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L’arrivée des talibans en Afghanistan risque de se retourner contre le Pakistan

Le Premier ministre pakistanais Imran Khan

© AFP or licensors

Propulsé au premier plan sur la scène internationale suite à l’arrivée des talibans à Kaboul, le Pakistan garde un rôle crucial, même après le départ des Américains d’Afghanistan. Islamabad a en effet été non seulement le refuge des leaders talibans afghans pendant ces vingt dernières années, mais aussi le centre névralgique des évacuations de ces dernières semaines. Aujourd’hui, le pays a des raisons de craindre l’arrivée des talibans.

Pour bien comprendre, il faut avoir en tête la position géographique assez stratégique du Pakistan. Elle rend Islamabad un interlocuteur incontournable à la fois pour ses voisins et pour les puissances occidentales. "D’un point de vue logistique, c’est par le Pakistan qu’est passée l’armée occidentale pour rentrer en Afghanistan. Même dynamique pour les évacuations : là où les avions n’avaient pas de marge de manœuvre, il a fallu se tourner vers Islamabad", détaille Nicolas Gosset, chercheur au Centre d’études de sécurité et de défense ainsi qu’attaché de recherche au Centre d’études de la coopération internationale et du développement (CECID) de l’ULB.

© Quentin Vanhoof – RTBF

Le Pakistan aux côtés de l’Afghanistan par crainte de l’Inde

Mais ce qui complique les enjeux politiques dans la région, c’est que le Pakistan a toujours adopté une politique ambivalente. A la mi-août, lorsque les talibans ont repris l’Afghanistan, le Premier ministre pakistanais Imran Kahn s’est réjoui de ce changement de cap. Il a affirmé que les talibans avaient "brisé les chaînes de l’esclavage". Pour lui, c’est la fin d’un gouvernement contrôlé par des autorités considérées comme non représentatives.


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En réalité, "le Pakistan se réjouit parce que ses relations avec l’Afghanistan n’ont jamais été aussi mauvaises que sous le gouvernement d’Ashraf Ghani (le président afghan qui s’est enfui à la mi-août, ndlr)", analyse Nicolas Gosset.

Si le Pakistan se réjouit de pouvoir renouer avec son voisin afghan, c’est pour des raisons purement stratégiques : "Au fond, la plus grande crainte du Pakistan est une invasion indienne. Renouer avec l’Afghanistan, cela veut dire pouvoir compter sur un repli en cas de problème. Et l’arrivée des talibans est en ce sens positive pour le Pakistan, puisque le gouvernement d’Ashraf Ghani était très proche de l’Inde", éclaire encore l’expert.

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La victoire talibane risque d’encourager les talibans pakistanais

Par ailleurs, c’est le Pakistan qui a fortement soutenu les djihadistes pendant les années 1980 et 1990. Après le 11 septembre, la politique d’Islamabad a été, encore une fois, ambiguë : d’une part, le gouvernement officiel subissait les pressions occidentales pour lutter contre le terrorisme. D’un autre côté, les services secrets et l’armée "forment un véritable état parallèle et n’ont pas arrêté de soutenir les talibans afghans. C’est d'ailleurs au Pakistan que ceux-ci ont trouvé un refuge après le début de la guerre en 2001".


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Pendant ces vingt ans, la présence des talibans afghans a favorisé le développement du groupe jihadiste Tehreek-e-Taliban Pakistan (TTP), c’est-à-dire le Mouvement des talibans du Pakistan. Bien que différents, les deux groupes gardent des liens.

Entre-temps, certains éléments du TPP, plus radicaux, se détachent du mouvement pour intégrer l’Etat islamique au Khorasan (EI-K), à l’origine de l’attentat à Kaboul du 26 août.

"Ensuite, à partir de 2006-2007, le Pakistan change sa position : ils s’aperçoivent que les talibans pakistanais veulent changer la nature de l’Etat pakistanais", explique Nicolas Gosset. Un membre du cabinet du Premier ministre pakistanais, sous couvert d’anonymat, aurait même admis au Financial Times l’existence de ce risque, rapportent nos confrères de France 24.

Aujourd’hui, alors, le Pakistan a bel et bien besoin de l’Afghanistan comme appui stratégique vis-à-vis de l’Inde, mais doit désormais se confronter à son propre mouvement taliban. "Le risque évidemment est que la victoire talibane en Afghanistan galvanise les talibans pakistanais et plus particulièrement les radicaux qui ont rejoint l’EI-K", détaille l’expert.

Faut-il pour autant s’attendre à un coup d’Etat ? Probablement non. "En revanche, explique Nicolas Gosset, il est possible que le Pakistan pactise avec les talibans afghans sur base de cet ennemi commun, l’EI-K. L’enjeu de la stabilisation et de la lutte à l’EI-K est crucial pour Islamabad."

La migration, enjeux de taille pour un pays déjà en difficulté

Malgré les félicitations aux voisins talibans, les Pakistanais ont également une autre raison de craindre les conséquences de leur arrivée au pouvoir : nous le savons, les évacuations d’Afghanistan ont été intenses ces dernières semaines.

Les Etats-Unis, entre le 18 et le 31 août, ont à eux seuls évacué 123 mille civils. Et pourtant, le Pentagone a regretté ne pas avoir réussi à évacuer autant de personnes que voulu. L’opération belge Red Kite, elle, a permis d’exfiltrer environ 1400 personnes.

Et les flux migratoires ne sont pas près de s’arrêter. On le sait : l’Europe craint une vague migratoire ingérable comme celle de 2015. Comme Le Soir le soulignait dans ses colonnes ce matin, les ministres de l’Intérieur de l’UE ont adopté une déclaration conjointe. Le principe : aider les pays de la région à gérer la crise migratoire qui se profile après l’arrivée talibane. Les Etats membres se reverront d’ailleurs en septembre pour discuter des "priorités" et des "solutions" sur le sujet.


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Et pour cause. A ce stade, l’UNHCR, l’Agence des Nations Unies pour les migrations, estime que près de 2 millions d’Afghans se sont réfugiés en Iran (environ 400 mille personnes) et au Pakistan (environ 1.400.000 personnes).

"Le HCR se prépare à ce qu’un demi-million de personnes, voire plus, fuient l’Afghanistan au cours des prochains mois, dont une majorité vers le Pakistan. Actuellement, environ 20.000 personnes traversent cette frontière quotidiennement, soit le triple des 6000 que l'on voit habituellement", rapportait RFI ce mardi soir.

Une vague migratoire vers le Pakistan n’aurait donc rien de nouveau dans l’histoire de la région : "Déjà lors de la guerre contre l’URSS, les réfugiés afghans se rendaient davantage au Pakistan qu’en Iran. C’est notamment le cas pour l’ethnie Pashtun, très présente à la frontière", poursuit Nicolas Gosset.


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L’enjeu est de taille, puisqu’en plus de l’ascension talibane, le sud de l’Afghanistan et le Pakistan font face à une sécheresse peu médiatisée mais meurtrière, grave pour des régions qui vivent d’agriculture. "On estime actuellement que 40% de la population afghane vit dans une condition d’insuffisance alimentaire" détaille l’expert. Si la sécheresse favorise la migration, le Pakistan traverse déjà une situation économique compliquée.

Entre-temps, les Pakistanais seraient en train de terminer l’installation de barbelés à la frontière avec l’Afghanistan. Mais ce projet n’aurait pas grand-chose à voir avec la migration : l’installation avait débuté en 2017, pendant la présidence afghane de Ghani. "Le Pakistan à l’époque estimait devoir protéger sa frontière des combattants irréguliers et du passage des troupes afghanes, ce qui montre une fois de plus la difficile cohabitation avec l’ancien pouvoir afghan", poursuit l'expert.

Dans un scénario aussi compliqué, tant l’Afghanistan que l’Irak semblent être mal pris par rapport à la vague migratoire qui suivra. "Il est alors probable qu’ils travailleront avec les talibans pour stabiliser le pays. La plus grande crainte de ces deux pays est de voir l’instabilité s’accroître dans la région", conclut Nicolas Gosset.

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