L'Histoire continue

L'histoire continue: 1996, c'est la guerre entre Laurette Onkelinx et les enseignants

Par Bertrand Henne via

L’histoire continue revient sur le mouvement de grève des profs de 1996. Il reste à bien des égards historique. Historique par sa longueur : près de quatre mois durant lesquels les enseignants ont débrayé, s’organisant pour qu’il y ait toujours une province dans laquelle des écoles étaient en grève. Historique par son importance sociale, politique et même culturelle aussi.

Car les grèves de 96 sont les dernières d’un vaste mouvement entamé dès le début des années 90 contre les économies réalisées par les différents gouvernements de la communauté française. Toute une génération d’enseignants, d’étudiants, de parents et d’élus a donc été touchée directement par ce mouvement social, ce qui en fait l’un des plus importants de l’après-guerre en Belgique.

Que reste-t-il de ce mouvement près de 30 ans plus tard ? Ce sera la principale question de ce numéro de l’Histoire continue. Et nous verrons que le bilan est loin d’être simple à dresser alors que cette semaine les profs ont repris le chemin de la grève, pour demander une meilleure reconnaissance de leur métier. 

Certains estiment que ces grèves ont freiné des réformes indispensables, qu’elles ont sclérosé l’école francophone. D’autres estiment au contraire qu’elles ont permis de sauver l’école en mettant entre autres à l’agenda un refinancement de la communauté française. Une communauté qui connaît aujourd’hui de nouveaux problèmes financiers inquiétants.

31 janvier 1996, la déclaration de guerre

Le début des années 90 fait mal. La Belgique doit rentrer dans l’euro, elle doit s’astreindre à d’importants efforts financiers. De plus, la communautarisation de l’enseignement coûte cher, beaucoup plus cher qu’attendu par les francophones. Laurette Onkelinx, PS, ministre présidente, en charge de l’enseignement, parle d’état de nécessité et annonce d’importantes économies.

La jeune recrue socialiste souhaite réduire l’emploi de 2800 unités, essentiellement via des prépensions à 58 voire 55 ans. Malgré les mesures de compensation, les profs vont se retrouver à devoir enseigner dans des classes plus nombreuses. C’est l’encadrement qui est touché.

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Des syndicats poussés par leurs bases

En 1996, cette annonce sonne comme un coup de grâce. Depuis 1990, chaque année est marquée par des grèves. Les syndicats montent donc rapidement au créneau. Il y a Régis Dohogne, le patron de la CSC enseignement, le syndicat chrétien. Il y a Jean Marie Anciaux le patron de la CGSP le syndicat socialiste. Les deux leaders connaissent la situation financière de la communauté française. La réforme de l’Etat que les partis francophones ont négocié en 89 est catastrophique. La communauté est exsangue. Régis Dohogne et Jean Marie Anciaux le savent, mais ils sont mis sous pression par une base qui n’entend absolument pas se laisser faire.

Régis Dohogne et Jean Marie Anciaux, devant le siège de la communauté française en 1995
Régis Dohogne et Jean Marie Anciaux, devant le siège de la communauté française en 1995 © Belga

Avant même les premières manifestations, dès le début du mois de février des écoles commencent à débrayer. Les grèves vont durer quatre mois. Pour durer, les profs organisent des tournantes. Liège, Charleroi, Namur, Bruxelles : chaque semaine, sa grande manifestation où les profs sont parfois jusqu’à 40.000. Dans les cortèges, on retrouve aussi des étudiants du supérieur eux aussi touchés par une restructuration.

Il y a aussi parfois des élèves du secondaire entraîné par leur prof dans les manifs. Le bureau du PS sera plus d’une fois bombardé d’œufs pourris. Même traitement pour le siège du gouvernement de la communauté Place Surlet de Chokier. Les manifestations se succèdent, parfois les profs en viennent aux mains avec les gendarmes, et inversement. Mais le gouvernement ne cède rien, ou presque.

Une manifestation d’enseignants en février 1996
Une manifestation d’enseignants en février 1996 © Belga
Une manifestation en avril 1996
Une manifestation en avril 1996 © Belga

Les faux grévistes

Février, mars, avril. Les journées de grèves s’accumulent. Pour cette année scolaire, cela s’ajoute aux grèves déjà intervenues à l’automne 1995. Certains élèves ont perdu plusieurs semaines de cours. Et évidemment, les parents s’inquiètent. Et cette inquiétude, Laurette Onkelinx va tenter de s’en servir pour affaiblir les syndicats. Le phénomène des faux grévistes va faire couler beaucoup d’encre. Le système est simple. Des écoles demandent aux élèves de ne pas venir en classe. Quand les profs constatent qu’il n’y a pas d’élève, ils rentrent chez eux, dans l’impossibilité de donner cours. Pour les profs, c’est une manière de faire durer le mouvement.

Les syndicats sont face à un problème. Plus la grève dure, plus le gouvernement économise de l’argent sur la masse salariale. Mais Laurette Onkelinx sait que le mouvement commence à irriter de nombreux parents alors elle attaque, et envoie des vérificateurs dans les écoles.

Une rencontre constructive ? En avril 1996
Une rencontre constructive ? En avril 1996 © Belga

Le pire premier mai de l’histoire du PS

Les relations entre les grévistes et Laurette Onkelinx tournent à l’aigre, en particulier avec la CGSP, le syndicat socialiste se retrouve en opposition frontale avec le parti socialiste. Cette guerre fratricide culmine lors du premier mai 1996. La CGSP s’organise partout en Wallonie et à Bruxelles, pour saboter les réunions du PS et faire de ce premier mai, le pire de toute l’histoire du socialisme belge.

Ça commence à Liège. Devant le palais des congrès, le traditionnel cortège du PS où figure Laurette Onkelinx est bloqué par un cortège alternatif de la CGSP.

Le premier mai 1996 à Liège. Une pluie d’œufs pourris…
Le premier mai 1996 à Liège. Une pluie d’œufs pourris… © Belga

Protégée par des parapluies, Laurette Onkelinx fait demi-tour sous les lazzis de la foule. Les deux cortèges socialistes en viennent quasiment aux mains devant les caméras de télévision. A Bruxelles, c’est le même scénario, la salle prévue pour la fête du travail est envahie par les militants de la CGSP, les élus, Philippe Moureaux ou Charles Picqué sont conspués, bousculés, et chassés à coups d’œufs.

A Charleroi, le président du PS, Philippe Busquin tente de se faire entendre, mais il a beau crier, il est étouffé sous les cris de colère. Enfin, à Frameries, le vice Premier ministre fédéral Elio Di Rupo tenait un meeting avec Johan Vande Lanotte, son collègue du parti socialiste flamand. Médusé, il se retrouve au milieu d’un chahut indescriptible. Le premier mai 1996 est une gifle pour le PS, soutien historique de l’enseignement public. Les fissures apparaissent au grand jour, les socialistes qui traversent déjà les affaires Agusta viennent maintenant de perdre la confiance des enseignants, une importante base électorale.

Le PSC, le partenaire soutien historique de l’enseignement libre, est dans une situation à peine moins facile avec la CSC. C’est un moment politique. Les profs les plus engagés dans ce conflit vont se détourner du PS et du PSC et se tourner vers un petit nouveau en politique. Ecolo va soutenir les revendications des enseignants en défendant un refinancement de l’enseignement. Ecolo prépare une victoire éclatante trois ans plus tard.

Divisions syndicales

Mais les événements du premier mai, vont aussi affaiblir les syndicats. La CGSP et la CSC enseignement sont accusées par d’autres centrales d’aller trop loin, et de pratiquer un combat corporatiste qui affaiblit l’organisation syndicale. Au sein des syndicats les divisions éclatent aussi au grand jour. A la CSC par exemple, le grand patron Josly Piette, estime que le conflit doit s’arrêter.

La fin de l’année scolaire approche. Après une centaine de jours de mobilisation, le gouvernement n’a pas reculé, le décret Onkelinx est voté et le mouvement gagne en impopularité dans l’opinion. Alors les profs s’interrogent. Que faut-il faire ? Certains menacent de ne pas faire passer les examens. Une grève administrative appelée grève des examens, ou grève des diplômes. Cette position divise profondément le mouvement. Les leaders syndicaux sont moins radicaux. Ils observent que la grève est moins suivie, le journal "Le Soir" évoque une participation de 2 à 3% lors de la journée de grève du 31 mai.

Finalement, le 3 juin 1996, les syndicats annoncent une suspension du mouvement pour que la fin de l’année puisse se dérouler sans trop de casse. Des actions sont déjà annoncées à la rentrée de septembre. Mais la mobilisation ne reprendra pas, les économies seront bien réalisées. Laurette Onkelinx à tenu bon, mais son impopularité atteint des sommets dans les écoles. Ainsi s’achève le plus long mouvement de grève de l’histoire de l’enseignement.

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