Rachel Cusk, prix Femina 2022, excelle dans ce portrait d’une romancière, vivant dans un paysage sublime, qui invite un peintre pour qu’il la révèle à elle-même. L’artiste arrive, avec une ravissante jeune femme… et rien ne se passe comme notre narratrice l’aurait souhaité.
Le brillantissime livre La dépendance de l’auteure britannique Rachel Cusk vient de remporter le Prix Femina du roman étranger. Rachel Cusk a fait sa spécialité de ces portraits d’épouses, de mères, d’artistes, de femmes, de divorcées qui, tout au long de leur existence, ne cessent d’interroger qui elles sont et comment la vie de famille a confisqué ou piégé leur destinée et leur identité. En onze romans elle n’a cessé de les observer, et de s’observer aussi, avec une acuité, une autodérision, une intelligence et une sincérité déconcertantes.
Ses livres ne sont pas précisément de l’autofiction, ou alors c’est indétectable mais on sent bien que les tourments, les nœuds existentiels dans lesquels la narratrice se prend les pieds, sont nourris par des questionnements qui ont traversé l’auteure qui a le même âge que son personnage. Un écrivain elle aussi, mais mineur, une femme de cinquante ans, épouse et mère d’une jeune femme en fleur, au sommet de sa beauté, de ses possibilités, et au seuil des choix qu’elle peut encore faire, elle.
Une narratrice, dont nous ne connaissons pas le prénom, s’adresse à un correspondant dont nous ne savons rien, pour lui raconter par le menu la mésaventure qui lui est arrivée. Il y a des années de cela, elle est tombée en pâmoison devant l’œuvre d’un jeune artiste très en vue. Dans ses tableaux, elle a reconnu son paysage intérieur, comme si sans la connaître, il avait révélé sa psyché et atteint son être profond. Elle en avait été troublée au point de quitter son mari et sa petite fille. Quinze ans plus tard, remariée avec un homme solide et terrien, elle a l’idée d’inviter en résidence cet artiste qu’elle n’a jamais rencontré, et de l’installer dans la dépendance, la petite maison avec la jolie vue, au bout du terrain.
L’artiste vieillissant et fauché, accepte et vient… avec une ravissante jeune femme de trente ans. Ce n’était pas prévu. L’hôtesse avait imaginé et anticipé les longues balades et conversations profondes qu’elle aurait avec le peintre, dans cette propriété qui lui ressemble et qui ressemble à ses tableaux, qu’elle voulait lui montrer. Et elle déchante solidement. D’autant que la ravissante trentenaire n’est pas du tout idiote et s’entend à merveille avec sa propre fille, qu’elle épanouit, libérant au passage chez elle tout ce que sa mère n’a pas réussi à faire. C’est un désastre pour celle qui se voyait en muse complice et qui se retrouve à faire des conserves et à ronger son frein.
C’est un portrait redoutable et féroce raconté par le personnage lui-même, c’est aussi extrêmement subtil quant aux opacités volontaires et aux tourments qu’on peut se faire toute seule. Alors que tout va bien, et que la vie de cette femme est plus qu’enviable. Et pourtant, elle n’en finit pas de se demander quelle est sa place dans sa propre vie, et dans celle des autres. Dès lors, ce titre la dépendance, prend un double sens.
Cette femme a un besoin viscéral, égotique d’être vue, non pas regardée, mais vue. Elle enquiquine l’artiste pour qu’il fasse son portrait et ce que le peintre voit en elle, est terrible ! Cela, elle ne s’y attendait pas non plus. Ce qui est formidable dans ce roman, c’est ce ton, piquant plus qu’acide, mais solidaire, l’aveuglement de cette femme qui se raconte, sans savoir ce que nous nous percevons de cette agitation oiseuse, irritante, quand il lui serait tellement simple de se laisser vivre, dans cet endroit de rêve et de savourer le présent. Ce qu’elle est incapable de faire. Les portraits de ces hommes et de ces femmes sont d’une richesse inaccoutumée, l’écriture est remarquable qui parvient à faire coexister de vrais débats existentiels avec l’intériorité bouillonnante de cette femme qui tourne à vide et joue avec le feu. Tout cela dans un paysage sublime, un marais, une eau dormante, changeante, et sans contours qui, en effet, lui ressemble comme deux gouttes d’eau.