Laurence Vielle met en avant les mots d'une jeune poétesse marocaine, Rim Battal.
Ballade n°3 - Extrait
(dans Vingt poèmes et des poussières / Mine de rien / Castor Astral 2022)
Je marchais au bord de la Seine
Je me baladais même,
il paraît que c’est cela se balader
quand on a les mains dans les poches
quand on n’a ni chemin, ni but, ni attentes,
Des corps s’entassent sur tes rives
et dorent sous ton soleil gris
Seine chérie, nous avons tellement de choses à nous dire…
Il était dix-neuf heures
et nous nous embrassâmes dans le local à vélo
J’étais triste, j’ai même pleuré un peu
j’ai même eu du mal à respirer
j’ai cru que j’allais mourir
la boule dans mon ventre
j’ai cru que j’allais exploser
il y avait une valise abandonnée sur les quais
j’ai prié très fort pour que ce soit une bombe
que tout saute et moi avec, surtout moi
j’ai perdu pied, je marche comme une somnambule
J’ai mis mon amant dans un train
cet après-midi
ou hier,
je ne sais plus
ses vêtements et mon coeur
dans un sac poubelle
destination Berlin.
J’ai porté son sac sur mon épaule
il était lourd et j’ai pensé à Sisyphe
parce que j’allais aussi retourner chez moi
avec ce poids sur l’épaule
je le porte encore et je regarde ces corps
si légers, dorer au soleil, échoués sur les quais
comme des feuilles d’automne
et je m’effondre
Je bois des bières au Rivolux,
Je sais que tu es parti, que tu es
plus raisonnable que je ne le suis.
Et je suis plus animale que je ne le croyais.
J’ai trouvé cinquante centimes sous mon lit
que tu as fait tomber la dernière nuit,
j’ai acheté une demi-baguette au Petit Versailles
et je me suis dit : Mange, mange ! Ceci est son corps !
Je fume et je cendre par terre :
plus rien n’est important désormais,
il n’y a plus que toi. J’essaie de ne pas penser,
alors j’écris sans penser, je crie…
" Qu’est-ce que tu fais ? Je crie ! ", il répétait en riant
j’aime le voir rire.
C’était bien ces derniers jours.
Je crois n’avoir jamais aimé comme ça
je l’ai déjà dit mais cette fois-ci c’est différent.
Même mon manteau est différent
Il est plus noir que d’habitude
Sans doute parce que tu l’as touché si souvent
Pendant quatre mois j’étais en lévitation
Le métro n’a jamais été aussi rapide
nous arrivâmes trop vite à la gare
cette sinistre G are de l’Est qui le vole à moi
Princesse de la Cité des arts, il m’appelait.
Les bras me tombent quand j’essaie de laver
ce plat dans lequel tu as mangé ton dernier repas
Tes cheveux dégueulasses, que j’aimais les caresser !
Tu faisais : ui, ui, ui quand
je mettais la main dedans, tu ronronnais.
J’ai mis toute une époque de ma vie dans ce train
destination Berlin
C’était grandiose.
Dans ce restaurant où nous avons bu ce verre Hier
Ou avant-hier, je ne sais plus
Il y avait cette pancarte à la sortie qui disait
Ne pleurez pas, vous reviendrez
C’est sans doute pour cela que tu n’as pas pleuré
Oui, c’est cela. Tu n’as pas pleuré.
Tu m’as dit : bientôt tu recevras un mail de quelqu’un
qui t’écrira.
J’ai ri. Mais je savais que ça n’arriverait pas.
J’ai même désactivé mon Facebook aujourd’hui
pour arrêter de ne plus avoir de tes nouvelles.
Tu es le disparu.
J’aurai de toi toujours l’image
de l’homme dans ce train à toute allure
J’ai mis du rouge à lèvres très rouge pour avoir
de la couleur su mon visage
Je voudrais m’accrocher aux branchages
de tes bras de feuilles et de plumes
Je voudrais fuir toute conversation,
Laissez-moi à ma guise guetter
les ombres, fixer fenêtres et portes
prêter l’oreille au moindre frôlement de tissu
Ah ! il revient ! Mais non, idiote.
J’écoute ma voisine pianiste jouer ce morceau
qui nous réveillait tous les matins
et vibrait notre café d’après l’amour
" Chopinballades " elle a dit avec son accent nippon
Tu pensais que c’était Schubert. J’ai ri.
Quand tout s’effondre, il reste toujours la musique
elle la joue encore aujourd’hui.
Chopin, Ballade numéro trois.
Rim Battal est née à Casablanca, au Maroc, en 1987 et vit à Paris depuis 2013. Ses livres ont paru chez Lanskine, Supernova et au Castor Astral.
Poète, plasticienne et activiste, elle crée la Biennale intime de poésie en 2018 et pratique la lecture performée de ses textes au Bordel de la poésie de Paris qu’elle codirige depuis 2019, " un événement festif, un cabaret, une manière de faux bordel mais avec de vraies alcôves. Le service échangé, contre menue-monnaie, est d’ordre poétique et non pas sexuel. "