Sophie Creuz nous présente "La dernière neige" d’Arno Camenisch qui paraît chez l’éditeur Quidam.
"Tout fout le camp" chantait Mouloudji, même la neige, il y en a plus, il faut la recréer avec des canons à neige. La faute au réchauffement climatique bien sûr. On nous le dit et le redit sur tous les tons, les glaciers disparaissent, les icebergs fondent, les ours blancs jouent les équilibristes sur des glaçons mais rien ne change, nous continuons à faire comme s’il ne s’agissait là que d’une information parmi d’autres. Et toutes les bonnes choses sont devenues rares, comme nous le disent deux personnages de ce roman. Ces deux vieux Suisses allemands attendent les skieurs au pied du téléski d’un village des Grisons. Et en attendant, ils philosophent sur le cours des choses.
L’éditeur compare les deux locuteurs à Vladimir et Estragon de "Attendant Godot" de Beckett, bien qu’ils soient plus loquaces.
Leurs journées sont rythmées par des rituels immuables, un peu vaudous pour amadouer les cieux et faire venir la neige : ranger par couleurs les cartes d’accès au téléski, allumer la radio à l’antenne cassée, boire un petit coup, en commençant par le jus d’orange pour se finir au schnaps, et faire tourner le remonte-pente pour montrer qu’on existe encore… Et puis jouer aux cartes en évoquant le bon vieux temps. Que faire d’autres que domestiquer l’ennui, attendre la neige, guetter le client et retarder la fin ?
L’auteur Arno Camenisch est romancier, dramaturge et poète et il rend hommage aussi à une langue qu’il affectionne, le romanche, un suisse allemand teinté de français et d’italien utilisé dans le sud des Grisons, où il a grandi. Une langue en voie de disparition pour un monde qui disparaît lui aussi, avec l’école, la poste, le bistrot, l’épicerie. Comme dans nos villages à nous, et comme partout. Seul reste le patois pour évoquer les temps révolus, les souvenirs. Les jeunes ne le parlent plus pour la bonne – ou la mauvaise raison – qu’il n’y a plus de jeunes, ils sont partis.
"La langue, aussi, fond comme neige au soleil" dit l’un des deux personnages. Mais à la nostalgie, Arno Camenisch ajoute du mordant.
Et de la brièveté, puisque c’est un roman court, parcimonieux même, comme cette neige qui saupoudre à peine le décor. Car la nature est devenue un décor pour vacanciers. Et nos deux personnages, Paul et Georg, sont les derniers des Mohicans, en bonnet de laine et vieil anorak, les gardiens d’un mode de vie et d’un habitat dans lequel ils font tachent désormais, avec leurs vieux vélomoteurs. Pas très tendance.
Ce monde englouti, il ne cesse d’inspirer l’auteur qui a écrit treize romans à partir de son village, véritable humus pour un créateur. Il n’a pas cinquante ans mais il voit bien que toute la vie était là, dans cette proximité, cet ordinaire, cette douce routine, cet ennui même, qui nous sont ôtés au nom d’une modernité uniformisée, et sans âme.
Il voit aussi que ce hameau des Alpes suisses est à l’image du monde qu’on nous construit, et qui se passe de nous. Plus de bus, plus de poste, plus d’église, les communautés disparaissent. Là-bas dans la vallée, des gestionnaires coupent l’électricité d’un remonte-pente vieillot qui faisait la joie des locaux depuis cinquante ans, qui rythmait les saisons, donnait lieu à des compétitions conviviales. Tout fout le camp mon bon Monsieur.
Sauf l’humour. Il est vraiment la politesse d’un désespoir grinçant et tendre. Pour ces deux vieux notamment, pas si vieux d’ailleurs, qui assistent incrédules à leur mise à l’arrêt, leur mise au rebut, à leur inutilité. Bientôt, on les mettra dans une réserve, un village-témoin du temps jadis.
En attendant, ils conversent, pour notre plus grand plaisir, dans cette langue un peu lente, émaillée d’expressions locales, parfaitement rendue par la traductrice, entre candeur et sagesse, résignation et sauvegarde de ce qui reste, fusse parce qu’on l’évoque. C’est un texte qui mériterait une mise en onde radiophonique ou une mise en voix au théâtre, car tout est lié, les monologues, les dialogues fondent – eux aussi – se fondent plutôt, dans les descriptions, slaloment souplement dans le texte. Un texte qui dit combien les êtres sont essentiels, leur insignifiance même est essentielle à la vie en soi.
La dernière neige d’Arno Camenisch, traduit par Camille Luscher parait chez Quidam.