Jam

Lankum : un groupe folk dingue

Avec son nouvel album, Lankum prédit l'avenir en exhumant les trésors du passé.

© Sorcha Frances Ryder

Par Nicolas Alsteen via

Véritable curiosité des Nuits Botanique 2023, Lankum pioche au tréfonds de traditions pour dégoter des mélodies oubliées. Aux confins du folk, du post-rock, des musiques expérimentales et de gigues sous acides, le nouvel album de la formation irlandaise recycle le passé avec le regard tourné vers l’avenir. Une perspective unique.

De bon matin, dans un troquet bruxellois, impossible de passer à côté de la table occupée par les musiciens de Lankum. Barbe hirsute, racines et troncs d’arbre tatoués sur les bras, piercings dans la joue, le nez ou la lèvre, le chevelu Daragh Lynch (chant, guitare, piano) nous propose une place confortable à ses côtés, juste en face de son ami, le violoniste Cormac Mac Diarmada. Pâle comme un linge, ce dernier compense son déficit en vitamines D par un sourire ultra chaleureux. Venus au pays de la frite pour causer de leur nouvel album, l’excellent "False Lankum", les deux garçons ont laissé l’autre moitié du groupe chez eux, à Dublin. La chanteuse Radie Peat et le multi-instrumentiste Ian Lynch ne sont pas là. Mais ils ont une bonne excuse. "Mon frère, Ian, est titulaire d'une maîtrise en folklore irlandais", avance Daragh. "En ce moment, il donne un cours sur les chansons traditionnelles à l'UCD (University College Dublin). Radie, elle, est maman depuis quelques semaines." Une naissance qui survient à quelques jours du début d’une solide tournée internationale… "Bizarrement, la crise sanitaire nous a préparés à cette situation. Durant le confinement, nous avons revu notre organisation pour gérer au mieux les périodes de répétition et d’enregistrement. Grâce à cette méthodologie, nous pouvons facilement nous adapter aux réalités de la parentalité. C’est un truc important pour nous. Parce que ce n'est pas uniquement l'affaire de Radie. Son bébé fait aussi partie de la réalité de Lankum."

Loading...

Lynchage et confusions

Signé sur le label Rough Trade, port d’attache des meilleures productions d’Arcade Fire, des Strokes, de Sufjan Stevens ou de Warpaint, l’équipage affrété par Lankum existe depuis 2012. Bien avant d’accoster le continent européen, le groupe voguait cependant sous un autre pavillon. "Au départ, c’était juste mon frère et moi. Notre projet s’appelait The Lynched, en référence à notre nom de famille", retrace Daragh Lynch. À l’époque, les frangins forment un duo folk-punk, habité par l’amour du psychédélisme et la passion des musiques traditionnelles. En embarquant Radie Peat et Cormac Mac Diarmada et, surtout, en signant chez Rough Trade, le groupe s’attire de la visibilité… et quelques soucis. "Nous avons commencé à recevoir des messages via les réseaux sociaux. Des gens, aux États-Unis, nous expliquaient que notre nom avait une connotation raciste, qu'il faisait référence au Ku Klux Klan et aux lynchages des populations afro-américaines. C’était d’autant plus dur à vivre que nous avions déjà tourné aux USA par le passé, mais toujours dans des milieux punk et bienveillants où, naturellement, tout le monde rejette le racisme. Jusqu’alors, je n'avais jamais réalisé que notre nom de famille pouvait être offensant…" Touchée par le malentendu, la bande de Dublin opte finalement pour l’apaisement et le respect des sensibilités. Ainsi, en 2017, le groupe se renomme Lankum.

Loading...

Saveurs et traditions

Le collectif de Dublin dégote son nom de scène dans l’histoire de son pays, à l’arrière d’une roulotte occupée par un certain John Reilly. Disparu en 1969, celui-ci était un "Traveller", un sobriquet autrefois donné à une catégorie nomade de la population irlandaise. "Avant de mourir, à 43 ans, il avait été enregistré par des musicologues. Car il maîtrisait le répertoire des musiques traditionnelles. Lankum vient de l’une de ses chansons, "False Lankum". Il s’agit d’un poème chanté qui relate l'assassinat d'une femme et de son enfant... Nous avons retenu cette version, mais il en existe des centaines d’autres. Car un chant traditionnel découle toujours d’une longue tradition orale. D’ailleurs, les mots utilisés par John Reilly sont quasi incompréhensibles : ils reposent sur un dérivé du "shelta", une langue gaélique propre aux Travellers. C’est ce qui nous intrigue dans les musiques traditionnelles : elles ont des origines lointaines, parfois plus ou moins établies, mais elles traversent les générations en s'enrichissant, à chaque fois, de nouvelles significations."

Loading...

À l’amour à la mort

L’approche de Lankum s’apparente au business plan de véritables diggers. "Si nos morceaux amènent certaines personnes à remonter le cours du temps pour en apprendre davantage sur l'histoire d'une chanson, c'est une bonne chose", confie Daragh Lynch. "Bien souvent, nous découvrons l'existence de ces hymnes traditionnels grâce à d'autres musiciens qui, eux-mêmes, en délivraient une version personnalisée." C’est ainsi que la chanteuse Radie Peat découvre, un peu par hasard, le standard "Go Dig My Grave" via une version une version folk délivrée en 1963 par Jean Ritchie et Doc Watson. Propulsée par un banjo et une mélodie montée sur ressorts, cette interprétation met du baume au cœur et de la joie dans les chaumières. Sous l’air festif se joue pourtant une tragédie... "C’est l’histoire d’une fille qui, par amour, met fin à ses jours. C’est très "shakespearien". Quand nous reprenons un morceau comme celui-là, nous essayons toujours de traduire les sentiments sans passer par les mots. Parce que, bon.. Mourir par amour, c’est pour le moins indescriptible. Mais grâce à la puissance instrumentale, nous sommes en mesure de faire passer quelques frissons."

Loading...

Moyen Âge d’or

À première vue, les musiques traditionnelles constituent le principal fonds de commerce de Lankum. "Mais se limiter à cet aspect, c'est peut-être passer à côté de l'essentiel", soutient Mac Diarmada. "Le plus important, pour nous, c'est la dimension sonore, l'expérimentation, les variations harmoniques et les progressions instrumentales." À mi-chemin entre les rituels krautrock d’un groupe comme France, les drones de Sunn O))) et les cérémonies post-rock servies par Godspeed You! Black Emperor, les Irlandais s’essaient à toutes sortes d’expériences en jonglant, tels des troubadours, avec des instruments directement importés du Moyen Âge. Vielle à roue, tympanon, viole de gambe, banjo à archet et autres accessoires chinés dans les couloirs du temps offrent ainsi du relief aux morceaux de Lankum qui, ici et là, rappellent aussi le savoir-faire mélodique d’artistes comme King Kreosote ("Lord Abore and Mary Flynn") ou les Fleet Foxes ("Clear Away In The Morning"). Cette débauche de créativité marque, à coup sûr, l’un des gros plus coups de l’année. "False Lankum" est appelé à traverser les âges.

Loading...

La mer à voir

Pour la première fois, Lankum laisse entrevoir ses visages sur la pochette d’un album "Nous avons envisagé cette possibilité après avoir collaboré avec Steve Gullick", explique Daragh Lynch. "On lui doit des portraits inoubliables de Kurt Cobain, de Mark E. Smith (The Fall), d’Elliott Smith, de Daniel Avery, Björk ou Helena Hauff. À partir du moment où nous étions en possession de ses clichés, c’était dommage de ne pas les utiliser." L’autre partie du visuel proposé par Lankum renvoie à une illustration de Gustave Doré. "Une fois l’album enregistré, nous avons réalisé que le thème de la mer revenait souvent dans nos chansons. C’est pour cette raison que nous avons repris une image de Doré. Car plusieurs de ses gravures illustrent des scènes avec des bateaux, de l'eau et des personnages en train de se noyer. Puis, notre musique se joue toujours à la lisière de l'ombre et de la lumière. Le travail de Gustave Doré repose également sur cette dualité." Engagé sur les flots d’une actualité débordante, à contre-courant des tendances musicales, Lankum accoste en Belgique, le temps d’un concert aux Nuits Botanique. Si la prestation est à la hauteur de leur nouvel album, le rendez-vous s’annonce inoubliable.

Inscrivez-vous à la newsletter Jam

Recevez chaque semaine toutes les actualités musicales proposées par Jam., la radio "faite par des êtres humains pour des êtres humains"

Sur le même sujet

Articles recommandés pour vous