Les Grenades

In Marie-Claire Desmette We Trust, les récits pour affirmer sa place

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Par Jehanne Bergé pour Les Grenades

Dans la série In… We Trust (en français : "Nous croyons en"), Les Grenades vont à la rencontre de femmes arrivées là où personne ne les attendait. Aujourd’hui, la conteuse de 91 ans Marie-Claire Desmette revient sur son parcours. Son histoire de femme se révèle une porte d’entrée sur l’Histoire…

Nous arrivons sur les hauteurs de Liège, à Embourg. À l’arrêt de bus, Marie-Claire Desmette nous attend ; sur son visage un large sourire, dans sa main droite, une canne. Nous marchons ensemble en partageant quelques mots discrets ; c’est aujourd’hui la première fois qu’une journaliste de presse écrite la questionne… Derrière les villas cossues, un petit immeuble : c’est ici au milieu des arbres qu’elle vit seule en toute autonomie. Nous nous installons dans le salon, au mur, des souvenirs, des photos de famille, des dessins.

"Pas de mathématique pour toi"

"Je suis née en 1930 à Soignies. Je suis l’ainée de 8 enfants. Mon père était médecin. Après Soignies, nous avons déménagé dans un village, à Neufvilles. J’étais une petite fille qui aimait lire et jouer dans le jardin", dit-elle de sa voix douce. En 1942, en pleine guerre, elle part étudier dans une pension pour jeunes filles. En 1944, l’école ferme, les enfants sont renvoyées chez elles. Elle suit alors des cours de français et de mathématique avec des religieux installés au village à la suite de la réquisition de leur bâtiment par l’Occupant.

"Avec eux, j’ai découvert les plaisirs de l’algèbre. Il n’y a pas d’incompatibilité à aimer les maths et les livres." Elle termine ses humanités et se dirige vers une licence en mathématiques. C’était sans compter les obstacles… "Mon père m’a dit : ‘tu as des frères’. Sous-entendu, il trouvait que dépenser de l’argent pour les études d’une fille n’était pas la priorité… Il m’a ‘proposé’d’aller suivre des cours de secrétariat. Ce qui m’a le plus marquée, c’est que ma mère qui se disait féministe ne m’a pas défendue…"

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Sans conviction, et avec un sentiment d’injustice, la jeune femme entre à l’Ecole Supérieure de Secrétariat. À 20 ans, elle commence à travailler. Entre-temps, pour s’évader de son village, à partir de 1946, elle se rend aux plaines de jeux du Borinage où elle œuvre comme monitrice. Elle loge alors chez une famille du coin. "Il y avait la grand-mère et ses quatre filles célibataires dans une partie de la maison. De l’autre côté, la cinquième fille mariée, son conjoint et leurs quatre enfants dont trois garçons." L’aîné de cette fratrie, Jean, deviendra son compagnon. "Nous nous sommes fréquenté·es en cachette, mais à chaque fois qu’on allait quelque part, on rencontrait des gens qu’on connaissait, donc on a officialisé la relation." L’union est célébrée en 1956. Plus tard, Jean devient magistrat, Marie-Claire Desmette doit quitter son travail. "Une femme de magistrat ne pouvait pas travailler comme employée pour des questions d’indépendance. C’était comme ça à l’époque."

Rappelons que les femmes peuvent voter en Belgique seulement depuis 1948. Marie-Claire Desmette avait alors pile 18 ans. Et il fallut attendre 1976 et la réforme des régimes matrimoniaux pour que la suppression de la puissance maritale soit effective. "Avant ça, je ne pouvais pas voyager avec mes enfants sans autorisation. Une autorisation du mari était aussi nécessaire pour acheter une voiture ou ouvrir un compte en banque. Aussi, aux yeux de l’administration, j’étais ‘femme à charge’, ce n’est pas drôle comme intitulé."

55 ans, la rentrée au Conservatoire

Le temps passe. Le couple a trois enfants, trois garçons. Le mari est appelé en mission à l’étranger, toute la famille le suit. Finalement, c’est à Trooz qu’ils s’établissent. Les enfants grandissent. Marie-Claire Desmette a du temps juste pour elle, enfin. Si ses connaissances en mathématique sont restées au service de l’enseignement de ses fils, elle décide d’approfondir son intérêt pour les Lettres.

Beaucoup de femmes ont marqué l’histoire, mais l’histoire ne les a pas retenues. Dans nos manuels scolaires, il n’y avait pas une seule femme. Mais ça, c’est avec le recul que je m’en suis rendu compte

En 1978, elle étudie les Mythes et littérature du Moyen-Âge à l’Université de Liège. Elle se rend à l’Académie d’été de Neufchâteau en 1984. "Je m’étais mise à écrire et j’avais envie de travailler l’oralité. Un professeur du stage m’a conseillé de présenter l’examen d’entrée comme élève libre au Conservatoire de Liège." Elle suit cette recommandation, l’expérience se révèle salvatrice. "Je me sentais enfin vraiment à ma place." Elle prend la décision de s’inscrire comme élève régulière au cursus complet des quatre années de déclamation. Elle a alors 55 ans. Elle est acceptée avec une dispense d’âge (le Conservatoire étant accessible jusqu'à 25 ans). Elle reçoit le Premier Prix d’Art Oratoire. Démarrer une nouvelle vie à plus de 50 ans, ce n’est pas rien. Nous lui demandons ce qu’elle conseillerait à celles qui voudraient changer de voie. "Je leur dirais d’examiner la situation de façon réaliste, et s’il y a une possibilité, de ne pas la lâcher, de s’accrocher."

La liberté du conte

Au cours de son cursus, elle découvre le conte à travers Hamadi El Boubsi, grande figure du conte en Belgique. "J’ai découvert une véritable liberté dans cet art. J’aime beaucoup le rapport direct entre mon imaginaire et celui du public. Et la non-complication de la mise en scène : rien dans les mains, rien dans les poches… Je me sens un maillon dans la lignée des conteurs et conteuses, entre passé et futur." Avec quelques camarades, elle fonde en 1992 "Parole Active". Le groupe organise notamment des scènes ouvertes et publie un mensuel consacré à l’oralité. En 1999, l’association met en place la Maison du Conte et de la Parole de Liège dont Marie-Claire Desmette deviendra Présidente de 1999 à 2015. Elle multiplie les représentations, notamment avec son spectacle Femmes de ruse et de courage. Elle fait aujourd’hui toujours partie de la fédération des conteurs professionnels.

Ses histoires, la conteuse les choisit parmi un immense répertoire. "Il existe une littérature énorme de tous les pays du monde. Aussi, avec la vie, on évolue, nos expériences façonnent la manière de raconter. Depuis le début, il y a un conte auquel je tiens : kétua. C’est l’histoire d’une fille, le personnage principal, c’est la fille, le personnage qui ose, c’est la fille. Et pourtant… le titre qui a été retenu, c’est le nom de l’homme encore une fois", souffle-t-elle avec son regard plein de malice. Elle ajoute : "Certaines versions de contes sont sexistes, c’est vrai. Par exemple, c’est important de rendre justice aux sorcières. C’est affreux comme on les a massacrées. Finalement, la peur des sorcières, c’était la peur des femmes…"

En parallèle à sa carrière de conteuse, depuis des années, elle raconte bénévolement auprès de l’association La Lumière à Liège qui accompagne les personnes en situation de déficience visuelle. "On enregistre des lectures de livres. Parfois c’est à la demande, parfois je les choisis en me disant que ça plaira…"

C’est important de rendre justice aux sorcières. C’est affreux comme on les a massacrées. Finalement, la peur des sorcières, c’était la peur des femmes

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"Je ne renie rien de ce que j’ai vécu"

Concernant sa vie personnelle, au fil des années, elle et Jean avançant en âge, le couple prend la décision de s’installer dans cet immeuble de Hambourg. "Mon mari est décédé l’année dernière. On s’entendait vraiment très bien. Jean me soutenait, il trouvait que c’était injuste que je doive lui demander des permissions pour tout et n’importe quoi à l’époque."

Nous la questionnons sur l’évolution de la place des femmes dans la société. "Il y a des progrès. Mes petites-filles ont pu choisir les études qu’elles souhaitaient, mais la bataille n’est pas gagnée… Je continue de m’informer sur les droits des femmes en lisant des articles sur les mouvements féministes d’aujourd’hui, et il demeure de nombreuses inégalités."

À propos de la place des femmes dans les récits, elle ajoute. "Beaucoup de femmes ont marqué l’histoire, mais l’histoire ne les a pas retenues. Dans nos manuels scolaires, il n’y avait pas une seule femme. Mais ça, c’est avec le recul que je m’en suis rendu compte." Elle sort un exemplaire d’une encyclopédie datant de 1898 mettant en lumière les femmes de l’époque. "Vous voyez, elles étaient là !"

Durant l’entièreté de l’entretien, Marie-Claire Desmette répond avec beaucoup de pudeur. La conteuse n’est pas bavarde, et en dehors des histoires qu’elle conte, son habitude est à l’écoute. À la suite des demandes de son amie conteuse Cécile Didelot, à près de 92 ans, elle s’apprête à monter sur scène le 2 avril au Courlieu pour raconter les histoires qu’elle a écrites, faire voir ses dessins-poèmes. "Ce spectacle c’est comme un cadeau pour moi. Surtout après le décès de Jean, ça n’a pas été facile. Je tiens à préciser que j’ai ma place comme conteuse, mais j’ai eu et j’ai aussi toute ma place comme épouse et amante, comme mère et grand-mère, comme amie… Avec le regret de m’être souvent trompée, je ne renie rien de ce que j’ai vécu et vis." Elle se tourne vers l’horizon. "J’aime les arbres, peut-être parce que suis un peu arbre…", murmure-t-elle. "Merci, ça m’a fait du bien de vous raconter et d’être écoutée, c’est vrai, tout le monde a une histoire…"


Dans la série In… We Trust (Nous croyons en) :

 


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Les Grenades-RTBF est un projet soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui propose des contenus d’actualité sous un prisme genre et féministe. Le projet a pour ambition de donner plus de voix aux femmes, sous-représentées dans les médias.

 

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