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#Investigation : quand le prix du gaz fait exploser celui de l’électricité

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Par Gérald Vandenberghe

Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, tout le monde se focalise sur les factures de gaz. Mais au passage, on oublie souvent de se pencher sur l’autre volet de notre facture énergétique : l’électricité. Et pourtant, s’éclairer, se chauffer ou cuisiner grâce à la fée électricité n’a jamais n’a coûté aussi cher. Là aussi, c’est le prix du gaz qui provoque cette envolée. Et en Belgique, il ne sera pas facile de découpler ces deux énergies.

A la lecture de sa facture énergétique, on voit toujours se succéder ce qu’il faut payer pour le gaz et ensuite ce qu’il faut payer pour l’électricité. A priori, on pourrait penser qu’il s’agit d’une facilité administrative, un simple gain de papier. En réalité le lien est bien plus profond que cela. Une grosse partie de l’électricité est produite, en Belgique, dans des centrales à gaz. Le lien entre les deux énergies est donc direct et particulièrement puissant…

En moyenne, on peut considérer que 25% de l’électricité consommée en Belgique vient de centrales au gaz. Et malgré, l’émergence des énergies renouvelables, comme les champs d’éoliennes et les centrales solaires, cette part diminue peu. Pour Samuele Furfari, spécialiste de la géopolitique du gaz, cela s’explique facilement. " Les centrales à gaz sont très souples, on les éteint et on les allume facilement, contrairement aux centrales nucléaires. Et on en a besoin pour produire de l’électricité quand l’éolien et le solaire sont incapables de le faire. Le vent et le soleil sont deux énergies variables et intermittentes. Elles ne permettent pas de produire de l’énergie de manière régulière. Dans la même journée, elles peuvent en produire beaucoup, un peu ou pas du tout… Mais la demande d’électricité des particuliers et de l’industrie, elle, est constante. Elle ne varie pas d’une minute à l’autre. Il faut donc utiliser les centrales à gaz pour compenser les éventuels manques du vent et du soleil. Les centrales à gaz donnent ce que l’on appelle une énergie pilotable ".

Jusque-là, cette interaction entre le solaire, l’éolien et le gaz est logique. Il ne faut jamais oublier que le réseau électrique belge doit être en permanence en équilibre. A chaque minute, il faut qu’il y ait autant d’électricité sur le réseau que ce que demandent les consommateurs. S’il y en a trop, ça surchauffe, et s’il n’y en a pas assez, c’est le black-out, la panne de courant. Ces manières de produire de l’électricité sont donc parfaitement complémentaires.

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L’impact sur les prix

Mais là où les choses se compliquent c’est lorsque l’on parle du prix de l’électricité. En Belgique, elle est produite par des centrales éoliennes, solaires, nucléaires et au gaz qui travaillent toutes à des prix différents. Une fois l’investissement de départ passé, ça ne coûte plus rien de produire de l’électricité avec du vent ou du soleil. Du côté du nucléaire, construire la centrale est cher, mais ensuite, produire de l’électricité à base d’atomes ne coûte pas trop cher. En fait, ce sont les centrales au gaz qui demandent le plus d’argent pour produire de l’électricité.

Le consommateur de son côté, reçoit de l’électricité produite par ces différentes sources, qui travaillent à des coûts différents. Mais sur sa facture, il n’y a qu’un prix qui apparaît pour chaque Kw/h consommé. A première vue cela peut sembler étonnant. En réalité c’est lié à un mécanisme très simple appelé le Merit order. Un mécanisme européen qui régit notre facture d’électricité.

Le principe est simple, c’est le prix de production de la dernière centrale allumée pour répondre à la demande des consommateurs qui imposera son prix à toute l’électricité produite. Mais attention, on ne peut pas le faire dans n’importe quel ordre. On doit commencer par les centrales qui coûtent le moins cher, puis on allume les autres centrales au fur et à mesure que la demande des consommateurs augmente. C’est que l’on appelle l’ordre du mérite

De manière concrète, les choses se déroulent souvent de la manière suivante en Belgique. On utilise d’abord les centrales éoliennes et solaires qui sont les moins chères (50 euros du mégawattheure), on lance ensuite les centrales nucléaires qui coûtent un peu plus cher (100 euros du mégawattheure) et puis si nécessaire, aux heures de grosses consommations, on allume les centrales au gaz (125 euros du mégawattheure fin octobre).

Mais attention, lors du calcul de la facture à payer par le consommateur, on ne regardera qu’un seul prix : celui de la dernière centrale allumée, soit dans la plupart des cas, une centrale au gaz. Et c’est le prix de production de cette centrale qui s’imposera à toute l’électricité créée à ce moment-là. Le coût de l’électricité produite par le vent, le soleil ou l’atome sera vendu au prix du gaz, même s’il coûte en réalité beaucoup moins cher.

Pour l’économiste Eric De Keuleneer, " ce système avait deux avantages. Il favorisait le développement du renouvelable qui pouvait vendre son électricité au même prix que le gaz. Le vent et le solaire coûtent beaucoup moins cher que le gaz. Les bénéfices étaient donc plus importants et cela poussait les investisseurs à mettre leur argent dans des éoliennes et des panneaux solaires. En plus, la libéralisation du marché a permis de créer un marché européen de l’énergie. Quand nos centrales nucléaires ont dû être arrêtées, il y a quelques années pour des problèmes de microfissures nous avons été ravis de faire venir de l’électricité de France ou d’Allemagne ".

La surchauffe ukrainienne

Malheureusement, la guerre en Ukraine va mettre la pagaille dans ce beau système. Lorsque Poutine va commencer à couper le robinet du gaz, le prix de cette énergie va véritablement exploser : il va être multiplié par 15 ! Il va dépasser les 300 euros du mégawattheure à la fin août 2022. Un sommet inégalé. Tout cela va avoir pour conséquence de complètement mettre à mal l’équilibre du système de production de l’électricité. Son prix sera aussi multiplié par 15…

Comme nous l’avons expliqué auparavant, c’est la dernière centrale utilisée pour produire de l’électricité qui détermine le prix du jour. En Belgique, ce sont souvent les centrales au gaz. Ces centrales ont donc reçu un gaz 15 fois plus cher. Elles ont donc multiplié par 15 également leur coût de production. Seul problème, ce sont elles qui déterminent le plus souvent le prix de toute l’électricité produite chaque jour, quelle que soit la centrale. Donc toutes les centrales ont multiplié leurs factures envoyées au consommateur par 15, même les centrales éoliennes et nucléaires. Une folie impayable pour beaucoup de Belges…

Pour Eric De Keuleneer, " on a atteint les limites du système. Il n’est pas fait pour fonctionner avec des prix du gaz si élevés. Il n’y a plus d’équilibre du système. Les consommateurs voient leur électricité calculée uniquement sur base du gaz. Les fluctuations de prix sont beaucoup trop importantes et ne sont pas justifiées économiquement parce que les producteurs d’électricité éoliens, solaires ou nucléaires ne font pas face à ces coûts-là. Donc ils font des bénéfices que l’on appelle des bénéfices illégitimes ou des surprofits ou des bénéfices d’aubaine. Les économistes ont quantité de termes par rapport à ce type de situation. "

Les surprofits des entreprises énergétiques

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Pour Samuele Furfari, spécialiste de la géopolitique du gaz, " ceux qui gagnent le plus d’argent aujourd’hui, ce sont les vendeurs d’énergie renouvelable. Ça ne coûte rien le vent et ils le vendent au prix de l’électricité produite par le gaz. Tous ceux qui ont investi ici en Europe sur les énergies renouvelables gagnent énormément d’argent aujourd’hui. Peut-être que ça ne durera pas, mais aujourd’hui ils font des bénéfices énormes ".

Le vent, le soleil et l’atome

Les propos de Samuele Furfari, sont tout à fait pertinents lorsqu’il pointe du doigt les producteurs d’énergies renouvelables mais il faut compléter ce tableau par les centrales nucléaires. Elles n’ont pas augmenté leurs coûts de production non plus, mais leurs bénéfices ont explosé…

La CREG, la Commission de régulation de l’électricité et du gaz, l’organisme fédéral chargé de contrôler les marchés de l’énergie dans notre pays, l’a d’ailleurs confirmé dans un récent rapport. Elle estime que le secteur nucléaire belge qui est contrôlé entièrement par la société Engie ferait, sur base des prix d’août dernier, un surbénéfice de 2 milliards en 2022.

Nous avons évidemment contacté les principaux producteurs d’électricité en Belgique pour qu’ils réagissent face à ces chiffres. Mais Luminus, Engie et TotalEnergies ont refusé toutes nos demandes d’interviews. Ils ne nous parleront pas de leurs surbénéfices. Ils appliqueront, en cœur, l’adage " Vivons heureux, vivons cachés".

Seule la FEBEG parle…

Pour tenter de pouvoir, malgré tout, discuter de l’ordre du mérite, et des surbénéfices générés par son emballement, nous entrerons en contact avec la Febeg, la Fédération Belge des Entreprises Électriques et Gazières.

Son porte-parole Stéphane Bocqué ne voudra pas se prononcer sur les éventuels bénéfices de société en particulier. Il refusera de parler des éoliennes de Luminus ou des centrales nucléaires d’Engie. Mais il précisera que c’est une erreur d’analyser les bénéfices dans des délais de quelques mois, dans un secteur où les investissements courent souvent sur beaucoup plus longtemps. Ce que nous reprochons à l’analyse qui est faite par le grand public et par les autorités publiques européennes et belges, c’est de faire un calcul sur six mois, un an, un an et demi, précise Stephane Bocqué. Nos membres sont des industriels. Ils investissent dans des installations de production qui sont installées pour dix, quinze, 20, 30, voire 40 ans. Il faut analyser la profitabilité d’un secteur tel que celui-là, non pas sur le court terme, mais sur le très long terme ".

Et lorsque l’on abordera avec lui une éventuelle réforme de l’ordre du mérite pour éviter que le gaz ne fasse exploser le prix de l’électricité, il appellera à la prudence. " Il faut faire très attention lorsqu’on va toucher à ce système. Il a été très performant pendant 20 ans. On vit aujourd’hui dans une situation de guerre qui est tout à fait particulière, il y aura une sortie de crise et à ce moment-là, ce système va se montrer extrêmement performant dans le sens contraire, parce qu’il marche évidemment à la hausse mais il marche également à la baisse. Si les prix du gaz diminuent de manière structurelle, les prix de l’électricité vont également diminuer de manière très rapide. Il ne faut pas rater la sortie de crise. C’est un système extrêmement complexe et sophistiqué et il faut être sûr que si on lui substitue à un autre système, ce système n’aura pas lui-même des effets pervers à long terme. Il faut vraiment, vraiment bien réfléchir à la question ".

"Le merit order a bien fonctionné pendant 20 ans"

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À première vue, ces arguments pourraient ressembler à des arguments de défense des producteurs et de leurs bénéfices. Mais attention, du côté des spécialistes de la transition énergétique, on tient le même discours. Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Pour Francesco Contino, Spécialiste de la transition énergétique à l’UCLouvain, "il faut faire très attention aux effets de distorsion, aux effets court, moyen et long terme. Et du coup, il ne faut pas le faire sous la prise de l’émotion. Ce système a réellement favorisé le développement de l’éolien et du solaire. Il faut faire confiance aussi à aux personnes très compétentes qui travaillent dans les administrations, qu’elles soient au niveau de l’État, mais également au niveau européen, pour, pour prendre des mesures qui soient cohérentes, il ne faut certainement pas se précipiter."

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Pour Francesco Contino, il ne faut pas oublier l’objectif principal qui est de produire moins de C02 et donc de consommer moins de gaz et d’électricité. Réformer le système pour simplement assurer une manière identique de consommer l’énergie n’a pas de sens. Pour l’instant, le gaz est très élevé et donc à un prix élevé aussi d’électricité. Mais il faut trouver la recette, l’ajustement qui va bien fonctionner pour qu’au final le prix de l’électricité redevienne décent. Mais attention, il ne faut pas oublier non plus l’objectif à long terme de sobriété. Il ne faudrait pas qu’on se focalise uniquement sur un prix décent et artificiellement diminué et qu’on oublie d’un coup tous les objectifs de sobriété, qui sont la solution à la crise climatique. "

L'ordre du mérite européen

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La seule et unique solution passerait donc par une diminution de la consommation d’énergie. Le seul problème, c’est qu’il faut de l’argent pour isoler sa maison ou installer des panneaux solaires. Bon nombre de Belges n’y parviendront pas tout de suite. Ils continueront donc à consommer beaucoup, ce qui maintiendra le prix de l’électricité et du gaz à un niveau élevé… Le Premier ministre belge Alexander De Croo n’a sans doute pas tort quand il avance que "que les cinq ou dix prochains hivers seront difficiles pour les Belges".

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