Chroniques

La crise des euromissiles : dans les années 80, la Belgique et le spectre d’une guerre nucléaire

La guerre en Ukraine fait renaitre le spectre d’une guerre en Europe et d’une confrontation entre la Russie et l’Otan. La menace nucléaire brandie par Vladimir Poutine nous replonge dans un temps que toute une génération ne pensait plus jamais connaître. La dernière fois que ce spectre a hanté l’Europe c’était dans les années 80 autour de l’installation des euromissiles, des missiles nucléaires que russes et américains installaient en Europe. 

A l’époque la guerre froide sévissait entre d’un côté l’Otan (l’Amérique et ses alliés) et d’un autre côté le pacte de Varsovie (l’URSS et ses alliés). La course aux armements n’a fait que s’envenimer jusqu’à un accord entre les deux grands en 1987 qui a permis un démantèlement de grande ampleur.

L’Histoire continue a donc décidé de se replonger dans cette période, pour mieux comprendre ce qui a évolué depuis en matière de dissuasion nucléaire et puis aussi en matière de tension Est-Ouest. La Belgique fut concernée par l’installation de 16 missiles nucléaires américains à la base de Florennes en 1985. Cette annonce déclencha un immense mouvement de contestation d’une ampleur inédite en Belgique. L’opposition entre les pacifistes et les atlantistes a marqué la société belge et d’autres pays d’Europe de l’Ouest.

Carte datant de mars 1982 montrant l’implantation de missiles soviétiques SS20 en URSS. (Photo by STAFF / AFP)
Carte datant de mars 1982 montrant l’implantation de missiles soviétiques SS20 en URSS. (Photo by STAFF / AFP) © Tous droits réservés

Martens, tiré de son sommeil

Nous sommes le 15 mars 1985. Il est 7h du matin à Bruxelles. Wilfried Martens, Premier ministre, dort encore. Soudain, il est tiré brusquement de son sommeil par la sonnerie du téléphone. C’est son ministre de la défense, Alfred Vreven qui le réveille. Il vient d’apprendre que deux avions gros-porteurs américains se dirigent vers la Belgique, avec à bord 16 missiles équipés de têtes nucléaires. Des fusées qui doivent être installées à Florennes. En pleine Guerre Froide, l’information est capitale. Mais Wilfried Martens dit dans ses mémoires qu’il s’est rendormi.

Pas longtemps sans doute. Car, il le sait, il reste un léger détail à régler. Annoncer officiellement au parlement que la Belgique s’apprête à devenir la tête de pont de la dissuasion nucléaire américaine contre les Soviétiques. Wilfried Martens, enfile son costume noir et ses célèbres lunettes carrées, et s’en va au parlement.

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Pendant que Martens parle, les avions américains sont déjà en approche. La pression sur le Premier ministre et à travers lui sur la Belgique est on ne peut plus claire. L’annonce de l’arrivée des missiles américains en Belgique fait les gros titres un peu partout. A Washington, Moscou, Paris on parle de la course aux armements.

Cette arrivée fait suite à près de 5 années de débats, de controverses intenses. La crise des euromissiles a donné lieu aux plus importantes mobilisations humaines dans le pays depuis la guerre. Pour comprendre l’ampleur de cette affaire, il faut se replonger en 1977. Cette année-là les Soviétiques installent des nouveaux missiles nucléaires, des SS20 aux frontières de l’Europe. Beaucoup plus performants que l’ancienne génération, ils font craindre à certains membres de l’Otan un déséquilibre dans la dissuasion nucléaire.

Un SS20 soviétique en exposition dans un musée
Un SS20 soviétique en exposition dans un musée © AFP

En réaction l’Otan décide en 1979 d’installer de nouveaux missiles. La course aux armements reprend donc de plus belle après quelles années d’apaisement. Pour l’éviter des négociations sont menées à Genève. Mais quand il arrive au pouvoir Ronald Reagan ne veut rien lâcher aux Soviétiques. A Orlando le 8 mars 1983 devant l’Association nationale des évangéliques, il explique pourquoi il est moralement opposé au désarmement. "Dans vos discussions sur le gel nucléaire, je vous exhorte à vous méfier de la tentation de l’orgueil, de la tentation de vous déclarer au-dessus de tout et de renvoyer les deux camps dos à dos. Attention d’ignorer les faits de l’histoire et les pulsions agressives d’un empire du mal, pour simplement considérer que la course aux armements est un malentendu. Si vous pensez ainsi, vous vous retirez de la lutte entre le vrai et le faux, entre le bien et le mal."

Ronald Reagan veut relancer la course aux armements pour affaiblir l’union soviétique. Ce sera donc Pershing et des Gryphon américains contre SS20 soviétique.

Le président Républicain Ronald Reagan et sa femme Nancy en 1984.
Le président Républicain Ronald Reagan et sa femme Nancy en 1984. © Tous droits réservés

A défaut de retrait concerté décidé à Genève, les Américains avancent donc leurs missiles pour contrer les Soviétiques. En Europe, cette annonce crée une réaction de rejet puissante dans une partie de l’opinion. Des manifestations ont lieu dans plusieurs capitales, en Allemagne, aux Pays-Bas et en Belgique. Le 23 octobre 1983 les rues de Bruxelles sont noires de monde. Le célèbre hymne de John Lennon retentit alors que le crépuscule couvre les effluves de cette journée presque estivale. 120.000 personnes selon la police ou 400.000 selon les organisateurs, on ne sait toujours pas aujourd’hui quel chiffre est le plus proche de la réalité. Mais quoi qu’il en soit la mobilisation est massive, une sorte de marche Blanche avant la lettre. De nombreuses autres marches seront organisées rassemblant souvent près de 100.000 personnes.

Une manifestation en 1985
Une manifestation en 1985 © Belga

Au sein du mouvement pacifiste il y a des nuances, les communistes s’opposent particulièrement à l’Otan considéré comme outil de l’impérialisme américain, mais du côté des syndicats chrétiens par exemple on renvoie dos à dos Américains et Soviétiques. Ce 23 octobre il y a aussi des partis politiques. Il y a les opposants au gouvernement Martens Gol favorable à l’installation des missiles. Le PS ou le SP, le parti socialiste flamand, particulièrement en pointe. On retrouve aussi les jeunes CVP, dont le parti est pourtant au gouvernement. Les partis sociaux-chrétiens ont la particularité d’avoir en leur sein des pacifistes ce qui les met en difficulté face aux libéraux emmenés par Jean Gol. Qui lui assume.

Un compromis boiteux

Cette tension entre pacifistes et atlantiste se retrouve donc à l’intérieur du gouvernement. Durant plusieurs années cela aboutit à un compromis boiteux. Le principe des euromissiles est confirmé voilà pour les libéraux, mais le déploiement est suspendu aux résultats des négociations internationales en cours entre américain et Soviétiques voilà pour les sociaux-chrétiens. Sauf que cette position mi-chèvre mi-chou énerve Washington et devient intenable. Début 1985, Wilfried Martens se retrouve à la maison blanche, au rapport chez Ronald Reagan. Il en ressort avec une position belge beaucoup plus ferme qu’en entrant.

Wilfried Martens et Ronald Reagan, entre autres, à un sommet de l’OTAN en 1985.
Wilfried Martens et Ronald Reagan, entre autres, à un sommet de l’OTAN en 1985. © Tous droits réservés

Martens floué

Que s’est-il passé dans le bureau ovale entre Martens et Reagan, pour que le Premier ministre annonce une décision ferme d’installation des missiles ? Dans ses mémoires Wilfried Martens avance sa version. Et elle est pour le moins édifiante. Il explique que, Reagan n’a pas été informé des nuances de la position belge par les affaires étrangères. Pire, la Maison Blanche avait reçu l’assurance d’un ministre belge qu’une décision ferme a déjà été prise pour le 15 mars. A la manœuvre, entre les lignes, Wilfried Martens pointe son éternel rival au sein de son parti Léo Tindemans, le ministre des affaires étrangères.

Martens explique avoir découvert un mémo secret datant de 1983. Un mémo rédigé par les services secrets américains qui révèle que la date de mars 1985 a été fixée avec les affaires étrangères, soit avant l’accord politique. Beaucoup de gesticulations pour une décision visiblement déjà prise à des niveaux plus profond de l’état.

En 1985 les missiles américains sont déployés un peu partout en Europe, et en Belgique donc. A ce moment jamais la concentration d’armes nucléaire n’a été aussi élevée en Europe.

De pacifistes tentent de pénétrer dans la base de Florennes en 1985
De pacifistes tentent de pénétrer dans la base de Florennes en 1985 © Belga

Le déblocage

Le déblocage provient de l’arrivée au pouvoir en URSS de Mikhaïl Gorbatchov. Il devient secrétaire général du parti communiste. Il s’engage pour relancer les négociations avec les Américains à Genève. Cette fois, après d’importantes concessions des Soviétiques, les discussions aboutissent en le 8 décembre 1987. Gorbatchev et Reagan signent le traité d’interdiction des Forces nucléaires intermédiaires, incluant les euromissiles américains et les SS-20 soviétiques (en plus de toutes les armes d’une portée de moins de 5000 km). Le traité aboutit au retrait et à la destruction de toutes ces armes en quelques années.

L’Europe pense alors qu’elle en a terminé avec le risque d’une guerre nucléaire. Retrouvez l’intégralité du récit et les analyses de Willy Vandervorst (journaliste RTBF) et de Yannick Quéau (Directeur du GRIP) dans le podcast de l’Histoire continue.

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