Sophie Creuz nous présente un livre de 1970, un roman russe écrit par Nicolas Bokov, qui se payait la tête de Lénine à l’occasion du centenaire de sa naissance.
Ces temps-ci, on se cherche des alliés pour faire face à l’horreur de la guerre, et on les trouve aussi du côté des écrivains russes, tant la Russie semble s’être faite une spécialité de la violence depuis Pierre Le Grand. Une violence que soulignait notamment Vassili Grossman dans "Vie et destin", son grand livre, interdit, saisi par le KGB dans les années soixante, et dans lequel il posait la question de la nature totalitaire de son pays.
Il y écrivait que la Russie a bâti "une nation et un État au nom de la force, au mépris de la liberté." Et que "le mal est toujours fait au nom du Bien". Que "là où le Bien se lève, meurent des vieillards et des enfants". Face à cela, depuis toujours, des voix se sont élevées, déjouant la censure, pour en dénoncer la perversion. Des Gogol, des Boulgakov, d’autres encore, comme on l’a vu ces jours-ci, avec une simple feuille de papier blanc, résistent au discours officiel, avec un courage, une ironie et une inventivité extraordinaires. Ce texte-ci, il faut lire dans le même esprit, il a été écrit en 1970 et salue de manière iconoclaste, le centenaire de la naissance de Lénine.
Un livre à lire à la lumière d’aujourd’hui ?
Le culte du chef suprême n’a guère changé, Nicolas Bokov nous le rappelle. Il a dû s’exiler à la suite de ce texte paru sous le manteau, en samizdat, et est décédé à Paris en 2019. L’humour est donc aussi une arme légère, plus légère, et ce court roman de septante pages farfelues nous montre que rien (ou si peu) n’a changé sur la Place Rouge. La mythologie politique, les bobards, la grandiloquence et le rêve de conquérir le monde sont encore d’actualité.
Ce livre n’est pas un chef-d’œuvre de la littérature russe et l’auteur était le premier d’ailleurs à le dire dans une préface très intéressante. C’est une pochade de circonstance, écrite dans la fièvre et l’urgence pour montrer au régime qu’ils n’étaient pas dupes. Publié en russe, clandestinement, puis en français par Maurice Nadeau qui a sorti d’URSS une copie sur microfilm.
A l’époque, Nicolas Bokov eut même les honneurs d’Apostrophes et de Bernard Pivot mais là aussi, il critique l’aveuglement et le romantisme de l’intelligentsia occidentale à l’égard des mythes d’une Révolution communiste fraternelle. Il voit l’indulgence frileuse à la critique, "personne ne voulant avoir à faire avec le colosse nucléaire" comme il l’écrit. Nicolas Bokov, lui, ne faisait aucune illusion et révèle avec humour les trucs d’illusionnistes du mauvais théâtre de la mécanique du pouvoir.
Des péripéties rocambolesques
Et la tête de Lénine, c’est comme la tête de veau, on peut la mettre à toutes les sauces…
Nicolas Bokov imagine qu’un pickpocket décide de voler la tête momifiée de Lénine conservée dans son mausolée. La presse, antisémite comme de bien entendu, proclame que Rockfeller donne des millions pour des têtes momifiées.
S’ensuivent des péripéties rocambolesques et un peu brouillonnes mais aussi des scènes truculentes. Et ce qui nous amuse surtout, c’est l’audace de la farce et son actualité. Car il y est déjà question d’oligarques, de champagne français que les Russes veulent faire leur, d’empoisonnements foireux, de généraux mafieux et de l’avenir radieux remplacé par le passé glorieux.
Mais en revanche, Bokov ne se moque pas de la crédulité des gens, sincères, bernés par les tours de passe-passe de Grand Guignol du Parti. Et l’audace insensée de ce roman pouvait envoyer son auteur au goulag, pour "hooliganisme", encore un terme qui persiste pour désigner les opposants.
En France, Nicolas Bokov s’est converti à un christianisme mystique, à l’amour du prochain, au vagabondage, et il l’a écrit dans un livre préfacé par l’Abbé Pierre. Et lorsqu’il était jeune étudiant en philosophie, il est allé avec deux amis, rencontrer Soljenitsyne, qui leur avait dit ceci :
"Vous ne vous tromperez jamais, si, dans toutes les situations qu’offre la société, vous agissez dans le sens de la justice […] Cela nous donne la possibilité d’agir en permanence, sans baisser les bras, et ne m’objectez pas que " chacun comprend la justice différemment " Non ! Ils peuvent crier, nous prendre à la gorge, nous écorcher la poitrine, la chiquenaude intérieure est aussi infaillible que ce que nous suggère la conscience."
Nicolas Bokov fut aussi le second mari de la compositrice russe d’origine tatar, Sofia Goubaïdoulina, elle aussi muselée par le tristement célèbre Khrennikov, secrétaire général de l’Union des compositeurs, qui n’aimait que sa propre musique alignée sur les canons officiels – esthétiques ceux-là – qui allait sévir pendant 43 ans, pourrissant la vie et l’œuvre de Chostakovitch, Prokoviev, Khatcharourian, Alfred Schnittke et Sofia Goubaïdoulina qui a aujourd’hui 90 ans et vit en Allemagne. Et c’est avec la fille de cette dernière, qui voulait absolument le visiter, que Nicolas Bokov était allé voir le mausolée de Lénine, qui lui a inspiré cette fantaisie hautement irrévérencieuse, et donc indispensable.
"La tête de Lénine" de Nicolas Bokov est paru en poche, chez Libretto.