La BBC à la diète, les médias publics sur la sellette ?

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C’est un peu la deuxième reine d’Angleterre : née en 1922, la BBC célèbre cette année ses cent ans d’existence. Et pour son anniversaire, le service public audiovisuel a reçu un cadeau empoisonné : le gel de la redevance qui la finance pour les deux prochaines années. Le gouvernement a même menacé de la supprimer totalement en 2027, avant de revenir sur ses propos. Une bourrasque en plus dans ce que la présidente de France Télévisions avait appelé "le vent mauvais qui souffle contre les audiovisuels publics" européens ?

Opération os à ronger

"Le gouvernement est d’abord furieux contre la BBC à cause des affaires dans lesquelles est empêtré le Premier ministre Boris Johnson", remet en contexte Marc Roche, journaliste belge basé à Londres depuis 35 ans. Le 17 janvier, la ministre de la Culture britannique, Nadine Dorries, ancienne star de téléréalité, a donc annoncé le gel de la redevance à 190€ pour les deux prochaines années, avant de s’interroger sur "le modèle de financement de la BBC à long terme."

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Le week-end précédent, elle avait même menacé dans la presse de supprimer totalement la redevance. "Nadine Dorries est une ‘Johnsonienne’ pure et dure, indique Marc Roche, elle déteste la BBC". Selon les médias britanniques, cette annonce fait en effet partie d’une série de mesures aux accents populistes surnommées "Operation Red meat", qu'on pourrait traduire par "Opérations os à ronger", qui doivent permettre au dirigeant conservateur de reconquérir sa base, souvent très critique envers le groupe audiovisuel public jugé trop élitiste.

Symboliquement désastreux

Nadine Dorries est depuis revenue sur ses déclarations : la suppression de la redevance n’a fait l’objet "d’aucune décision" a-t-elle finalement déclaré.

N’empêche "c’est symboliquement désastreux parce qu’au Royaume-Uni plus qu’ailleurs, la BBC représente tout de même un repère de stabilité. Et ce, malgré tous les reproches qui ont pu lui être faits ces dernières années, y compris pendant la période du Brexit où, à force de chercher la neutralité, beaucoup pensent qu’elle a joué le jeu des Brexiters et du camp conservateur. Il n’en demeure pas moins qu’à l’échelle du Royaume-Uni, comme à l’échelle d’ailleurs de toute l’Europe, la BBC reste un modèle en matière de moyens disponibles, d’organisation, non pas seulement de l’information, mais d’une manière générale sur l’innovation et la créativité audiovisuelles", analyse François Heinderyckx, professeur de sociologie des médias à l’ULB.

En attendant, la BBC va devoir se serrer la ceinture pendant deux ans, la redevance étant gelée à 190€. Un coup dur, alors que le président et le directeur général du service public ont indiqué que "les revenus de la BBC sont déjà inférieurs de 30% à ce qu’ils étaient il y a dix ans."

"L’inflation est à 5%, les prix de l’énergie explosent, alors la ministre de la Culture a trouvé intéressant de dire ‘voilà on protège les plus précaires, il n’y a pas de raison que les pauvres pensionnés et ménages modestes paient pour la BBC’" analyse Marc Roche.

L’audiovisuel public, une cible facile ?

Jean-Paul Philippot, administrateur général de la RTBF

Un refrain qui se répand dans d’autres pays. "Il suffit de regarder en France", entame Jean-Paul Philippot, administrateur général de la RTBF et ancien président de l’UER, l’Union Européenne de Radio-Télévision.

 

"Des candidats d’extrême droite n’hésitent plus à dire que, s’ils sont élus, ils supprimeront la redevance audiovisuelle et privatiseront les médias publics. Et ne nous leurrons pas : privatiser un service public, ça veut dire en général le faire disparaître, alerte-t-il, avant de poursuivre : Il n’est pas question de faire de la politique-fiction ou de se prendre pour madame soleil : supprimer un groupe audiovisuel public, je rappelle que cela a déjà été fait par le passé. En Grèce, en 2013, pour des raisons budgétaires, le gouvernement a fait fermer le service public de l’information, même si le groupe a repris ses activités quelques années après. N’oubliez pas non plus qu’en 2018, en Suisse, une votation a été organisée sur la fin éventuelle de la redevance télé, même si les Suisses l’ont refusé à une très large majorité."

Alors l’audiovisuel public est-il de plus en plus contesté ? Ses sources de financement, en tout cas, ont évolué à travers le temps, selon notre expert de l’ULB : "Le modèle de la redevance qui a longtemps été celui qui prévalait dans beaucoup de pays d’Europe a progressivement été abandonné en faveur de systèmes alternatifs."

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Ainsi, depuis 2013, l’Allemagne a décidé d’une contribution obligatoire et universelle – chaque logement paye une seule taxe quel que soit le nombre d’écrans –. En revanche, la redevance n’existe plus ni aux Pays-Bas, ni en Espagne, ni en Belgique (la Wallonie l’a supprimé en 2018) : cela signifie que ces États financent directement les médias via des dotations sans recourir à une taxe spécifique.

"Cela présente pour moi un inconvénient", relève Jean-Paul Philippot "à savoir, le fait qu’il y ait une ligne budgétaire qui doit être votée chaque année. Cela contribue à ce qu’il y ait un débat, avec toujours ce même risque : est-ce qu’il ne va pas y avoir là prétexte à faire pression sur le média public ? Au moins, une redevance – qui amène le contribuable ou l’utilisateur à payer un montant forfaitaire mensuel ou annuel – n’émargeant pas au budget de l’État, ne fait pas partie des grands arbitrages que les gouvernements conduisent chaque année pour équilibrer ou boucler leur budget…"

Rappelons que si la plupart des médias publics sont financés aussi en partie par la publicité (c’est le cas à la RTBF), la dotation représente la grande majorité de leurs sources de revenus. S’y attaquer peut donc vite les mettre à mal.

Montée des partis populistes

François Heinderyckx, professeur de sociologie des médias à l'ULB

Or, force est de constater que les attaques justement contre les chaînes publiques se multiplient.

"Il y a un vent mauvais qui souffle sur les institutions susceptibles en général de contrarier le travail d’un certain nombre de formations politiques qui entendent donner une lecture de la réalité qui les arrange" relève François Heinderyckx de l’ULB : "On a vu des cas extrêmes dans certains pays européens, en Hongrie, en Pologne : l’arrivée au pouvoir de certaines formations politiques populistes s’est rapidement accompagnée de mesures très ciblées vers la justice et vers les médias, deux contre-pouvoirs identifiés comme étant des obstacles majeurs. C’est un hommage qu’on leur rend, mais on peut s’inquiéter de la facilité avec laquelle on peut les affaiblir", précise notre interlocuteur.

Dans ce contexte, les récentes attaques de la ministre britannique de la Culture contre la BBC résonnent particulièrement : Nadine Dorries a ainsi indiqué vouloir "un vrai changement" au sein de l’institution, que le gouvernement conservateur accuse régulièrement de ne pas refléter la diversité du pays et de manquer d’impartialité, comme pour sa couverture du Brexit. "J’ai clairement indiqué que la BBC devait s’attaquer aux questions d’impartialité et de pensée communautaire", a-t-elle ajouté.

Le paradoxe de l’attachement

Des coups de boutoir et des menaces à peine voilées, et pourtant, cela peut passer pour un paradoxe, mais disposer d’un service public audiovisuel fort est souvent reconnu comme indispensable par le public lui-même.

"Chaque année, le Reuters Institute de l’Université d'Oxford publie une étude sur la confiance du public dans les médias audiovisuels, explique Jean-Paul Philippot, et on le constate notamment en Belgique mais aussi dans la plupart des pays en Europe : les médias publics recueillent le plus haut niveau de confiance. C’est valable en Wallonie et en Flandre. C’est une contradiction. Et pourtant, ça s’explique, je pense. Dans un monde qui est devenu essentiellement audiovisuel, ne pas avoir un producteur local de contenu culturel, de contenu qui traduit les cultures, les identités, les histoires locales, c’est comme s’interdire d’exister et donc de rayonner et de transmettre. Ne pas avoir un acteur qui soutient celles et ceux qui démarrent dans la création audiovisuelle, c’est comme s’interdire d’exister."

Supprimer la redevance de la BBC, on en parle ici depuis 35 ans, et je ne l’ai jamais vu : c’est comme le monstre du Lochness

Marc Roche ne dit pas autre chose lorsqu’il explique la volte-face de Nadine Dorries : "Si la ministre de la Culture est revenue sur ses déclarations sur la fin de redevance, c’est parce qu’elle a dû se faire taper sur les doigts par le Foreign Office (Bureau des Affaires étrangères et du Commonwealth, ndlr) qui lui a dit probablement ‘la BBC, c’est notre principale arme à l’extérieur de développement de l’influence britannique, ce sont les armes de la diplomatie britannique qui permettent au Royaume-Uni de boxer au-delà de sa catégorie pugilistique'’ Sans cela, c’est une puissance moyenne style Italie ou Espagne. Avec les universités telles Cambridge ou Oxford et le sport, la BBC est un important élément dans la mécanique du soft power britannique. Ce qui fait que, à mon avis, ils vont garder cette redevance, quitte à l’aménager ! Supprimer la redevance de la BBC, on en parle ici depuis 35 ans, et je ne l’ai jamais vu : c’est comme le monstre du Lochness" ironise le journaliste qui vit à Londres.

Le bureau de la BBC à Pékin
Le bureau de la BBC à Pékin © AFP or licensors

Mais pendant ce temps, les clichés sur le service public ont la vie dure : poussiéreux, coûteux, en retard d’une guerre… Or, selon François Heinderyckx, ce n’est pas du tout le cas : "Depuis la fin du XXe siècle, les médias de service public sont les seuls capables d’innover, les vrais pionniers. Pour une raison très simple : ils sont les seuls à pouvoir prendre des risques. Les médias commerciaux sont généralement beaucoup trop prudents pour ça, ils ne veulent pas prendre de risques, donc ils ne font que réutiliser de vieilles recettes qui ont fait leurs preuves ailleurs. C’est pour ça aussi qu’on a besoin de services publics : pour avoir des espaces où la créativité et l’innovation sont encore possibles, là où seules les recettes sûres qui ont fait leurs preuves sont généralement acceptées dans les médias privés, ce qui est évidemment le plus sûr moyen de scléroser complètement des médias dont on attend pourtant de l’innovation et de la réactivité."

"Prospérer auprès de Netflix et d’Amazon Prime"

Reste que les médias publics, comme les privés, dits " traditionnels " doivent relever des défis énormes : l’instantanéité de l’information, les programmes à la demande, la production de séries originales, et surtout la concurrence des plateformes.

"Le gouvernement britannique estime sans doute qu’à l’heure du streaming, il n’y a pas de raison que le contribuable doive payer pour la BBC s’il n’a pas envie de la regarder", pointe Marc Roche. Ce que la ministre Mme Dorries a admis en déclarant qu’elle souhaitait "revoir entièrement le modèle de la BBC pour qu’elle prospère aux côtés de Netflix et Amazon Prime."

Une thèse que certains partagent : au fond, si vous souscrivez à des abonnements payants à Netflix, Amazon Prime, ou Pickx de Proximus, pourquoi ceux qui veulent payer pour le service public ne le feraient-ils pas également, finalement ? "Là, on passe de la notion de service universel, de missions d’intérêt général à une relation de service purement commercial et ça, c’est la fin du service public dans son essence et sa définition même, selon Jean-Paul Philippot, qui ajoute : Dans un monde où on paye de plus en plus, où l’accès à la culture et à l’information devient de plus en plus payant, avoir un média dont le mandat est l’accessibilité, dont la gratuité et l’universalité s’adressent à toutes et à tous, c’est nécessaire. Je pense que son utilité en 2022 est probablement plus évidente que jamais."

Pour notre expert, sociologue des médias, il reste un dernier défi et non des moindres : convaincre les jeunes générations. "Il faut expliquer que créer des contenus de qualité a un coût et que ce coût doit être assumé par quelqu’un. De plus, les choses qui ont l’air gratuites ne le sont jamais puisqu’on paye toujours d’une façon ou d’une autre, que ce soit en renonçant à certains éléments de sa vie privée ou en acceptant le sponsoring et la publicité. Mais il faut surtout convaincre ces jeunes publics de la valeur ajoutée des contenus qu’ils peuvent obtenir par des moyens qui sont soit payés par leurs impôts soit par une souscription. Et là, le défi il est entièrement dans le camp des journalistes et des créateurs de contenus", conclut François Heinderyckx.

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