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Julia Galaski : "Il faut rappeler l’impact de la violence coloniale sur la condition des femmes"

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Quel poids peut avoir un bout de papier lorsqu’il s’agit d’un passeport ? Comment ce document affecte-t-il notre rapport au monde quand il mentionne le nom d’un pays en guerre qui suscite l’hostilité ? Quelle place peut se faire une femme dans des pays où ses droits sont extrêmement restreints ?

Dans son premier roman, Julia Galaski nous emmène de Jérusalem au Caire, de Rabat à Ramallah, d’Alger à Paris pour nous raconter… sa quête d’identité ? Sa place dans le monde ? Sa relation à son histoire ? À l’Histoire ? Née à Bruxelles d’un père franco-israélien et d’une mère allemande, entre plusieurs langues et cultures, l’autrice se voit attribuer un passeport israélien alors qu’elle envisage un voyage au Moyen-Orient dans le cadre de son cursus universitaire en sciences politiques.

Avoir en main un tel document n’est pas sans risque dans une région où les Israélien·nes sont loin d’être les bienvenu·es partout, d’autant plus que c’est dans les Territoires, à Jérusalem, à Oran, qu’elle souhaite se rendre.

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Ce voyage d’études, effectué en 2010, offre à la jeune femme la possibilité d’aller à la découverte de son héritage familiale. Mais Le Passeport est bien davantage qu’un récit autobiographique. Certes, il s’agit d’une quête identitaire et toute personnelle, mais il est aussi question d’un retour aux sources qui tend à l’universel.

Il est question de migrations, de guerres, d’appartenance à une communauté, du rôle que peut jouer la vision qu’ont les autres de nous en fonction de nos origines, d’expulsions, des droits des femmes bafoués, mais aussi d’hospitalité, d’amitiés transnationales et d’humanité. Mêlant récit historique et histoire personnelle avec un équilibre d’une grande subtilité, Julia Galaski parvient à nous livrer bien plus qu’un récit autobiographique.

Quelle est la genèse de votre récit ?

Il y a les questions qu’on se pose, enfant, puis ado, quand on grandit entre plusieurs langues, plusieurs pays, plusieurs récits familiaux ou nationaux… La genèse est multiple. Quant au début de l’écriture, c’est au retour d’Algérie, dans l’avion, que j’ai noté une première liste de près de quarante chapitres. Quelques mois plus tard, c’est à Bruxelles que j’ai commencé à écrire. Aujourd’hui, plus de dix ans après, le récit reste très proche de cette première version.

Vous êtes autrice, mais vous avez une formation de politologue. Le Passeport est autant une biographie qu’une réflexion sur les identités… Votre souhait est-il autant de partager votre histoire que de permettre une prise de conscience et d’ouvrir le débat ?

Je crois que c’était quelque chose de beaucoup plus basique. Le besoin de comprendre, qui passe chez moi par les mots, c’est-à-dire par la parole, l’écoute, autant que par l’écriture ou la lecture. Je préfère le qualificatif de récit d’apprentissage à celui d’autobiographie. Ce texte est un peu un hommage à l’apprentissage. Dans chaque rencontre, quelque chose se joue ; rien n’est figé, dans notre rapport aux autres, à nous-mêmes, au monde. Mon histoire est sans doute le point de départ de ce récit, pour questionner les frontières, partir à la rencontre… il n’y a que de là que je pouvais partir de toute manière.

Vous posez la question du souhait. Peut-être est-ce là une forme de souhait, que ce récit soit une invitation à l’écoute, à l’échange. En même temps, le besoin de comprendre tient aussi dans l’expérience même de l’écriture, qui précède et dépasse pour moi toute forme d’intention : écrire pour tenter de donner un sens à ce que l’on traverse, accéder aux souvenirs, à la mémoire, à l’imaginaire, à une forme de liberté, d’infini. L’écriture devient alors un voyage en soi et la sortie du livre une manière de pouvoir rentrer chez soi…

Votre écriture est cathartique, pourrait-on dire que votre récit est une manière de vous "décharger" du poids de votre histoire singulière ?

Du poids de mon histoire, non, mais peut-être du poids du silence. On se rend compte du poids du silence seulement une fois qu’on s’en libère, peu à peu. C’est pareil pour la peur. Et cela se fait chemin faisant et ne s’arrête pas avec l’écriture d’un livre. J’ai eu cette image, une fois le manuscrit envoyé à l’imprimeur, que le livre, qui n’existait pas encore sous forme d’objet, s’envolait par la fenêtre, battant des feuillets comme si c’étaient des ailes. Aujourd’hui ce récit ne m’appartient plus, alors que mon histoire singulière, comme vous dites, m’appartient toujours.

Je regarde les feuilles de menthe se déployer dans mon verre pour y retrouver une couleur vive. Je me sens épuisée. Même l’océan m’est interdit. Tous les jours, je le vois de ma fenêtre, sachant que je ne peux m’y baigner, sauf si je quittais la ville pour une plage éloignée où les femmes peuvent se mettre en maillot. J’ai hésité à m’y baigner malgré tout, la nuit ou tôt le matin, en patientant quelque part à l’écart pour me plonger dans l’eau dès qu’il n’y aurait plus personne. Ou de m’installer en terrasse, comme si j’étais un homme

Durant votre périple, vous avez traversé et vécu dans des pays dont on sait que les droits et l’émancipation des femmes ne sont pas forcément une priorité des personnes au pouvoir et dont les relations avec les personnes juives ne sont pas simples, qu’est-ce qui vous a le plus pesé ? D’être femme ou d’avoir un passeport israélien ?

Comme le dit la narratrice, elle ne peut cacher le fait d’être femme, mais elle peut garder pour soi le fait d’être juive ou d’avoir un passeport israélien. En tant que femme, elle n’a pas les mêmes libertés que les hommes ; en tant que Juive (et encore, pas selon la définition de la loi religieuse juive) ou Israélienne, l’identité relève de l’invisible, et il y a donc toujours cette question : en parler ou non ? Quels sont les risques ? Poser la question des relations avec les Juifs ou avec les Israéliens n’implique pas la même chose. Le passeport israélien renvoie à l’existence d’un État qui se définit comme juif et opprime, en tant qu’État, le peuple palestinien, et pourtant de nombreuses personnes israéliennes, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’État, luttent contre cette oppression.

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Et il y a une vie juive d’une complexité et richesse infinies en dehors de l’État d’Israël, qui ne s’y identifie pas forcément et qui parfois s’y oppose. Cette complexité peut être source d’amalgames, de paroles et d’actes de haine antisémite, mais aussi de mouvements politiques, de résistance ou de lutte pour l’égalité. Ce qui est un poids peut aussi être ce qui nous libère. J’ai assisté, au Maroc, à des échanges et mobilisations pour les droits des femmes, pour les droits des Palestinien·nes, ou contre l’antisémitisme, qui m’ont marquée à jamais. Lorsqu’on parle des droits des femmes, au Maroc ou en Algérie, il faut aussi rappeler l’impact de la violence coloniale sur la condition des femmes, sur les relations de genre, la manière dont cette violence s’exerce encore aujourd’hui à travers les politiques migratoires notamment, la pluralité des mouvements de lutte pour l’égalité. La colonisation européenne a aussi joué un rôle important dans la rupture des relations entre Juifs et Arabes, juifs et musulmans.

Partout, vous avez rencontré des citoyen.nes qui ont fait fi de votre passeport pour vous héberger, vous accompagner, quitte à prendre d’immenses risques personnels. Pensez-vous que cela soit un signe de désapprobation quant aux politiques menées dans leurs pays ou de la "simple" humanité ?

Je n’ai pas été accueillie par des militant·es, mais par des personnes pour qui c’était la seule chose à faire, à ce moment-là. Je rappelle juste qu’en Égypte mes hôtes ont su très tard que j’avais le passeport, alors que je pensais qu’elles étaient au courant. En Algérie, j’ai fini par dire à la famille qui m’accueillait que j’étais juive et cela a soudainement suscité la peur, voire la méfiance, sans toutefois que cela mette fin à leur hospitalité. Ce sont des cas de figure très différents. Dans le récit, la question de l’accueil ou de l’hébergement se pose aussi dans le sens inverse, comme un effet miroir dont l’asymétrie est par ailleurs fondamentale : si nos politiques, en Europe, étaient "simplement" humaines, cela bouleverserait la question des frontières, que ce soit l’accueil des réfugié·es, peu importe leur origine ou leur couleur de peau, la régularisation des personnes sans-papiers, ou encore les politiques économiques vis-à-vis des pays du Sud.

La vie n’est pas facile ici, mais je ne quitterai jamais l’Algérie. Pas tant que je peux subvenir aux besoins de ma famille, conclut Raniah. […] Et quand je vois les nôtres partis en France, où leurs enfants, pourtant nés là-bas, sont traités comme des étrangers dans leur propre pays. Personne ne leur raconte la manière dont la France a ravagé l’Algérie et leurs propres parents sont souvent incapables de raconter ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont subi. […] Des enfants de la colonisation, à qui personne ne raconte leur histoire. Il y a trente ans, ils étaient encore prêts à marcher pour leurs droits. Plus tard, il y a les émeutes. Aujourd’hui, qu’est-ce qui a changé ? Comment peuvent-ils se construire, de quel avenir peuvent-ils rêver ?

Le Passeport, Julia Galaski, Éditions Les Étaques.

July Robert, traductrice et autrice.

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