Les Grenades

In Sylvianne Modrie We Trust, l’archéologie pour raconter la ville

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Par Jehanne Bergé pour Les Grenades

Dans la série In… We Trust (en français : "Nous croyons en"), Les Grenades vont à la rencontre de femmes arrivées là où personne ne les attendait. Aujourd’hui, place à Sylvianne Modrie, archéologue attachée à la Direction du patrimoine culturel de la Région bruxelloise. Les mains dans le cambouis et l’œil avisé, la spécialiste participe à la sauvegarde et la préservation des matériaux de notre passé.

Pour les non-initié·es, l’image de l’archéologue renvoie probablement à des fouilles d’ossements préhistoriques dans la terre, et ce, parfois loin de nos contrées…

Pourtant, pratiquer l’archéologie en plein centre-ville, par ici, c’est possible aussi. C’est même le quotidien de Sylvianne Modrie. Nous la retrouvons au Mont des Arts, à quelques pas d’urban.brussels, l’administration de la Région de Bruxelles-Capitale en charge de l’urbanisme et du patrimoine. Entre deux chantiers de fouilles, pour Les Grenades, elle revient sur son parcours.

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De la cour de récré aux premiers chantiers

Née en 1972, Sylvianne Modrie grandit dans les environs de Bruxelles. "Enfant, je ne sais pas si j’avais vraiment une idée précise de ce que je voulais faire plus tard… Dans la cour de récréation, je jouais souvent seule, j’étais dans mon monde…" C’est un peu par hasard que l’archéologie entre dans sa vie. "J’aimais bien chipoter dans la boue… Ma mère avait entendu parler de l’asbl Archelo-J qui proposait (et propose toujours !) des stages en Belgique pour que les jeunes puissent participer à des chantiers de fouilles." Dès l’âge de 12 ans, sans savoir qu’elle en fera un jour son métier, elle rejoint cette association de sensibilisation à l’existence et à la sauvegarde du patrimoine archéologique et architectural.

Tandis qu’à l’école, elle se distingue par les sciences, en s’inscrivant à l’université, c’est finalement vers l’histoire de l’art et l’archéologie qu’elle décide de se diriger. À l’issue de ses études, elle est engagée comme archéologue par la Région bruxelloise, le service lié aux compétences de gestion du patrimoine est alors en plein développement. Année après année, elle aiguise son regard et se spécialise dans le passé des sols et des bâtiments de la capitale. "Les archives ont brûlé en 1695 lors du bombardement de Bruxelles par Louis XIV. Lorsque certains documents ont disparu, pour certaines périodes il n’y a plus que l’archéologie pour apporter des réponses", explique-t-elle.

Bruxelles à travers les âges

Concrètement, travailler en tant qu’archéologue à Bruxelles, qu’est-ce que ça signifie ? La mémoire de celles et ceux qui nous ont précédé·es nous entoure, partout, tout le temps. Parfois de manière visible, par exemple, à travers les églises, les palais, les vestiges toujours debout malgré les siècles. Et parfois de façon moins visible : sous les fondations, à l’intérieur des caves, dans la terre.

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Si la meilleure manière de préserver le patrimoine est de le maintenir en place, lors de travaux de démolition, d’aménagement ou de construction, des éléments enfuis peuvent être mis au jour tandis que d’autres courent le risque d’être détruits…

Je reconnais la matière au son et à la résonance

Pour préserver et sauver ces pièces, la Direction du patrimoine culturel de la Région, service où opère Sylvianne Modrie, organise des recherches et des fouilles préventives. "En fouillant, on a accès à des matériaux caractéristiques qui couvrent des époques allant de la préhistoire jusqu’au siècle dernier. Ces éléments nous donnent une grille de lecture de l’histoire des bâtiments, des parcelles. Par exemple, par des analyses, on peut retrouver des traces de potagers. Tout ça, c’est important dans l’histoire d’une ville", explique-t-elle.

Sauver, répertorier, préserver pour les générations futures

C’est durant l’examen des demandes de permis d’urbanisme que la Direction du patrimoine culturel décide d’organiser des fouilles préalables ou concomitantes aux phases de travaux. "Depuis 2005, nous avons la possibilité d’ajouter des clauses archéologiques dans les permis. Lorsqu’on reçoit les demandes sur une zone à potentiel archéologique reconnu, il faut nous laisser l’opportunité de fouiller avant les travaux et nous permettre de suivre les travaux."

Ces fameuses zones sont reprises dans l’atlas archéologique régional qui fournit les données archéologiques et historiques de la préhistoire au XVIIIe siècle… Aujourd’hui, toutes ces infos sont compilées sur la plateforme interactive Brugis, qui offre la possibilité aux professionnel·les de la construction comme aux citoyen·nes de découvrir les lieux à hauts potentiels archéologiques de la région.

"On accompagne une cinquantaine de chantiers par an, parfois des énormes comme sur l’ancien Parking 58, ou des plus petits. Au sein de l’administration, j’ai longtemps été toute seule sur le terrain, aujourd’hui, nous sommes deux archéologues. Franchement, c’est rare qu’on ne trouve rien." Dans les faits, sur les chantiers, Sylvianne Modrie doit parfois arrêter des pelleteuses prêtes à détruire un élément patrimonial. "Souvent, on s’arrange avec l’architecte ou l’entrepreneur dans les réunions, mais quand on débarque, en général la première personne que l’on rencontre, c’est le démolisseur, un sous-traitant qui veut juste avancer et qui peut n’avoir que faire des accords…. Alors oui, il arrive que je me retrouve à faire barrage face à une grue."

Un métier physique dans un monde d’hommes

L’archéologue ne compte plus les situations épiques qu’elle a connues dans ce milieu particulièrement masculin qu’est celui de la construction. Aussi, qui dit monde d’hommes, dit angles morts quant à la réalité biologique des femmes. "Nous, on installe notre chantier dans le chantier, mais au début, il n’y a même pas encore de toilettes. Comme il n’y a que des hommes, eux, ils urinent dans des bouteilles… Moi, je dois aller dans un café à chaque fois que je veux passer aux toilettes… Pendant le confinement, c’était l’enfer…"

Si elle n’explique pas sentir de discriminations sexistes à son égard, elle note cependant des différences de traitement en fonction de son genre. "Quand il s’agit par exemple de demander un service qui requiert l’utilisation de la grue pour ouvrir une fondation à observer, ou de demander une l’aide pour porter quelque chose, ça passe mieux quad on est une femme. Il y a une forme de sexisme bienveillant."

Outre le travail intellectuel, les fouilles se révèlent très physiques. Il y a les poids à soulever, la terre à pelleter, le tout sur des chantiers accidentés où il faut parfois se faufiler entre deux poutres ou dans un petit trou. "À force, j’ai développé une sorte de regard-scanner. Je vois tout : les potentiels dangers, comme les pièces à fouiller. Au contact de la truelle sur certains éléments, je reconnais la matière au son et à la résonance."

Il arrive que je me retrouve à faire barrage face à une grue

Chaque matériel récolté sur le terrain est ensuite enregistré, traité en laboratoire et conservé. Autour de Sylvianne Modrie gravitent toute une série d’ultras spécialistes par exemple en archéozoologie (étude des ossements animaux), archéobotanique (études des vestiges d’origine végétale), paléopalynologie (l’archéologie des pollens) ou encore en anthropologie physique (l’étude de l’histoire naturelle de l’espèce humaine).

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Comprendre le passé pour se tourner vers l’avenir

À force de travail, notre interlocutrice porte un regard tout singulier sur la ville et ses interactions avec les communes limitrophes. Pour observer l’évolution de notre environnement au fil du temps, la région propose par ailleurs l’outil Bruciel qui permet à tout un chacun·e de comparer des lieux depuis 1935 à aujourd’hui.

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On y découvre notamment, certains quartiers autrefois agricoles désormais complètement construits. Plonger dans l’histoire du bâti, c’est aussi prendre du recul par rapport à notre place contemporaine. D’où vient-on ? Vers où nous diriger ? "En fouillant des constructions humaines, la relation avec celles et ceux qui nous ont précédé·es est immédiate. Chaque brique a été posée une à une…. La plus ancienne charpente à Bruxelles date du XIIe siècle et se trouve à l’église Saint-Lambert à Woluwe. C’est pour moi un endroit assez touchant. Ces bois majestueux ont été montés jusque-là haut avec un système de roues et de poulies et on peut toujours les admirer aujourd’hui…"

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Depuis sa position, l’experte observe mieux que personne la matérialisation du temps qui passe. "Aujourd’hui, on détruit des bâtiments en béton qui ont trente ans alors que certaines maisons tiennent depuis 500 ans. Avant, les méthodes de construction étaient basées sur le réemploi. Désormais, on se réintéresse à ces pratiques circulaires. Les architectes réfléchissent vraiment à ça. Ça coute plus cher, mais c’est important pour la planète."

Lorsque nous lui demandons si elle se sent fière aujourd’hui de son parcours depuis ses premiers chantiers à l’âge de 12 ans, Sylvianne Modrie répond par la positive : "C’est agréable de sentir que j’évolue dans mon domaine, je regrette juste de ne pas avoir le temps de plus communiquer mes recherches. Il y a tant à partager…" Pour découvrir quelques histoires autour des matériaux issus des fouilles, rendez-vous par ici.


Dans la série In… We Trust (Nous croyons en) :


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