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Kanye West : à qui profite le (bad) buzz ?

Celebrity Sightings : Day Six - Paris Fashion Week - Menswear F/W 2022-2023

© 2022 Edward Berthelot

Kanye West est au moins aussi connu pour ses buzz que pour ses sons. Et ces derniers temps peut-être plus pour ses buzz. Comme le rappelle le New York Times, s’il fut un temps un habitué des records au billboard, cela fait déjà quelques années qu’il n’a pas sorti de hit majeur.

Depuis quelques semaines, il enchaîne les prises de parole polémiques et semble s’engouffrer à pieds joints dans la brèche. De la Fashion Week à Paris où il arbore un t-shirt avec le slogan de suprémacistes blancs : "White lives matter", en passant par ses propos antisémites concernant l’industrie de la musique, les médias et la mode, à son interview ultra what the fuck dans le concept américain "Drink Champ" où, entre autres, il remet en question les circonstances de la mort de George Floyd (alors qu’il avait fait un don de 2 millions de dollars à la famille au moment de sa mort) et repart dans un monologue vomitif et malaisant sur les juifs, ces dernières semaines sont de plus en plus problématiques.

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Et les polémiques de Ye ne sont pas sans conséquences. Adidas, son partenaire historique dans l’industrie de la mode vient de rompre son contrat avec le rappeur. De même, pour Balenciaga, Vogue ou encore Gap.

De nombreux fans de Ye s’expriment sur les réseaux sociaux ou dans des chroniques pour dire que malgré leur respect pour l’artiste, ils ne peuvent plus soutenir l’homme. Sur Vice, Julie Fenwick écrit : "Artiste au franc-parler, jouissant d’une influence et d’un pouvoir considérables, qui a su gagner un public sensible au fil des décennies, il est devenu un symbole de réussite. Mais tout aussi rapidement, et à chaque crise, il continue de décevoir des fans qui le considéraient comme un grand artiste".

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Il a aussi été lâché par son avocat et son agent. Bref, Kanye est en train de tout perdre.

Ce jeudi il a écrit : "J’ai perdu 2 milliards de dollars en un seul jour, et je suis toujours en vie. Je vous aime toujours, Dieu vous aime toujours, ce n’est pas l’argent qui me définit, ce sont les gens", a ajouté le rappeur, dans une publication "aimée" par près de 1,5 million de personnes.

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Pourtant, Kanye est aussi reconnu pour être un brillant homme d’affaires. Il est l’un des premiers rappeurs US à être devenu milliardaire. Son contrat avec Adidas, par exemple, était reconnu comme étant l’un des plus fructueux du monde de la mode.

La stratégie adoptée par Kanye semble de plus en plus compliquée à suivre. "Il est devenu une caricature de lui-même", explique Jean-Philippe Denis, professeur à l’université Paris Saclay, auteur du livre Introduction au hip-hop management.

Mais avec tout ça, à qui profite le buzz, ou plutôt le bad buzz ?

La stratégie du bad buzz ?

C’est l’une des théories qui revient le plus souvent. Les prises de parole polémiques font partie de la stratégie de Ye pour qu’on parle de lui, c’est peut-être même un outil qu’il utilise avant de sortir un énorme projet. Et ce serait justement parce qu’il serait tellement un génie génial qu’il serait en train de nous matrixer le cerveau sans qu’on s’en rende compte. Bref, tout ça serait en fait profitable au rappeur, voulu par lui.

On peut en douter.

Au regard des récents événements et de tout ce qu’il a perdu en quelques jours, force est de constater que si tel est le cas, la stratégie a manqué son objectif. Et qu’il n’a pas l’air de vraiment profiter de ce qu’il se passe : que ce soit en termes d’argent, d’image et encore moins de musique.

Mais cette descente aux enfers est étonnante quand on sait que Ye est autant connu pour son talent musical que ses compétences d’homme d’affaires.

Tarik Chakor, maître de conférences en science de gestion à l’Université Aix-Marseille et fondateur de La Firme, agence qui met en relation les artistes et les marques, explique qu’"il n’y a pas de stratégie universelle. Quand on met en place une stratégie, on juge sa pertinence en fonction de l’objectif donné".

Et c’est bien là toute la question. Quel est l’objectif de Ye dans toute cette tempête médiatique ?

A ce stade, on ne peut faire que des suppositions. Pour Tarik Chakor, "il y a au sein de l’industrie musicale du rap, en France et aux Etats-Unis, une économie de l’attention, il s’agit de la capacité à capter cette économie dans un contexte où il y a beaucoup plus d’offres. En fonction de ça, il y a plusieurs stratégies. Soit l’idée est de se faire rare et donc de créer une réapparition attendue (comme PNL, Orelsan ou Nekfeu). Ou il y a la stratégie d’être tout le temps présent : ce qui signifie production de masse par exemple. Et le buzz fait partie de cette stratégie. L’idée c'est de créer la conversation. C’est le fameux dicton "que ce soit en bien ou en mal, l’essentiel c’est qu’on parle de vous"".

Un phénomène que le chercheur remarque chez le rappeur US et qui ajoute, "tout le monde se demande s’il pense ce qu’il dit. Ça va avec l’imprévisibilité du personnage, il est là où on ne l’attend pas. Volontairement ou pas, peut-être que son génie réside dans le fait que tout le monde se pose la question de savoir qui est Kanye West ?".

Mais il est n’est pas impossible que cette stratégie du "toujours plus" atteigne définitivement ses limites, si tant est qu’il s’agisse d’une stratégie sciemment élaborée. Citant l'officier du 18e siècle Carl von Clausewitz, Jean-Philippe Denis explique que "toute logique stratégique maintenue trop longtemps contient, au-delà du point culminant, les germes de sa propre destruction". C’est pourquoi, on ne peut pas dire que la stratégie du (bad) buzz adoptée par Ye lui profite. "C’est un jeu très dangereux en termes de business. Qui va continuer à collaborer avec lui ? Au fil du temps, il devient de plus en plus infréquentable", détaille Jean-Philippe Denis.

Sa musique ?

Certains veulent croire que tout cela le fera revenir avec la musique. S’il y a une chose pour laquelle Ye fait quasi l’unanimité, c’est son génie musical. Or, non seulement il ne fait plus partie des têtes de charts depuis quelques années mais en plus il vient d’être lâché par ses partenaires musicaux. Il avait contrat avec Def Jam pour dix albums, celui-ci s’est terminé avec la sortie de son dernier album Donda. Il est désormais "un agent libre", explique le LA Times.

Mais dans le show "Drink champ", il explique lui même avoir été lâché par toutes les stars internationales qui l'entourent.

Par ailleurs, au regard de ses récents propos, il y a eu de nombreux appels pour que sa discographie soit retirée des plateformes de streaming. Sur Spotify, par exemple, ce ne sera a priori pas le cas. Le patron suédois s’est exprimé à ce sujet indiquant que s’il condamnait les propos de l’artiste, il n’avait pas le pouvoir de supprimer Ye de la plateforme puisqu’aucun de ses titres ne viole les règles. "C’est vraiment juste sa musique et sa musique ne viole pas notre politique. C’est à son label de décider s’il veut prendre des mesures ou non", dit-il, selon les propos rapportés par les inrocks. Ce n’est pas non plus la défense la plus enthousiaste.

Les marques sont-elles gagnantes ?

Là aussi, on peut en douter. La tempête médiatique, il faut bien la gérer et les pertes pour des marques comme Adidas ou GAP sont importantes.

En mettant fin à sa collaboration avec le rappeur, selon les estimations, Adidas pourrait perdre 250 millions de dollars en 2022, comme le rappelle Bloomberg. Et selon le magazine Forbes, elles avoisineraient les 400 millions de dollars en 2023 ce qui grimperait la facture à près de 650 millions de dollars.

Pour la marque, les propos antisémites de Ye sont allés trop loin. Pourtant, la marque Yeezy représenterait près de la moitié des profits d’Adidas, toujours selon Bloomberg. Donc oui, la stratégie mise en place dans la collaboration entre l’artiste et le rappeur, au départ, était une stratégie "win-win", l’un se développait dans le monde de la mode, l’autre profitait de l’image internationale de l’artiste. Et les résultats étaient là.

Mais on en revient au stade où la prétendue stratégie de Ye de capter l’attention atteint aujourd’hui ses limites. Résultat, la collaboration entre la marque et le rappeur n’est plus un partenariat profitable à partir du moment où le coût politique et médiatique devient plus cher à payer pour Adidas que les résultats apportés par les ventes des Yeezy et l’influence de Ye. Comme l’écrit le New York Times, "il y avait de plus en plus de pression pour que la marque agisse".

Les aficionados de l’extrême-droite ?

En réalité, Ye affiche ses opinions depuis très longtemps. Et c’est peut-être à celles et ceux qui partagent ses opinions que le bad buzz profite le plus. Son virage conservateur a commencé dès 2016 lorsqu’il soutient publiquement Donald Trump, avant d’affirmer quelques mois plus tard que l’esclavage avait été un "choix" de la communauté afro-américaine. Comme le rappelle à nouveau le NYT, le 12 octobre il s’est rendu à Nashville pour la sortie du documentaire de Candace Owens sur George Floyd intitulé : "Le plus gros mensonge : George Floyd et la montée du mouvement Black lives matter". Cette même Candace Owens, soutien de Donald Trump, avec qui Ye a posé à Paris avec son t-shirt White lives matter.

Et c’est d’ailleurs sur la chaîne américaine connue pour ses positions très conservatrices, Fox News, que Ye est allé s’expliquer sur ce t-shirt.

Pour le professeur Jean-Philippe Denis, "Kanye West est ce que l’on appelle une prise de guerre pour l’extrême droite". Tarik Chakor abonde, "c’est une bonne pêche pour l’extrême-droite, c’est une personne qui a du succès, qui est noire, grâce à qui on peut dire, et bien vous voyez il est d’accord avec nous, en plus il est noir, donc voilà, nous ne sommes pas racistes".

Quelques jours après les propos antisémites de Ye, à Los Angeles, un groupe de personnes a été pris en photo faisant le salut nazi et arborant une banderole avec inscrit "Kanye West a raison à propos des juifs". Selon le Los Angeles Times, les démonstrations de haine antisémites auraient augmenté après les prises de position publique du rappeur.

Et quand Ye voit sa liberté d’expression limitée sur les réseaux sociaux Instagram et Twitter, il se tourne vers le rachat de Parler, un réseau largement utilisé par des groupes d’ultradroite. Comme le rappelle Le Monde, le réseau social a été créé en 2018 et ne pratique aucune modération. Les dirigeants de l’entreprise ont répondu à cette proposition de rachat de façon enthousiaste en expliquant que grâce à cette transaction, "Parler jouera un rôle important dans la création d’un écosystème qui ne peut pas être censuré, et dans lequel toutes les voix sont bienvenues".

Pendant longtemps, les polémiques de Ye étaient mises sur le compte de son trouble bipolaire. En effet, Ye est diagnostiqué comme ayant des troubles bipolaires en 2016. Il s’agit d’une maladie mentale qui entraîne des changements d’humeur importants faisant passer les personnes qui en souffrent de phases maniaques à des phases de sévères dépressions. C’est une maladie chronique pour laquelle un suivi à vie est nécessaire. C’est une maladie qui peut être accentuée par différents traumas vécus, d’autant plus quand aucun suivi n’est assuré.

Cela pourrait être une explication. Cependant, dans son interview face au journaliste Mouloud Achour sur Clique, Ye explique que son entourage s’est ligué contre lui au moment où il a annoncé vouloir voter pour Donald Trump. Il dit : "Imaginez quelqu’un d’aussi vocal que moi être dans un environnement où toutes les personnes qui l’entourent lui disent qu’il ne peut pas dire ce qu’il pense. Et que j’étais une mauvaise personne si je pense différemment que les gens à Hollywood. Si vous regardez la vidéo, avant que je n’aille à l’hôpital, où je dis que je vais voter pour Trump, en vrai ça faisait du bien de dire ça après que le tout Hollywood m'ait dit que je ne pouvais pas dire ça. Exactement comme les gens qui me disent que je ne peux pas avoir un t-shirt qui dit "White lives matter". Je crois que j’ai de l’audace en tant que personne qui a été mis dans une boîte en tant qu’artiste de divertissement noir".

En réalité, quand on analyse les différents propos du rappeur, il ne soutient pas nécessairement les suprémacistes blancs. Quand il porte le t-shirt "White lives matter", il explique chez Clique que les blancs lui ayant rappelé que sa vie compte, il a jugé bon de leur rendre la faveur. Au fil de ses prises de position, il plaide généralement pour une liberté absolue, celle de dire et de croire ce que l’on veut et celle de ne plus attendre des industries blanches le pass droit pour vivre des productions des noirs.

Il y a trois ans, dans une interview à Big Boy TV, il expliquait que rien de la culture actuelle, fut-elle produite par la communauté noire, n’était réellement entre les mains de cette dernière. "J’ai tourné le dos à la mentalité de la victimisation […]. Nous pointons toujours les blancs mais nous dépensons tout notre argent chez eux dans le luxe au lieu d’acheter des territoires. L’Amérique est à vendre, il y a énormément de terres, Disney en achète beaucoup […] mais notre culture se concentre sur qui a couché avec la femme d’untel, à conduire des grosses voitures, à rapper sur des trucs qui peuvent t’envoyer en taule […]. On nous a lavé le cerveau !" disait-il déjà à l’époque.

Au final, ces multiples buzz ne profitent peut-être à personne, si ce n’est à celles et ceux qui voudraient en faire de la récupération.

Ou peut-être même qu’ils profitent simplement à Kanye West lui-même qui, au-delà de l’argent et de la fame, cherche juste à dire ce qu’il pense. Parce qu’après tout, peut-être qu’il pense simplement ce qu’il dit.

Reste désormais à attendre de voir s’il pourra se relever de la tempête qu’il a lui même crée. Et qui sait, peut-être que c’est par la musique qu’il saura revenir. Pour le New York Times, si beaucoup de mastodontes de l’industrie musicale demandent expressément à ne plus travailler avec Ye, d’autres restent silencieux et attendent de voir si Ye reste le musicien talentueux qu’il est, doté d’un don pour attirer l’attention et capable de revenir sur le devant la scène. Un éventuel come-back qui pourrait bien rapporter gros dans le futur... à condition que Ye ne soit pas allé trop loin. 

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