Littérature

La menace nucléaire : la bombe comme arme politique

Le déclic Culture de Gérald Vandenberghe

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Par Gérald Vandenberghe

En parcourant cet ouvrage de trois cents pages, on replonge dans tous ces moments où l’humanité a pensé frôler l’apocalypse. Il y a évidemment les épisodes connus comme la crise de Cuba ou la récente guerre en Ukraine. Mais il y a également ces conflits tout aussi dangereux, mais quasi oubliés, comme la montée de la tension entre la Chine de Mao et l’URSS en 1969. Mais attention, cet ouvrage n’est pas là pour propager la peur. L’auteur rappelle à chaque chapitre que cette arme absolue est avant tout un outil politique.

La menace nucléaire, de Jean-Marc Le Page

Dès l’introduction de cet ouvrage, c’est l’actualité qui surgit. Jean-Marc Le Page y évoque l’Ukraine et les récentes menaces de Vladimir Poutine. Après tout, il s’agit là de la peur atomique la plus récente, et personne n’a eu le temps de l’oublier… Mais l’auteur déploie rapidement ce qui sera sa grille de lecture des 29 moments dans l’histoire du monde où la menace nucléaire a été utilisée : la bombe est avant tout une arme politique qui n’est pas destinée à être utilisée.

Si on la compare à d’autres moments de tension depuis 1945, la crise ukrainienne n’est pas très différente. Vladimir Poutine est beaucoup dans la rhétorique. Comme cela s’est également produit à Cuba, lors de la guerre de Corée ou encore autour du détroit de Formose. On est plus dans le discours que dans la menace réelle, précise Jean-Marc Le page. Les armes stratégiques russes sont surveillées par les services secrets du monde entier, comme le lait sur le feu. Et rien n’indique qu’il y ait des mouvements particuliers de missiles balistiques, sur roues par exemple, qui seraient une mise en application de ces menaces. Il n’y a aucun signe qui va dans ce sens. "

Ce que ne supporte par Jean-Marc Le Page, ce sont les interprétations creuses, qui ne se basent sur aucun fait. Comme ces nombreux médias qui tentent de déceler des signes de folie chez Poutine ou cherchent à lui trouver un cancer.

" On évoque le fait qu’il soit devenu bouffi à la suite de la cortisone qu’il prendrait. Faire des diagnostics à la télé, ça me semble un peu compliqué… Ça nourrit ce discours un petit peu irrationnel qui voudrait que Vladimir Poutine comme Kim Jong Un ne soient que des psychopathes et sociopathes malades, qui n’attendent qu’une seule chose, c’est d’appuyer sur le bouton. Si on suit ce raisonnement, depuis le temps que Poutine est malade, on peut supposer quand même qu’il aurait dû mourir. Donc ça me paraît être un jeu scabreux et je ne m’amuse pas à faire des pronostics de ce type. "

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Un tabou dès les années 1950

En fait, pour l’auteur, la bombe atomique est passée de super-outil militaire tel que la voyaient les militaires américains en 1945 à une arme politique. Son utilisation est devenue un tabou dès les années 50. " Il y a effectivement des moments de grande tension, en particulier la crise de Cuba. Mais ni Kennedy, ni Khrouchtchev n’auraient voulu vraiment l’utiliser. L’arme nucléaire va servir de pression politique, donc on va augmenter les niveaux de défense. A Cuba, on était en DEFCON 2, donc les B-52 étaient en l’air, etc. Mais on se rend compte malgré tout, que les dirigeants soviétiques et américains n’avaient pas pour but de l’utiliser. "

Mais attention, l’auteur nuance quand même son propos. Ces périodes de crise sont des instants dangereux. Un rien peut déclencher une catastrophe.

" Ce qui peut se produire, c‘est ce que l’on pourrait appeler des accidents, explique Jean-Marc Le Page. On n’est jamais à l’abri d’un subordonné qui ne fait pas véritablement son travail ou qui au contraire fait du zèle. Ce fut notamment le cas lors de la course-poursuite entre destroyers américains et sous-marins soviétiques lors de la crise de Cuba ".

L’auteur fait référence à un incident qui s’est déroulé en plein océan Atlantique en 1962, en pleine crise des missiles de Cuba. On l’ignore souvent mais les Soviétiques voulaient construire, en plus de leurs sites de lancement de fusées, une base sous-marine sur les côtes de l’île.

Les Soviétiques ont envoyé un groupe de sous-marins depuis la mer du Nord, plus précisément de Mourmansk. Ils étaient, comme tous les navires de la marine soviétique, soumis au blocus mis en place par la marine américaine. Ces sous-marins soviétiques ont donc été pourchassés par les destroyers américains dans l’Atlantique. Ils leur ont balancé des grenades d’exercices. A l’intérieur des submersibles, la tension est devenue extrême. Ces sous-marins disposaient au moins d’une torpille à tête nucléaire. La question de son utilisation a commencé à se poser. Il y aurait eu une réunion entre le commandant du sous-marin, le commandant en second et le commissaire politique. C’est comme cela que l’on prenait les décisions à l’époque soviétique. Le commandant envisageait d’utiliser la torpille et de mourir en héros. Mais le commandant en second aurait réussi à le convaincre de ne pas tirer cette torpille. Et le bateau serait revenu à la surface, mettant un terme à ce moment de très grande tension. Cet épisode est documenté, très documenté. "

Les sous-marins, l’arme maritime suprême pour l’URSS
Les sous-marins, l’arme maritime suprême pour l’URSS © Tous droits réservés

Les menaces oubliées

A côté de ces incidents, il y a aussi des crises plus larges, mais qui ont souvent été oubliées. Le quasi-état de guerre entre la Chine et l’URSS, en Sibérie, en 1969, est un bon exemple. C’était lointain et en Occident tout le monde l’a oublié. Mais en Chine, c’est un véritable vent de panique qui a soufflé.

A partir de 1956, Nikita Khrouchtchev lance la déstalinisation en URSS. Cette mise en cause du chef suprême ne plaît que très moyennement à Mao, qui se sent bien des points communs avec le " petit père des peuples ". C’est vraiment le début de la séparation du bloc communiste en deux parties, les Soviétiques d’un côté et les maoïstes de l’autre. Ils se livrent à une compétition extrêmement forte, en particulier à destination des pays en développement, et des non-alignés à l’époque. Le point de cristallisation sera la frontière sino-soviétique en Sibérie. Le dessin de cette frontière, remonte aux traités inégaux du XIXᵉ siècle. Son tracé n’est pas clair. Les Chinois revendiquent un certain nombre d’îles au milieu du fleuve Amour et les Soviétiques font la même chose. Il y aura de véritables combats au sol. La peur de l’utilisation de la bombe par les Soviétiques apparaît rapidement côté chinois. Il y aura ce que l’on a appelé la grande peur chinoise. Les forces armées chinoises seront dispersées, le gouvernement, y compris Mao va quitter Pékin. Ils sont convaincus que les Soviétiques vont frapper les grandes villes chinoises. En fait, côté soviétique, il n’y a pas eu volonté d’attaquer Pékin. En revanche, la grande peur, elle, a bel et bien existé du côté chinois, ça c’est évident. "

En fait, en analysant ces moments de crises nucléaires, Jean-Marc Le Page tire une conclusion plus générale. C’est toujours le caractère émotionnel qui l’emporte sur le caractère rationnel, dans le souvenir qu’il en reste.

On a vraiment cette impression d’avoir été au bord du gouffre un nombre presque incalculable de fois depuis 1945. En fait, on nous fait volontairement peur. C’est l’outil politique et diplomatique par excellence, on touche aux émotions, on touche à l’opinion publique. Et lorsque les Russes embourbés dans leur guerre en Ukraine, brandissent même indirectement, cette menace, on voit bien la réaction que ça provoque. Lorsque ce sera terminé, ce qui restera, c’est cette grande peur. Regardez les bombardements autour de la centrale nucléaire de Zaporijjia. Sa mise en danger est quand même extrêmement faible, mais cela va faire la une des journaux et parce que ça provoque une certaine émotion, ça provoque une peur. C’est cela qui marque les esprits et surtout la mémoire.

Même s’il compile les évènements où le recours à l’arme nucléaire a été envisagé, ce livre prend bien soin de relativiser le risque encouru. Il nous donne d’ailleurs pour preuve que nous avons oublié la majorité d’entre elles. Un appel au calme et au sang-froid salutaire en ces temps troublés…

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