Belgique

#Investigation : l’utilisation des drogues du viol est sous-estimée

© Le viol est parfois au fond du verre…

Par Gérald Vandenberghe via

En octobre 2021, des centaines de jeunes filles défilent dans le quartier du cimetière d’Ixelles. Elles se révoltent à la suite de plusieurs témoignages de jeunes femmes, qui affirment avoir été droguées puis violées dans deux établissements du quartier. Partant de cette manifestation, le magazine #Investigation a voulu savoir qui étaient les agresseurs. Il s’est penché sur les substances qu’ils utilisent et les endroits où ils sévissent, en partant du témoignage des victimes.

Les établissements du quartier branché du rond-point d’Ixelles ont focalisé toute l’attention, depuis le début de ce qu’il faut bien appeler le phénomène #Balancetonbar. En nous basant sur les témoignages mis en avant sur cette page Instagram, nous avons été surpris par le nombre incroyable de témoignages de jeunes femmes affirmant avoir été droguées, en allant simplement boire un verre avec des amis.

Le scénario est toujours le même. Elles boivent très peu mais se retrouvent malgré tout dans un état qui n’a rien à voir avec l’ivresse. Elles perdent le contrôle de leurs corps, elles perdent la mémoire, elles sont encore conscientes mais sont incapables de la moindre réaction de défense.

C’est ce qui est arrivé à Marie, il y a un peu plus d’un an. Elle se rend au El-Café, à Ixelles. Elle ne veut pas boire beaucoup, c’est la session des examens. Mais le premier verre va lui être fatal. La perte de contrôle est immédiate et radicale.

"Je ne saurais pas trop décrire ce que je ressentais physiquement, mais je sentais qu’il y avait un truc qui n’allait pas. J’avais l’impression que tout tournait autour de moi, d’être un peu au ralenti. J’ai voulu aller aux toilettes pour essayer de reprendre mes esprits en mettant de l’eau sur mon visage. Mon agresseur m’a suivie. Il me parlait, mais je ne saurais même pas dire ce qu’il me disait. J’étais dans l’encadrement de la porte. Je ne tenais même pas debout, j’étais toute molle, sans force. Je pense qu’il a compris que je n’étais pas dans un état normal et ça a été très rapide… Il m’a poussée à l’intérieur des toilettes. Il nous a enfermés à clé et je lui ai demandé de sortir. Enfin, j’ai essayé… Je le poussais mais en vain. Ensuite, il m’a retournée face au mur. Il m’a enlevé mon pantalon… Et il a réussi à rendre ça extrêmement violent et douloureux."

Marie connaît son agresseur, c’est un "ami"... Contrairement à d’autres scénarios décris par #Balancetonbar, elle n'implique aucun membre du personnel du El Café. Elle déposera plainte contre son violeur. Il se défendra en affirmant qu’elle était consentante. Marie ne parviendra pas à prouver qu’elle a été droguée. On se retrouvera donc dans un scénario classique de parole contre parole. Et comme souvent en pareil cas, la plainte sera classée sans suite… Marie devra se débrouiller avec ce traumatisme…

Des viols au-delà des statistiques officielles

Cette difficulté à prouver l’utilisation d’une drogue pour faciliter le viol est connue de tous les avocats qui ont à traiter des dossiers de mœurs. Tout cela a un impact sur les statistiques officiels de ce type de viol. Caroline Poiré a de nombreuses victimes de viols dans sa clientèle. Elle confirme cette sous-évaluation chronique. "J’ai de plus en plus de témoignages de ce type" confirme-t-elle. "Le mouvement #balancetonbar a amené une réelle prise de conscience des victimes, qui décident parfois de faire appel à mes services des années après les faits. Elles ont mis du temps à comprendre et accepter que c’était un viol".

Selon le SPF Justice, à qui nous avons demandé des chiffres, on a officiellement dénombré 72 faits de viols avec soumission chimique en 2019 et 62 en 2020. Mais pour Caroline Poiré, ils sont en réalité bien plus nombreux. "Ils sont sous-estimés parce que l’on ne parvient tout simplement pas à les prouver. Au niveau de la police et de la magistrature, on sait que ces agressions existent mais en termes de dossiers traités, ils sont très faibles. D’ailleurs, à Bruxelles, ces dernières années, je ne connais pas de violeur qui ait été condamné pour avoir drogué ses victimes".

L’arsenal du violeur

Pour comprendre pourquoi l’utilisation de drogues du viol est si difficile à prouver, nous rencontrons le docteur Philippe Boxho. Il est médecin légiste à Liège et a déjà examiné de nombreuses femmes victimes d'agressions sexuelles. C'est lui qui réalise fréquemment sur les victimes, tous les prélèvements physiques et gynécologiques réclamés par la justice dans une affaire de viol.

Il nous parlera du seul nom connu du grand public, lorsque l’on évoque les drogues du viol: le GHB, lacide Gamma hydroxy butyrique. Si ce liquide transparent est ajouté à votre verre, vous perdrez la mémoire, vous n’aurez aucun souvenir de votre agresseur. Et comme l’explique le docteur Boxho, il est très difficile à retrouver dans l’organisme des victimes.

"Il y a un fantasme autour du GHB qui est entretenu par le fait qu’il est très difficile à retrouver. Il est rapidement assimilé par le corps. Il est éliminé pour la plus grande part sous forme de CO2, dans l’air que l’on expire. Il passe aussi dans l’urine. Si on le fait rapidement, on peut retrouver de 1 à 5% de la dose prise. Et encore, il faut aller vite et faire un prélèvement maximum 10 heures après l’absorption du GHB. Au-delà, on a toutes les chances de passer à côté ".

Cela dit, le docteur Boxho tient à préciser que ce n’est sans doute pas la drogue la plus utilisée. Il en existe bien d’autres, malheureusement, tout aussi efficaces…

Pour en savoir plus, nous nous rendons au CHU de Liège, où la professeure Corinne Charlier nous recevra pour évoquer les autres drogues du viol. Ce qui va nous frapper, c’est la longueur de la liste des substances à disposition des agresseurs, mais aussi la facilité avec laquelle ils peuvent se les procurer…

"Ils vont faire appel à toute une série de substances chimiques parmi les plus répandues. Ce sont des benzodiazépines (somnifères), des antihistaminiques (remèdes contre les allergies aux pollens), des antidépresseurs, etc. Ce sont des produits que vous avez certainement à la maison. Et toute façon, vous pouvez en disposer à la pharmacie du coin. Il suffit d’avoir une ordonnance de votre médecin. Et encore, certaines sont en vente libre" précise la Professeure Charlier…

"Ces produits sont plus facilement détectables dans le sang, l’urine ou les cheveux. Mais les agresseurs privilégieront ces produits au GHB parce qu’ils sont faciles à se procurer, mais aussi parce qu’ils sont moins dangereux. Une dose importante d’une substance comme le GHB, éventuellement mélangée à de l’alcool, pourrait entraîner plus qu’une simple perte de conscience. La victime pourrait finalement sombrer dans le coma. C'est un produit anesthésiant, il y a danger lorsque l'on associe de l'alcool au GHB et les violeurs ne veulent pas tuer leurs victimes" conclut la Professeure Charlier.

Sang et urines sont des prélèvements indispensables pour prouver l’utilisation d’une drogue du viol.
Sang et urines sont des prélèvements indispensables pour prouver l’utilisation d’une drogue du viol. © RTBF

Et la justice ?

La difficulté de prouver l’utilisation de drogues pour faciliter le viol n’explique pas à elle seule la sous-évaluation du nombre de ces agressions. La loi joue un rôle également...

"Jusqu’à il y a peu, le viol sous soumission chimique n’existait pas comme tel dans le Code pénal, précise l'avocate Caroline Poiré. L’utilisation d’une drogue pour arriver à ses fins n’était même pas considérée comme une circonstance aggravante. On ne risquait pas une peine de prison plus longue parce que l’on avait drogué une femme, un homme ou un enfant avant de le violer. Et donc la justice pouvait se dire, à quoi bon chercher une substance si difficile à repérer, si cela n’envoie pas plus longtemps l’agresseur derrière les barreaux…".

Au mois de juin prochain, les choses vont changer. Le Code pénal sexuel sera modifié. Et l’utilisation de substances pour obtenir une soumission chimique sera considérée comme une circonstance aggravante. Les peines de prison seront plus lourdes. Mais, en attendant, pendant des années, ce n’était pas la priorité absolue des enquêteurs.

Pour nous montrer à quel point ce manque d’assiduité de la justice peut faire des dégâts. Caroline Poiré nous présente Sophie, une de ses clientes.

Son agression remonte à 10 ans. Tout commence par une banale sortie en boîte avec une amie. Des garçons, des amis d’amis, les accompagnent. Sophie se voit offrir l’un ou l’autre verre. Dans les minutes qui suivent, c’est le black-out. Dès ce moment, elle n’a plus aucun souvenir. Ce sont des témoins qui lui expliqueront ce qu’elle a fait sur la piste de danse... Elle sera complètement désinhibée. Des témoins lui rapporteront qu’elle urine au milieu de la piste de danse de la boite de nuit, tout habillée…

La soirée se poursuit dans une maison du côté d’Enghien. C’est là que le viol aura lieu.

"Les témoins me rapporteront qu’à un moment, je monte me coucher. Un garçon me rejoint dans la chambre, suivi peu après par un autre garçon, raconte Sophie. Il y aura relation sexuelle à trois… Je le sais parce que j’avais des bleus sur le corps et des blessures au sexe et à l’anus. Mais moi, je ne me souviens de rien… Je n’étais pas là"

Sophie déposera plainte, subira tous les examens imposés par ce que l’on appelle le set d’agression sexuelle, qui prévoit des prélèvements de sang et d’urine. Ses agresseurs seront entendus par la police. Ils se défendront en affirmant qu’elle était consentante… Ce sera de nouveau parole contre parole. L’affaire est classée sans suite.

Durant 10 ans, Sophie portera ce lourd fardeau qui aura un impact majeur sur sa vie sentimentale et sa capacité à faire confiance à qui que ce soit… Et puis un jour, elle finira par consulter une avocate pour comprendre pourquoi son histoire, qui semblait rassembler tout ce qui était nécessaire pour envoyer l’affaire au tribunal, n’y a pas abouti. Caroline Poiré consultera son dossier. Elle y fera une découverte effarante… La justice n’a jamais fait analyser le sang et l’urine de Sophie… Elle a négligé un élément clef de l’enquête. Si de la drogue avait été trouvée dans ces prélèvements, cela aurait montré qu’elle était incapable de donner le moindre consentement. L’hypothèse du viol en serait sortie renforcée. Ses agresseurs auraient eu beaucoup plus de mal à s’en tirer.

"Je crois qu’un enquêteur suffisamment formé à organiser ce type d’audition aurait pu confronter les auteurs à ces résultats. Ici, ils ont juste déposé leur version. Ils ont avancé l’hypothèse du consentement de Sophie et ça s’est arrêté là" ajoute Caroline Poiré.

"Plus généralement, je regrette aussi qu’on n’utilise pas plus souvent des méthodes spéciales de recherches dans ces dossiers de viol sous soumission chimique. Des écoutes téléphoniques, des filatures pourraient se révéler utiles. Mais ce sont des méthodes intrusives dans la vie privée. Et il faut des éléments concrets pour qu’un juge les ordonne. Or, ces éléments font souvent défaut dans les dossiers de drogue du viol" conclut Caroline Poiré.

Au total, au bout de trois mois d’enquête nous avons découvert davantage de victimes, davantage d’armes à la disposition des agresseurs que tout ce que nous avions envisagé. Le tableau est sombre et nous n’avons pas trouvé de solution efficace à offrir à tous ceux et celles qui craindraient un jour de subir pareil sort. On peut juste avancer comme solution de ne jamais oublier que cela existe, que c’est plus fréquent qu’on ne le croit, que personne n'y échappe, et qu’il est important de prêter un maximum d’attention à ces amis qui semblent un peu trop "perdre pied" lors d’une sortie en groupe, dans n’importe quel bar branché.

 

Pour ceux et celles qui ont été également victimes de pareils faits, voici deux endroits où trouver de l'aide :

Sos viol : 02/5343632

Centre de Prise en charge des Violences Sexuelles (CPVS) de Bruxelles : 02/5354714

#Investigation: Un viol au fond du verre, une enquête à découvrir ce mercredi 30 mars à 20h20 sur La Une et à revoir sur AUVIO

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