Vous êtes autrice, mais vous avez une formation de politologue. Le Passeport est autant une biographie qu’une réflexion sur les identités… Votre souhait est-il autant de partager votre histoire que de permettre une prise de conscience et d’ouvrir le débat ?
Je crois que c’était quelque chose de beaucoup plus basique. Le besoin de comprendre, qui passe chez moi par les mots, c’est-à-dire par la parole, l’écoute, autant que par l’écriture ou la lecture. Je préfère le qualificatif de récit d’apprentissage à celui d’autobiographie. Ce texte est un peu un hommage à l’apprentissage. Dans chaque rencontre, quelque chose se joue ; rien n’est figé, dans notre rapport aux autres, à nous-mêmes, au monde. Mon histoire est sans doute le point de départ de ce récit, pour questionner les frontières, partir à la rencontre… il n’y a que de là que je pouvais partir de toute manière.
Vous posez la question du souhait. Peut-être est-ce là une forme de souhait, que ce récit soit une invitation à l’écoute, à l’échange. En même temps, le besoin de comprendre tient aussi dans l’expérience même de l’écriture, qui précède et dépasse pour moi toute forme d’intention : écrire pour tenter de donner un sens à ce que l’on traverse, accéder aux souvenirs, à la mémoire, à l’imaginaire, à une forme de liberté, d’infini. L’écriture devient alors un voyage en soi et la sortie du livre une manière de pouvoir rentrer chez soi…
Votre écriture est cathartique, pourrait-on dire que votre récit est une manière de vous "décharger" du poids de votre histoire singulière ?
Du poids de mon histoire, non, mais peut-être du poids du silence. On se rend compte du poids du silence seulement une fois qu’on s’en libère, peu à peu. C’est pareil pour la peur. Et cela se fait chemin faisant et ne s’arrête pas avec l’écriture d’un livre. J’ai eu cette image, une fois le manuscrit envoyé à l’imprimeur, que le livre, qui n’existait pas encore sous forme d’objet, s’envolait par la fenêtre, battant des feuillets comme si c’étaient des ailes. Aujourd’hui ce récit ne m’appartient plus, alors que mon histoire singulière, comme vous dites, m’appartient toujours.
Je regarde les feuilles de menthe se déployer dans mon verre pour y retrouver une couleur vive. Je me sens épuisée. Même l’océan m’est interdit. Tous les jours, je le vois de ma fenêtre, sachant que je ne peux m’y baigner, sauf si je quittais la ville pour une plage éloignée où les femmes peuvent se mettre en maillot. J’ai hésité à m’y baigner malgré tout, la nuit ou tôt le matin, en patientant quelque part à l’écart pour me plonger dans l’eau dès qu’il n’y aurait plus personne. Ou de m’installer en terrasse, comme si j’étais un homme
Durant votre périple, vous avez traversé et vécu dans des pays dont on sait que les droits et l’émancipation des femmes ne sont pas forcément une priorité des personnes au pouvoir et dont les relations avec les personnes juives ne sont pas simples, qu’est-ce qui vous a le plus pesé ? D’être femme ou d’avoir un passeport israélien ?
Comme le dit la narratrice, elle ne peut cacher le fait d’être femme, mais elle peut garder pour soi le fait d’être juive ou d’avoir un passeport israélien. En tant que femme, elle n’a pas les mêmes libertés que les hommes ; en tant que Juive (et encore, pas selon la définition de la loi religieuse juive) ou Israélienne, l’identité relève de l’invisible, et il y a donc toujours cette question : en parler ou non ? Quels sont les risques ? Poser la question des relations avec les Juifs ou avec les Israéliens n’implique pas la même chose. Le passeport israélien renvoie à l’existence d’un État qui se définit comme juif et opprime, en tant qu’État, le peuple palestinien, et pourtant de nombreuses personnes israéliennes, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’État, luttent contre cette oppression.
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Et il y a une vie juive d’une complexité et richesse infinies en dehors de l’État d’Israël, qui ne s’y identifie pas forcément et qui parfois s’y oppose. Cette complexité peut être source d’amalgames, de paroles et d’actes de haine antisémite, mais aussi de mouvements politiques, de résistance ou de lutte pour l’égalité. Ce qui est un poids peut aussi être ce qui nous libère. J’ai assisté, au Maroc, à des échanges et mobilisations pour les droits des femmes, pour les droits des Palestinien·nes, ou contre l’antisémitisme, qui m’ont marquée à jamais. Lorsqu’on parle des droits des femmes, au Maroc ou en Algérie, il faut aussi rappeler l’impact de la violence coloniale sur la condition des femmes, sur les relations de genre, la manière dont cette violence s’exerce encore aujourd’hui à travers les politiques migratoires notamment, la pluralité des mouvements de lutte pour l’égalité. La colonisation européenne a aussi joué un rôle important dans la rupture des relations entre Juifs et Arabes, juifs et musulmans.