L’accident, c’est la crainte des livreurs de repas Deliveroo ou Uber Eats. Fatalistes, certains disent que ça arrivera de toute façon. En Belgique, selon les acteurs du secteur, aucun mort n’est à déplorer parmi les livreurs. Mais en France, les décès s’accumulent depuis celui de Franck Page, un livreur bordelais de 19 ans, en janvier 2019 : à Beauvais en décembre 2019, à Clamart en septembre 2020, ou à Villeurbanne en mars dernier.
À côté de ces décès, il faut aussi compter des dizaines d’accidents plus ou moins graves que la presse locale française relaie régulièrement : un pronostic vital engagé après un accident avec un tramway à Reims en février dernier, un livreur fauché volontairement à Toulouse à la mi-mars, un autre renversé par une voiture qui roulait trop vite et qui a pris la fuite à Montpellier en novembre ou à Amiens à la mi-mars. Qu’ils soient en droit ou en tort, ces livreurs exercent un métier particulièrement dangereux. Comment cela s’explique ? Sont-ils assez couverts par des assurances ? Enquête.
Il faut aller vite, gagner du temps
Nous avons pu rencontrer l’un des accidentés bruxellois de la livraison de repas. En juillet 2017, Robin, la vingtaine à peine passée, travaille depuis 2 ans chez Deliveroo. "Ce jour-là, j’avais un shift de 11h30 à 14h30. Il était 14h16, j’étais du côté de l’avenue Louise à Bruxelles. Je me dirigeais doucement vers chez moi pour la fin de shift. J’arrivais sur la place Fernand Cocq à Ixelles, et c’est là qu’une voiture m’a percuté sur le côté alors que j’étais sur la piste cyclable." Le verdict des ambulanciers est rapide : c’est la clavicule. Quatre ans plus tard, Robin vient de subir sa quatrième opération. "La clavicule était coupée à deux endroits. L’os était à la verticale. Ils ont d’abord mis une plaque pour fixer l’os mais ça n’a pas marché. Donc on a dû faire une greffe osseuse à partir de ma hanche."
"Ce jour-là, je n’étais pas en tort, mais il est clair que les livreurs prennent énormément de risques et ne respectent pas le code de la route", nous répond Robin lorsque nous lui demandons pourquoi il y a autant d’accidents. "Parmi toutes les règles, les feux rouges et la priorité de droite sont celles qu’on respecte le moins." Car les livreurs doivent aller vite. Ils sont payés 4,95€ pour chaque course effectuée, indépendamment de la distance à parcourir. L’attente entre deux courses n’est pas rémunérée. "Il faut bien se dire que beaucoup ont dépensé beaucoup d’argent dans des vélos assez haut de gamme, pour aller vite, pour pouvoir livrer, pour gagner du temps. Ça laisse imaginer la façon de penser des coursiers. Toujours aller plus vite, gagner du temps. Donc feu rouge ou pas, on passe, carrefour ou pas, on passe."
Aujourd’hui, Robin est sans-emploi. Et sa vision de son ancien métier est particulièrement cynique. "La phrase que je dis toujours aux jeunes livreurs, c’est : 'Tu ne vas pas à l’armée, tu ne vas pas dans un pays en guerre, mais tu as plus de chances de crever'."
Quinze fois plus de chances d’avoir un accident en tant que livreur
Nous avons contacté la société coopérative Smart pour tenter de vérifier le constat posé par Robin. Le Smart, jusqu’à la fin de l’année 2017, était officiellement l’employeur des coursiers de Deliveroo. En effet, la plateforme de livraison a toujours voulu éviter de salarier elle-même ses livreurs et les a autorisés à le faire à travers la Smart. C’était en quelque sorte du portage salarial. Dès lors, en tant qu’employeur, c’est la Smart qui gérait les dossiers liés aux accidents du travail. "Sur toute l’année 2017, nous avons salarié au total plus de 3800 livreurs de Deliveroo, avec une moyenne de 900 par mois car il y a un très gros turn-over, certains quittent après 3 ou 4 mois", indique Maxime Dechesne, l’actuel administrateur-délégué de la Smart.
La coopérative a pu comparer le nombre d’accidents de travail parmi les coursiers avec ses 20.000 autres travailleurs. "On a calculé que les coursiers avaient quinze fois plus de chances que l’ensemble des autres métiers chez nous de faire un accident. Quinze fois. C’est gigantesque. Et dans les autres métiers, nous avons des graphistes qui courent peut-être peu de risques mais nous avons aussi des régisseurs, des personnes qui vont monter des scènes sur des festivals, et malgré ça, les livreurs ont quinze fois plus de chances de faire un accident de travail."
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Le jour de son accident, Robin avait le statut d’indépendant. Deliveroo poussait ses livreurs à choisir ce statut avant d’interdire complètement à la fin de l’année 2017 à ses livreurs de se salarier via la Smart. Et comme tout indépendant, c’était à Robin de s’assurer pour couvrir ses frais médicaux. "Deliveroo n’est donc pas intervenu dans mes frais médicaux bien que mon accident ait eu lieu pendant mon shift. Ils m’ont dit que j’étais indépendant et que c’était à moi de m’assurer."
Quelques mois plus tard, Deliveroo annoncera via la presse offrir gratuitement une assurance à ses livreurs. Cette assurance proposée par la start-up belge Qover, spécialisée dans "les assurances pour la révolution digitale" comme l’indique son site internet, est appliquée dans de nombreux pays par Deliveroo.
"Une petite assurance pour dire qu’ils couvraient quand même"
Cette assurance offerte par Deliveroo prévoit, par exemple, la couverture des frais médicaux, de frais dentaires ou de frais d’hospitalisations. Sauf que toutes ces prestations sont plafonnées. Exemple : les frais médicaux sont plafonnés à 7500 euros, les frais dentaires à 2000 euros. Un salarié, lui, n’aurait pas de plafond à ces remboursements dans le cadre d’un accident de travail. Mais ce n’est pas le plus choquant pour Martin Willems, délégué syndical à la CSC, fondateur de la plateforme "United Freelancers". "Si à la suite d’un accident vous perdez vos deux yeux, vous touchez 30.000 euros via cette assurance. Si vous devenez quadriplégique, c’est 50.000 euros. Il faut comparer ça avec la couverture de l’assurance-Loi qui couvre n’importe quel travailleur salarié en Belgique. Quelqu’un qui serait dans la même situation, au salaire minimum, et s’il avait ce genre d’incapacité, il recevrait une indemnité annuelle de 19.000 euros par an jusqu’à la fin de sa vie. Donc si vous comparez 19.000 euros par an jusqu’à la fin de votre vie et 30.000 euros ou 50.000 euros une seule fois, pour un jeune de 19 ou 20 ans, il n’y a pas photo."
Autrement dit, un jeune livreur de 25 ans qui deviendrait quadriplégique toucherait 50.000 euros via Deliveroo à la place de 1.045.000 euros via une assurance classique de salarié s’il vivait jusqu’à 80 ans. Ce calcul nous a été confirmé par des spécialistes en assurance et indemnisations des invalidités. De quoi mettre en colère Martin Willems. "Cela me met vraiment en colère parce que, quand on a une petite assurance, on peut se dire 'c’est mieux ça que rien'. Mais quand les coursiers posent la question à la Deliveroo, on leur répond : 'oui, t’es couvert, on a pris une assurance' et donc les jeunes y vont dans un esprit de confiance mais quand on voit la couverture réelle, on se dit qu’il vaudrait mieux leur dire : 'Non, vous n’êtes pas couverts et prenez vous-mêmes une assurance'. Sauf que vu ce qu’ils gagnent, c’est impossible pour eux de souscrire à une assurance privée."
Le syndicaliste va même plus loin. "Deliveroo a pris cette assurance-là pour pouvoir répondre à l’opinion publique et aux journalistes. Cette assurance a été mise en place fin 2017-début 2018 quand Deliveroo a demandé à tous ses livreurs de devenir indépendants. Et là on leur a dit 'oui mais alors ils ne sont plus couverts par une assurance'. Et quand ça a été repris dans les médias, ils ont dit : 'Ah si, on va quand même les couvrir !' Sauf que quand on regarde les détails de ce que ça couvre, ça ne couvre rien, donc oui, c’était un prétexte."
Deliveroo, que nous avons contacté sur ces questions, indique que cette "assurance est développée spécialement pour les coursiers et les risques liés, et qu’elle correspond aux normes sur le marché." La plateforme reconnait aussi que "Deliveroo n’est pas en mesure de leur offrir davantage de protection semblable à celle d’employés car ceci pourrait augmenter le risque de requalification (des livreurs en salariés, ndlr)". L’assurance souscrite par Uber Eats chez Axa est d’ailleurs exactement la même que chez Deliveroo.