Elles réalisent que leur enfant est victime de violence, voire d’inceste, de la part du père. Elles s’inquiètent et demandent de l’aide au Service d’Aide à la jeunesse. Et soudain, tout se retourne contre elles.
Le syndrome de Münchhausen par procuration
Delphine a vécu plusieurs années sous l’emprise d’un conjoint violent. La violence physique, verbale et psychologique faisait partie de son quotidien. La naissance de sa fille n’a rien arrangé. Delphine a tout vécu en silence. Par honte. Pour ne pas encore compliquer la situation. Lorsqu’elle et son conjoint se séparent finalement, la petite Lucie a 3 ans. Delphine tient malgré tout à ce qu’elle voit son père. Elle se dit que ce n’est pas parce qu’il a été violent avec elle qu’il le sera avec sa fille.
La petite passe un week-end sur deux chez son papa. À son retour, elle tient des propos inquiétants. Elle parle de coups et de strangulations, elle mime les gestes. Des marques sur son corps, notamment au niveau du cou, corroborent ses propos. Delphine s’inquiète. Elle se rend plusieurs fois chez son médecin traitant puis aux urgences qui constatent des lésions suspectes. De plus, le père ne suivrait pas les traitements médicaux prescrits pour la fillette qui souffre de problèmes respiratoires et digestifs. Elle dépose plusieurs plaintes à la police contre son ex-conjoint. Elles ne seront pas suivies d’effet.
Delphine cherche de l’aide et une association l’oriente vers le Service d’Aide à la Jeunesse (SAJ) de Liège. Elle s’y rend, munie d’une attestation du médecin traitant. Mais, progressivement, cette demande de soutien va se retourner contre elle. Malgré les éléments qu’elle amène – des attestations de plusieurs médecins, de nombreux témoignages écrits, des photos – les intervenants ne la croient pas. Ils lui disent qu’elle cherche à se venger de son ex-conjoint. Un pédopsychiatre la déclare atteinte du syndrome de Münchhausen par procuration. C’est elle qui induirait des maladies à sa fille pour attirer l’attention sur elle. C’est donc elle qui serait dangereuse. Lucie est dès lors confiée à la garde exclusive de son père.
Une contre-expertise balaie ce diagnostic. Mais rien n’y fait. Plus Delphine se défend, plus on l’écarte de sa fille. Six ans après son éloignement, les visites encadrées par une psychologue – qui avaient lieu une heure par mois – ont été brusquement interrompues par le Service de protection de la Jeunesse.
Au moins une centaine de cas similaires en Belgique
Julie a vécu une situation similaire avec son fils Arthur. Elle aussi était sous l’emprise de son ex-compagnon et père de son fils. Lorsqu’ils se séparent, Arthur a 3 ans. Elle tient à ce que le petit continue à voir son père. Mais au retour des week-ends chez celui-ci, le petit se plaint de maux de ventre. Il passe des heures sur son petit pot et Julie observe des selles étranges. Elle se rend plusieurs fois chez son médecin, puis aux urgences qui l’orientent vers une gastropédiatre. Celle-ci l’informe que son fils a subi des violences sexuelles. Julie tombe des nues. "Vous savez que cela existe mais que cela concerne votre enfant est inconcevable", explique Julie.
Le médecin l’oriente vers le SAJ et au début, le père est écarté. Il ne peut voir son fils que de manière encadrée. Mais lorsque Julie apprend qu’il a pu sortir une après-midi avec son fils, elle s’emporte. "À partir de là, j’ai été cataloguée. Et tout s’est retourné contre moi". Elle forcerait son fils à dire qu’il est maltraité par son père. Car l’enfant parle, il parle de la violence physique et psychologique, des agressions sexuelles aussi, à l’aide d’objets. Il en parle à des psychologues. Et un rapport du Centre de prévention des violences sexuelles (CPVS) constate des lésions anales.
Julie est elle aussi accusée d’être atteinte du syndrome de Münchhausen par procuration. Tout est mis sur le compte du conflit parental. On lui impose une médiation avec son ex-conjoint. "C’était absurde, ce n’était vraiment pas cela le sujet, je m’étais remise de cette relation depuis longtemps, tout ce que je voulais c’était protéger mon fils", explique Julie.
Plusieurs experts et associations ont analysé des dossiers comme ceux de Delphine et Julie. Vie Féminine, Femmes de droit ou encore Innocences en danger – Belgique ont recensé une centaine de situations similaires. "Ce recensement a eu lieu en 2020, explique Miriam Ben Jattou, juriste et fondatrice de l’association Femmes de droit. Nous avons recueilli d’autres témoignages depuis. Et ce n’est que le côté émergé de l’iceberg !".
Dans les deux cas, il s’agit de décrédibiliser des mères qui dénoncent des violences de la part du père sur leur enfant.
Comment de telles situations sont-elles possibles ? Plusieurs experts associent le syndrome de Münchhausen à celui d’aliénation parentale, un concept controversé et non reconnu scientifiquement. "Dans les deux cas, il s’agit de décrédibiliser des mères qui dénoncent des violences de la part du père sur leur enfant", souligne Marie Denis, psychologue clinicienne. "J’ai lu aussi dans des rapports des termes comme "hystériques" ou "paranoïaques" qui visent à pathologiser les discours des mères. Bien sûr que des manipulations peuvent exister dans des cas de séparation, mais il faut d’abord analyser s’il y a violence ou pas."
Nous n’avons pas reçu l’autorisation d’interroger le personnel du SPJ de Liège auquel Julie et Delphine ont eu affaire. Seule Valérie Devis, Administratrice générale de l’Aide à la jeunesse, a accepté de s’exprimer. "J’ai entendu parler de ce sujet polémique. Mais je tiens à dire que, selon moi, l’aliénation parentale n’est pas un motif de prise en charge". Dans les dossiers que nous avons consultés – où la violence intrafamiliale est bien présente – ce concept était pourtant bien employé, de manière explicite ou implicite, dans des expertises, dans des rapports rédigés par le SPJ ou encore dans des jugements du Tribunal de la Famille ou de la Jeunesse.
Cachez cet inceste que je ne saurais voir
Pour Myriam Ben Jattou, le déni de l’inceste jouerait également un rôle dans la diabolisation des mères protectrices. "L’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime que 20% des femmes et 5 à 10% des hommes en ont été victimes. Et à côté de cela, les intervenants ont l’impression que s’il fallait croire toutes les accusations, il n’y aurait plus que cela. Ben… Oui en fait. Il ne devrait pas y avoir une semaine sans en entendre parler. Mais c’est tellement inconfortable qu’on préfère ne pas y croire."
Avant d’accéder au poste de Délégué général aux droits de l’enfant, en février 2023, Soulayman Laqdim, a eu une longue expérience dans la justice et dans l’aide à la jeunesse. Selon lui, le manque de moyens d’enquête entre également en ligne de compte dans la gestion de ces dossiers. "J’ai vu beaucoup de magistrats très affectés, tiraillé entre leur intime conviction qu’une personne était coupable, et l’impossibilité de réunir des preuves tangibles. Au parquet de Liège, le cadre a été réduit d’un tiers ces dernières années. Cela se répercute au niveau des zones de police : des enquêtes plus longues et moins performantes".
Un faisceau d’indices permettant de s’interroger quant à l’intégrité du père ne suffit pas toujours pour écarter pénalement l’agresseur. "Mais il y a encore moins de preuves de la toxicité de la mère, ajoute Verlaine Urbain, d’Innocence en danger – Belgique. L’aliénation parentale ou le syndrome de Münchhausen par procuration sont des étiquettes qu’on leur colle souvent sans rapport médical. Mais cela suffit pour écarter la mère de l’enfant. C’est en tout cas ce que nous observons dans nos dossiers."