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Investigation

#Investigation : somnifères, anxiolytiques, le piège de la dépendance

Laurence a toujours mis beaucoup d’énergie dans son travail. Cette mère de famille qui vit seule avec ses trois enfants accepte à 50 ans un nouveau défi professionnel, entre Bruxelles et Luxembourg. Avec la pression et les trajets, petit à petit, elle finit par craquer. " Je ne dormais plus ou je m’endormais mais je me réveillais systématiquement à 3 heures du matin, sans pouvoir me rendormir. Je pensais que je n’allais pas y arriver, je me dévalorisais, c’était très difficile. "

Pour tenir le coup, elle commence à prendre des somnifères et des anxiolytiques. Mais rapidement, c’est l’engrenage."Au début on se sent bien mais ça un effet très court terme. Et comme on veut continuer à se sentir bien, on monte dans les doses."

Laurence perd alors complètement pied. "Au plus mal, il m’arrivait de prendre dix Temesta et quatre Zolpidem par jour. J’alternais les deux. Le matin, les anxiolytiques pour pouvoir oser affronter le monde extérieur parce que je devais encore accompagner mon petit garçon à l’école. Mais une fois rentrée chez moi, c’était l’effet inverse. Je voulais m’enfouir sous la couette et là, je prenais un Zolpidem pour simplement être en mode pause, dormir pour ne plus réfléchir."

Au pic de la dose, il m’arrivait de prendre dix Temesta et quatre Zolpidem par jour.

"Dans un premier temps, cela fait du bien alors on en reprend. Mais pour retrouver cette sensation, à un moment, il faut monter dans les doses", se souvient Laurence.
"Dans un premier temps, cela fait du bien alors on en reprend. Mais pour retrouver cette sensation, à un moment, il faut monter dans les doses", se souvient Laurence. © Tous droits réservés

Valérie aussi est tombée dans le piège des benzodiazépines. Cette infirmière prenait de temps en temps du Xanax après avoir travaillé la nuit, " pour se remettre dans le rythme " comme elle dit. Mais lorsqu’elle a repris des études en plus de son travail et qu’elle a dû faire face à une situation financière plus difficile, le stress et les angoisses sont devenus plus compliqués à gérer.

"Dans un premier temps, les médicaments font du bien. Ça nous permet de dormir, de récupérer un peu. Et puis après, un seul ne suffit plus, on en reprend un deuxième. Ça pouvait être 5, 6, 7 pour essayer de dormir. Je n’y suis pas allé de mainmorte. C’est sournois mais ça va très vite."

1.100.000 vendues quotidiennement en pharmacie

Laurence et Valérie sont loin d’être les seules. En Belgique, plus de 1.100.000 doses d’anxiolytiques et somnifères sont vendues chaque jour en pharmacie. Xanax, Alprazolam, Temesta, Lormetazepam, Stilnoct, ou encore Zolpidem, … un Belge sur huit en consomme de manière chronique, un chiffre qui a augmenté pendant la crise Covid selon une enquête de Sciensano.

Et puis un seul ne suffit plus, alors on en reprend : ça pouvait être 5, 6, 7 pour dormir. C’est sournois mais ça va très vite.

Ces médicaments font partie de la famille des benzodiazépines ou des molécules apparentées qu’on appelle les "Z-drugs". "Ils sont prescrits pour leurs propriétés anxiolytiques c’est-à-dire qu’ils ont un effet apaisant sur les manifestations d’anxiété et d’angoisse, ou pour leurs propriétés sédatives dans le cas des somnifères pour aider à dormir", explique le Dr Beine, responsable de la Maison d’Ados AREA + à Bruxelles.

Mais ce psychiatre insiste, ces médicaments n’ont qu’une efficacité symptomatique. "Ils ne sont pas curatifs dans le sens où ils ne traitent pas la cause du problème mais uniquement la conséquence, un peu comme du paracétamol est utilisé pour diminuer la douleur, sans du tout agir sur l’origine du problème. Ils vont soulager une souffrance mais de manière temporaire. Celle-ci réapparaît dès que le médicament cesse de faire de l’effet, c’est-à-dire quelques heures tout au plus."

Tous les médecins insistent sur ce point : ces médicaments doivent être considérés comme une aide momentanée pour le patient qui traverse une période de crise. Un usage à moyen ou long terme est contre-indiqué car le rapport risques-bénéfices s’inverse déjà après quelques jours.

C’est ce qui ressort notamment de l’étude Benzocare menée actuellement par l’ULiège. "Un usage chronique s’avère contre-productif et dangereux même lorsque ces médicaments sont utilisés à des doses faibles et constantes", insiste Melissa Ceuterick, chercheuse et anthropologue de la Santé.

"Pourtant, un patient sur 3 qui commence à prendre des benzodiazépines en consomme toujours après 8 ans."

Le Dr Lemaire insiste : " Les effets secondaires des benzodiazépines sont impressionnants."
Le Dr Lemaire insiste : " Les effets secondaires des benzodiazépines sont impressionnants." © Tous droits réservés

Dépendance sur ordonnance

Le Dr Sébastien Lemaire est médecin généraliste à Louvain-La-Neuve et membre de la Task-force fédérale sur les benzodiazépines. Tous les jours, il est consulté pour des problèmes d’angoisses ou des troubles du sommeil.

"Le problème des benzodiazépines, c’est que ça marche ! Avec ça, la majorité des gens dorment et donc ils sont contents. Mais le souci, c’est qu’on devrait discuter avec les patients de la dépendance qu’entraîne ce médicament et de la tolérance, c’est-à-dire du fait qu’à un moment il faudra en prendre deux pour que ça fonctionne."

Les effets secondaires sont loin d’être anodins : troubles psychomoteurs, des risques de chutes, troubles de la vigilance et de la mémoire, des troubles de la concentration avec des risques pour la conduite.

Ces molécules sont donc des armes à double tranchant. Une dépendance physique et psychologique s’installe déjà après 7 à 10 jours consécutifs de traitement. Elles sont donc à manier avec précaution.

"Leurs effets secondaires sont loin d’être anodins, souligne le Dr Lemaire. Quand on évoque les benzodiazépines, on devrait aussi parler des troubles psychomoteurs qu’elles provoquent avec un risque de chutes. Il y a aussi les troubles de la vigilance et de la mémoire, des troubles de la concentration et des risques pour la conduite. Donc au long cours, l’impact que peut susciter un usage chronique de benzodiazépines est assez impressionnant".

"Mon médecin m’a dit d’en prendre pendant quelque temps et puis d’arrêter. Mais ça a duré 10 ans", explique Kris.
"Mon médecin m’a dit d’en prendre pendant quelque temps et puis d’arrêter. Mais ça a duré 10 ans", explique Kris. © Tous droits réservés

Kris a lui aussi connu l’enfer des benzodiazépines. Pendant plus de 10 ans, il a été accro au Stilnoct, un somnifère apparenté aux benzodiazépines. "Au début c’était 1/2, puis 1, puis 1,5, puis 2 et même parfois 3 par nuit", se souvient cet ancien journaliste de la VRT.

"Pourtant mon docteur m’avait dit que je n’allais pas être dépendant. Il m’a dit de prendre ça quelques mois et puis de diminuer progressivement… Mais ça a duré 10 ans." Une dépendance physique mais aussi psychologique, obsédante. "J’étais tout le temps en train de me demander s’il me restait assez de somnifères pour la nuit suivante. C’était plus fort que moi. Beaucoup, beaucoup, beaucoup."

J’étais tout le temps en train de me demander s’il me restait assez de somnifères pour la nuit suivante.

Quand Kris n’avait plus de somnifères, il lui suffisait de passer un coup de fil à son médecin qui lui préparait une prescription dans sa boîte aux lettres. De temps en temps, celui-ci le mettait mis en garde mais Kris ne l’écoutait pas.

Dans les cabinets des médecins

Les médecins prescrivent-ils trop et trop vite des benzodiazépines ? Pour savoir comment cela se passe concrètement, #Investigation a poussé la porte de plusieurs cabinets de généralistes pris au hasard muni d’une caméra cachée. Le premier constat est positif : tous les médecins mettent en garde contre les dangers des benzodiazépines.

Mais ce qui suit est plus interpellant : malgré les réticences du début, tous finissent tout de même par nous en prescrire. Interpellant quand on sait que nous les rencontrons ces médecins pour la première fois. Sur les huit généralistes, un seul nous propose de fixer un second rendez-vous dans les 10 jours. Autre constatation hormis un médecin, tous nous prescrivent des grandes boîtes de benzodiazépines de 50 ou 60 comprimés pour les anxiolytiques et 30 comprimés pour les somnifères.

Les résultats de ce rapide coup de sonde font écho à ceux de l’étude Benzonet consacrée à l’usage chronique des benzodiazépines et des Z-drugs, une étude elle aussi coordonnée par Melissa Ceuterick. "L’enquête réalisée dans le cadre de cette étude montre qu’à l’exception d’un avertissement sporadique sur la dépendance, la majorité des personnes interrogées a reçu peu d’informations sur les effets à long terme, la date d’arrêt recommandée ou l’arrêt pur et simple du traitement", résume la chercheuse.

Pourtant les recommandations de l’Agence fédérale des médicaments sont claires.
Pourtant les recommandations de l’Agence fédérale des médicaments sont claires. © Tous droits réservés

Recommandations de l’AFMPS

Consciente du problème, l’Agence fédérale des médicaments et des produits de santé (AFMPS) multiplie les mises en garde depuis plusieurs années. Dans ses recommandations pour lutter contre l’usage chronique des benzodiazépines, l’agence demande aux médecins "de discuter des risques avant de prescrire, de prévoir une consultation de suivi après une semaine d’utilisation et de prescrire des boîtes plus petites, avec un nombre limité de comprimés pour éviter qu’une dépendance ne s’installe. "

Si notre expérience chez les généralistes a permis de montrer qu’ils multiplient effectivement les mises en garde, force est de constater que pour les deux autres points, il reste encore du travail : un seul nous a proposé de nous revoir après cette première consultation. Et sur les huit boîtes de benzodiazépines qui nous ont été prescrites, à peine un médecin a opté pour une boîte avec un nombre limité de comprimés. Étonnant quand on sait qu’une dépendance à ces médicaments peut déjà s’installer après 7 jours de traitement.

Sur 8 médecins, un seul nous a prescrit une boîte de benzodiazépines avec petit nombre de comprimés.
Sur 8 médecins, un seul nous a prescrit une boîte de benzodiazépines avec petit nombre de comprimés. © Tous droits réservés

Élargir l’offre des petits conditionnements

Pourquoi ces petits conditionnements ne sont pas plus prescrits ? Pour beaucoup de médecins et de pharmaciens, c’est parce qu’ils sont encore trop peu présents sur le marché. Ce constat-là, Alain Chaspierre, le président de la Société scientifique des pharmaciens francophones (SSPF) le fait aussi.

"Malgré les demandes répétées d’élargir l’offre, l’industrie pharmaceutique ne suit pas. Pour le moment sur le marché, il existe un seul conditionnement de 7 comprimés pour les somnifères et un de 14 pour les anxiolytiques. Il faut savoir que l’industrie pharmaceutique, ce sont des multinationales. Or, fabriquer des lignes de production de boîtes de 7 comprimés, c’est un gros investissement. Clairement, il y a une question de rentabilité derrière tout ça, il ne faut pas le cacher."

Clairement, il y a une question de rentabilité derrière tout ça, il ne faut pas le cacher.

Du côté de Pharma.be, la fédération des entreprises pharmaceutiques, on évoque une autre raison. Selon son porte-parole, David Gering, l’industrie pharmaceutique ne ferait rien d’autre que suivre les lignes directrices imposées par l’Agence fédérale des médicaments.

Vérifications faites, les dernières lignes directrices de l’AFMPS sur les benzodiazépines datent de 2011. Elles imposent à l’industrie pharmaceutique de prévoir des boîtes de maximum 60 comprimés pour les anxiolytiques et de 30 comprimés pour les somnifères. Rien n’est dit sur la nécessité de mettre sur le marché des petits conditionnements pour les benzodiazépines.

Depuis, ces lignes directrices n’ont jamais été revues. Pourtant, l’Agence fédérale des médicaments a appelé à plusieurs reprises à partir de 2018 l’industrie pharmaceutique à élargir l’offre de ces petits conditionnements. Pourquoi ne les a-t-elle pas imposés comme elle l’a fait en 2011 à travers de nouvelles lignes directrices ? Pour Alain Chaspierre, l’Agence fédérale des médicaments aurait dû aller plus loin. "C’est ce qui explique qu’on devrait avoir beaucoup de petits conditionnements présents sur le marché mais qu’il y en a très peu finalement".

Des boîtes de maximum 60 comprimés pour les anxiolytiques et 30 pour les somnifères selon les lignes directrices de l’Agence fédérale des médicaments.
Des boîtes de maximum 60 comprimés pour les anxiolytiques et 30 pour les somnifères selon les lignes directrices de l’Agence fédérale des médicaments. © Tous droits réservés

Encourager mais pas imposer

Nous avons posé la question à l’AFMPS. Elle explique qu’avec le Covid, l’agence a eu d’autres priorités ces dernières années et que, de toute façon, sa marge de manœuvre est limitée. "On n’impose pas, on encourage… parce que ces petits conditionnements existent déjà. Ce qu’on demande, c’est d’en mettre davantage sur le marché. Ce n’est pas comme s’il n’y en avait pas du tout ou comme si on était en situation de pénurie", répond Jamila Hamdani, experte en pharmacovigilance à l’AFMPS.

Dans sa dernière enquête, l’Agence des médicaments constate que les durées de traitements ne sont suivies ni par les patients, ni par les professionnels de la santé.

En attendant, les grandes boîtes de somnifères et d’anxiolytiques restent la norme et celle de 7 comprimés pour les somnifères et 14 pour les anxiolytiques l’exception. Pourtant, quand un médecin prescrit une boîte de 30 somnifères ou des 60 anxiolytiques, le risque est grand que le patient devienne dépendant.

"Quand je revois les patients, certains sont déjà dépendants, admet le Dr Lemaire. Avec une boîte de 30 comprimés, le souci, c’est que le patient, après une dizaine de jours, même si on lui dit d’arrêter, s’il ne dort pas, il ne va pas nous consulter pour nous demander s’il peut continuer le traitement. Le plus souvent, il va continuer lui-même le traitement et devenir dépendant."

Pas étonnant dans ces conditions que l’Agence fédérale des médicaments constate à nouveau dans sa dernière enquête parue en juin 2022 que " les durées de traitements ne sont suivies ni par les patients, ni par les professionnels de la santé ".


"Somnifères, anxiolytiques : le piège de la dépendance", un reportage à découvrir ce mercredi 21 décembre à 20h25 dans le magazine #Investigation

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