai pris conscience des problématiques engendrées par la digitalisation de la société."

Pendant ses deux ans et demi au sein de cette structure, elle travaille avec plusieurs publics (des adultes en parcours d’insertion à l’emploi, des seniors, des demandeur·euses d’asile, des jeunes…) avec lesquels elle explore différentes thématiques. Chemin faisant, elle améliore ses compétences techniques.

Un jour, on lui demande de donner des initiations à l’informatique à De Schakel, une ASBL partenaire. "J’y ai rencontré un autre public fragilisé par l’isolement et une dynamique d’apprentissage différente ; plus dans la répétition, le décorticage, la patience." Encore une fois, elle réalise l’urgence de la question de l’accès au numérique.

Orientée solutions, Chaïmae Moussadek les forme à utiliser les outils, mais également à découvrir les côtés positifs liés aux nouvelles technologies. "J’ai emmené les personnes visiter une ferme pour les initier à la photo sur smartphone, nous nous sommes aussi baladé·es dans la ville pour apprendre à trouver son chemin sur GoogleMap. C’était important pour moi que les participant·es puissent se rendre compte que le numérique n’est pas seulement source de stress…"

La pandémie, amplification des difficultés

Après son expérience au sein de Maks, depuis près d’un an, elle œuvre à De Schakel en tant qu’animatrice numérique. Elle se trouve dès lors au plus près des victimes de la fracture numérique et sociale. Une fracture encore aggravée par l’accélération de la dématérialisation des services publics depuis la pandémie. "Ce que j’observe souvent, c’est la crainte de mal faire, d’activer une espèce de programme qui autodétruira tout. Ma tâche principale, c’est de rassurer les personnes, leur rappeler qu’elles sont capables."

En plus de cet emploi, pour compléter son bagage, l’animatrice a repris un bachelier en cours du soir pour devenir éducatrice spécialisée. "C’était important pour moi de poursuivre des études. Il y a des écoles supérieures qui permettent un accès sans CESS avec test d’admission, ce que j’ai fait. Je suis en deuxième année à présent. C’est parfois éprouvant, mais je ne regrette pas du tout parce que j’acquiers des concepts théoriques en lien avec mon travail au quotidien."

Des connaissances qui éclairent sa pratique au sein de l’EPN. "La précarité je ne l’entends pas seulement sous l’aspect financier, mais aussi psychique. La plupart des personnes que je reçois sont ancrées dans un phénomène d’exclusion. Les souffrances psychiques d’origine sociale sont un phénomène que j’observe. C’est essentiel de tenir compte de l’environnement pour prendre en charge la personne victime d’exclusion. Au sein de l’EPN, quand j’accueille quelqu’un·e, j’essaye de faire de mon mieux. J’offre un café, je lui souhaite un joyeux anniversaire… Des petits gestes qui permettent de refaire lien."

Combien de fois je ne suis pas tombée sur des gens en larmes, fatigués de ne pas s’en sortir…

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La fracture numérique sous l’angle du genre

En Belgique, selon le dernier baromètre de l’inclusion numérique, près d’une personne sur deux – 46% de la population – serait en situation de vulnérabilité numérique. Si aujourd’hui hommes et femmes sont tout autant concerné·es par la problématique, l’étude note que "les publics plus vulnérables sur le plan socio-économique apparaissent, sans surprise, les plus fragilisés face à l’augmentation de l’exigence de maîtrise des technologies numériques."

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Entre 2019 et 2021, l’écart entre hommes et femmes ayant de faibles compétences numériques s’est creusé (6% contre 2% en 2019). En plus de cet écart, comme les femmes continuent de supporter une plus grande partie de la charge mentale du foyer, ce sont elles qui portent encore plus les difficultés liées à la digitalisation des services administratifs.

Une réalité observée par Chaïmae Moussadek. "Je sens que les femmes sont encore plus victimes des violences engendrées par la digitalisation. Ce sont elles qui se tapent les galères des formulaires en ligne." Durant le confinement, dans une lettre ouverte "Précarité numérique et confinement, les femmes plus impactées encore ! ", une dizaine d’associations avaient d’ailleurs tiré la sonnette d’alarme. Sans compter qu’en première ligne, le travail social est effectué principalement par des femmes (81% selon Statbel). Ce sont donc les travailleuses qui sont confrontées à la violence administrative imposée à leur public.

Porter la voix de celles et ceux qu’on n’écoute pas

Question éminemment politique que celle de la digitalisation des services publics ; Chaïmae Moussadek s’engage pour une meilleure visibilisation des problématiques. "Avec un collègue du comité de pilotage des EPN du quartier Brabant, nous souhaitons mobiliser un groupe de citoyen·nes pour porter leurs paroles auprès des politiques. C’est important de faire remonter leurs difficultés."

C’était important pour moi que les participant·es puissent se rendre compte que le numérique n’est pas seulement source de stress…

À force de répondre aux situations complexes, l’animatrice est devenue une experte "en failles des plateformes en termes d’accessibilité" et tente dans un objectif d’amélioration de les mettre en évidence. "Il y a comme un gap… J’ai l’impression que les personnes qui conçoivent les sites d’utilité publique ne se rendent pas compte des difficultés que génèrent les outils. Combien de fois je ne suis pas tombée sur des gens en larmes, fatigués de ne pas s’en sortir… C’est terriblement frustrant pour les personnes de devoir recourir à chaque fois à une aide externe pour effectuer une démarche qu’elles avaient jusqu’ici toujours pu réaliser elles-mêmes. Sans compter que ça pose de grandes questions quant aux données privées…"

Avant de retourner aider son public, Chaïmae Moussadek conclut en pointant l’urgence imposée par la société hyper connectée. "Je me retrouve sans arrêt à éteindre des feux, ça devient difficile de faire du lien, pourtant le lien, c’est l’essence de mon travail. Prendre soin de la relation est ce qui me tient le plus à cœur, c’est la base de mon engagement…"


Dans la série In... We Trust (Nous croyons en...)


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Les Grenades-RTBF est un projet soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui propose des contenus d’actualité sous un prisme genre et féministe. Le projet a pour ambition de donner plus de voix aux femmes, sous-représentées dans les médias.

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