Guerre en Ukraine

La spéculation boursière sur les céréales a contribué à la hausse des prix de nos courses

Quand spéculation boursière et alimentation se mêlent.

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Par Maurizio Sadutto et Simon Bourgeois

En un an, depuis le début de la guerre en Ukraine, notre ticket de caisse au magasin a augmenté de près de 20%. Et ça continue, en ce début d’année, les produits alimentaires sont ceux dont l’inflation des prix est la plus importante.

En cause : la guerre en Ukraine, bien sûr, les coûts de l’énergie, aussi, qui ont atteint des sommets historiques. Mais il faut rajouter à ces causes une autre, que l’on évoque moins souvent : la spéculation en bourse sur les céréales et des matières premières agricoles.

Des vautours sur une carcasse

Le blé, le soja, le maïs… sont cotés en Bourse. Exactement comme le pétrole, l’aluminium, l’or ou d’autres matières premières. La plus importante bourse aux céréales au monde se trouve à Chicago, une autre à Paris. Là, des vendeurs et des acheteurs s’échangent, virtuellement, des milliers de tonnes de céréales. Un processus informatisé, automatisé, à partir d’instructions données à des algorithmes qui procèdent à ces échanges. Le nombre d’opérations boursières potentielles effectuées peut se calculer par microsecondes, tellement le procédé s’effectue rapidement. On appelle cela le courtage (ou trading) à haute fréquence.

Quand ils sentent l’odeur de quelque chose d’alléchant, ils viennent et ils spéculent à la hausse ou à la baisse.

Et au début de la guerre en Ukraine, il y a un an, les volumes d’échange ont fortement augmenté : "Entre mars et juin dernier, on a assisté à une spéculation massive sur les marchés des produits agricoles, raconte Olivier De Schutter, l’ancien rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation. En quelques semaines, 26 milliards de dollars sont arrivés sur ces marchés".

Des montagnes de blés stockés dans des silos immenses. Nous sommes à la SCAM, l’un des plus gros négociants de céréales en Wallonie.
Des montagnes de blés stockés dans des silos immenses. Nous sommes à la SCAM, l’un des plus gros négociants de céréales en Wallonie.
Des montagnes de blés stockés dans des silos immenses. Nous sommes à la SCAM, l’un des plus gros négociants de céréales en Wallonie.
Jean Wart surveille les marchés, regarde tous les jours les prix de Chicago, les prix de Paris sur son téléphone.

Jean Wart se souvient très bien de cette période. Il travaille à la SCAM, la Société Coopérative Agricole de la Meuse, l’un des plus gros négociants de céréales en Wallonie. Et il vend une partie des céréales de ses agriculteurs sur les marchés, qu’il suit donc de très près. Lui aussi il a vu cette arrivée massive de spéculateurs il y a un an.

Jean Wart, employé de la Société coopérative agricole de la Meuse (SCAM).

"C’est un peu comme des vautours sur une carcasse. Quand ils sentent l’odeur de quelque chose d’alléchant, ils viennent et ils spéculent à la hausse ou à la baisse. En fait, ce ne sont pas des acteurs physiques comme nous puisque nous, on ne va jamais vendre autre chose que ce qu’on a réellement dans nos silos, que vous avez devant vos yeux ;" dit-il en désignant la montagne de blé derrière lui "alors qu’eux, en fait, ils ne vont vendre et acheter que des morceaux de papier, pas physiquement des céréales. Et ça, c’est une financiarisation du marché qui s’est faite petit à petit mais qui devient de plus en plus importante. Ce qui veut dire que ces acteurs-là, qui représentent 70 à 80% du marché à terme, exercent une influence grandissante sur les marchés et ils vont amplifier les hausses ou les baisses qui auraient dû être normales."

Et en l’occurrence, une hausse des prix des céréales, à l’entame d’une guerre en Ukraine considérée comme le grenier de l’Europe est une hausse attendue. La crainte de réduction de l’offre, même d’une pénurie à venir, fait grimper les prix. Mais cette hausse "normale" vu les circonstances, va être amplifiée par la spéculation sur les marchés.

"Ces spéculateurs, ce sont essentiellement des banques, des fonds d’investissement, qui sont arrivés sur ces marchés il y a une vingtaine d’années, explique Olivier De Schutter. Et la dérégulation et la financiarisation de ces marchés ont amené ces acteurs à s’intéresser de plus en plus aux matières agricoles. A tel point qu’une proportion de plus en plus grande de transactions se passe entre les mains de ces banques et ces fonds. Alors que les vrais traders de produits agricoles sont devenus relativement minoritaires".

Avant la guerre en Ukraine, alors que les prix des céréales commençaient à grimper face à l’incertitude d’une invasion russe, ces banques ont vu une opportunité. Il y a un an d’ailleurs, on les a appelés "les profiteurs de guerre". Ils voient que les prix commencent à grimper. Dès ce moment-là, ils anticipent cette hausse naturelle et normale.

Une fausse impression de demande

Sur ce graphique, l’on voit très précisément une hausse (pratiquement à la verticale) générée par le début de la guerre en Ukraine, qui avait ensuite tendance à baisser, mais qui a été relancée juste après par l’effet de la spéculation.
Sur ce graphique, l’on voit très précisément une hausse (pratiquement à la verticale) générée par le début de la guerre en Ukraine, qui avait ensuite tendance à baisser, mais qui a été relancée juste après par l’effet de la spéculation. © RTBF

On est sur de la spéculation pure et dure.

Bernard Keppenne est le chef économiste de la banque CBC. Il nous montre sur son écran la courbe du cours du blé qui décolle en mars 2022, dans les premières semaines de la guerre.

Bernard Keppenne, chef économiste de la banque CBC.

"Ce qui va se passer alors à ce moment-là, c’est que certains acteurs vont pouvoir jouer sur ce mouvement des prix à la hausse", explique-t-il, "en analysant la tendance qui est en train de se dessiner et en anticipant une pénurie de blé. Donc qu’est-ce que font ces spéculateurs ? Ils n’ont pas physiquement le blé, ils vont acheter une position qui leur permet à un moment donné de revendre sans avoir la livraison physique du blé. On est sur de la spéculation pure et dure."

En effet, "ces spéculateurs ne sont pas intéressés d’acheter des tonnes de blé, de maïs ou de soja, ajoute Olivier De Schutter. Ils sont intéressés à faire du profit à court terme en anticipant l’évolution des prix et en faisant des paris sur l’avenir".

Les marchés à terme

Ce qui les intéresse, c’est un "bout de papier", qui est aujourd’hui évidemment électronique, une sorte de bon de livraison pour 50 tonnes de blé à une échéance précise, deux mois plus tard par exemple. C’est ce qu’on appelle un contrat à terme. C’est l’engagement entre deux parties de livrer, physiquement, une quantité donnée à une date donnée, à un prix fixé aujourd’hui.

Un agriculteur, par exemple, pourrait s’engager à livrer à un meunier, une tonne de blé fin août. Pour le meunier c’est la garantie de pouvoir produire sa farine à ce moment-là. Pour le producteur, c’est la garantie d’écouler sa moisson quelle que soit l’évolution des prix du marché d’ici-là et d’ainsi ne pas être exposé à des risques météo ou géopolitiques.

Mais dans l’intervalle, ce "bout de papier", pourra être vendu et acheté par d’autres acteurs du marché, les banques et fonds. Ainsi, les contrats conclus au début de la guerre, tant que les prix étaient encore à des niveaux normaux, vont prendre de la valeur avec les semaines et les prix qui grimpent. Les spéculateurs ont acheté en faisant le pari de pouvoir revendre plus cher dans les deux mois et en tout cas avant la date de livraison par laquelle ils ne sont pas intéressés.

Ces contrats vont passer ainsi de main en main, parfois des dizaines, parfois des centaines de fois, avant que quelqu’un qui soit vraiment intéressé d’acquérir effectivement ce blé, finisse par véritablement en prendre possession. Mais entretemps, le prix n’aura fait que grimper à la suite de ces multiples transactions.

Cela amène les marchés à paniquer […] et c’est là qu’une bulle spéculative s’est formée.

Pour Olivier De Schutter, l’ancien rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation, c’est ça le problème. Ces achats et reventes successifs se font dans des volumes énormes et inédits et donnent artificiellement au marché une impression de demande très forte, dans une sorte de prophétie autoréalisatrice.

Olivier De Schutter, ancien rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l'alimentation.

"Si tous ces acteurs font un pari semblable en s’espionnant les uns les autres," explique-t-il, "en suivant, dans un comportement moutonnier, ce que les autres font, cela amène les marchés à paniquer ! Car ils se disent qu’au fond, si Goldman Sachs, si Bank of America parient à la hausse, c’est qu’il doit y avoir des raisons de voir les prix monter à l’avenir. Donc on va retarder l’écoulement des stocks. On va demander à être payé plus cher pour les ventes de nos récoltes. Et c’est là qu’une bulle spéculative s’est formée."

Une influence considérable

Résultat, en quelques semaines, la tonne de blé passe de 265 € (en janvier 2022) à 400 € et même un pic à 430 € (mai 2022). C’est du jamais vu.

Il y a alors une déconnexion entre les marchés physiques qui réagissent à l’offre, à la demande réelle dans le monde à ce moment-là, à la guerre, à la météo… et les marchés financiers qui eux sont régis par une logique spéculative. Ce ne sont plus des agriculteurs, des négociants, des meuniers qui s’échangent des céréales mais des banques.

Quelques grands acteurs financiers ont fait des profits records.

Ceci explique donc en partie cette hausse du montant de nos tickets de caisse au supermarché. "Sur les marchés internationaux des produits agricoles," avance Olivier De Schutter, "la spéculation a eu un impact considérable en 2022 et on peut estimer que sans doute 40% de la hausse spectaculaire à laquelle on a assisté entre février et juin 2022 est due à la spéculation. Et on a constaté au cours de l’année 2022 que quelques grands acteurs financiers ont fait des profits records au cours de cette période parce qu’ils ont parié de manière très intelligente sur une hausse de prix que ces paris ont eux-mêmes provoquée.Et cette hausse des prix des matières premières a bien sûr des répercussions sur nos tickets de caisse.

40% de l’augmentation des prix sur les marchés financiers l’année passée est due à la spéculation

Cela dit, il est important de préciser que les céréales ne représentent qu’une partie des coûts des produits finis que nous achetons au magasin. Il faut évidemment tenir compte -aussi- de l’explosion des tarifs de l’énergie, des prix des engrais, des coûts de transport ou encore de l’indexation des salaires des travailleurs de l’industrie agroalimentaire. Ces causes bien réelles contribuent bien sûr aussi à l’augmentation des prix de notre viande, notre beurre, nos pâtes,… 

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Les prix des céréales sont-ils toujours aussi élevés ?

Non, ces derniers mois, les prix de gros ont diminué. Aujourd’hui, les prix fluctuent plutôt autour des 290 euros pour une tonne de blé. C’est encore loin d’être un retour à la normale, même si l’on n’est plus dans les prix historiquement élevés du printemps dernier.

Cette décrue s’explique par l’éloignement du spectre d’une pénurie. Notamment parce que la météo a été bonne ces derniers mois. Mais pour que les effets de cette diminution arrivent jusqu’au produit fini, il faudra encore être patient. Car les pâtes que nous achetons aujourd’hui au magasin ont été fabriquées avec de la farine qui a été produite il y a quelques semaines, qui a elle-même été produite avec des blés qui ont été achetés il y a plusieurs semaines ou mois, à un moment où les prix étaient encore très élevés. Donc malheureusement, cette inflation des produits alimentaires que nous connaissons aujourd’hui devrait encore durer plusieurs mois

Sur ce thème, l’intervention de Simon Bourgeois dans Matin Première, le 16/02/2023

Le focus sur l'augmentation des prix au supermarché

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