Vous les avez déjà probablement croisés en rue : la Croix-Rouge gère plusieurs "magasins de fringues" en seconde main (pratiquement une centaine sur tout le Royaume). Non pas qu’elle entend concurrencer les grandes enseignes de la mode ; ces "vestiboutiques" (comme on les appelle) répondent plutôt à une finalité sociale : faire appel aux dons (de qualité), les collecter et les proposer à prix modiques à des publics bien ciblés. Qui ? Celles et ceux dans le besoin, ou qui volontairement choisissent le "réemploi". Ce que vous ne savez peut-être pas, c’est que du produit de cette activité dépend beaucoup le financement des autres… parfois autrement plus cruciales et criantes. On en parle avec Elis Barbieri, président de la Croix-Rouge de Namur.
Elis Barbieri, le succès du seconde main en ligne a-t-il un impact sur vos activités ?
Il a un impact, c’est certain. C’est un constat qui englobe plusieurs phénomènes – notamment au travers des différentes crises vécues sur les trois dernières années – ; à savoir, premièrement, le déstockage des personnes par solidarité pour les crises, les inondations, les Ukrainiens en exil… Il y a eu beaucoup de dons qui se sont faits pour ces causes-là et qui, de facto, n’arrivent plus jusqu’à nous. On est donc ici dans de l’aide sociale ou dans de l’aide aux concitoyens. Mais il y a aussi le phénomène de vente en ligne qui, lui, augmente au fur et à mesure et s’installe "durablement". Ce dernier a aussi une conséquence immédiate sur nos activités puisqu’il soustrait toutes les belles pièces de vêtements, qui nous seraient pourtant très utiles. Les "belles pièces", j’entends par là : les pièces qui nous rapporteraient le plus de bénéfices.
Vous pouvez chiffrer ce manque à gagner ; comment est-ce que vous le constatez dans vos magasins solidaires ?
On le constate au niveau du tri. Plus précisément, au niveau de la qualité moyenne des vêtements que l’on reçoit : ils sont maintenant "écrémés" des belles pièces. Ce qui arrive chez nous est de bien plus mauvaise qualité qu’avant.
Finalement, ce que vous recevez encore, ce sont ce qu’on appelle des "dons – poubelle" ?
Ce sont des dons écrémés, on ne peut pas forcément dire "poubelle". Il arrive parfois que c’est directement pour la poubelle, c’est vrai. Je trouve ça d’ailleurs très indélicat de la part des donateurs. Dans une économie comme la nôtre, où les gens sont quand même en difficulté, c’est compréhensible qu’ils valorisent leurs possessions, et notamment leurs plus beaux vêtements. S’ils ont la possibilité de les valoriser, pourquoi le donneraient-ils ? Humainement, c’est compréhensible. Je pense spécialement aux personnes ayant des revenus plus modestes. Tout cela a un impact très indirect et involontaire sur notre activité.
Il y a aussi un autre phénomène qui a un impact très important pour nous : c’est ce qu’on appelle le "fast fashion" (la mode à bas prix, de faible qualité et qui dure très peu dans le temps). Là aussi, ça a un effet sur la qualité moyenne de nos vêtements puisque les vêtements qu’on achète neufs à l’origine se dégradent très vite. Au bout d’un an, quand on nous les donne, ils ne sont déjà quasiment plus mettables. Résultat : c’est invendable.
Les bénéfices que vous retirez de ces "vestiboutiques", cela représente quoi pour la Croix-Rouge ?
Ce n’est pas le seul élément qui finance nos activités, mais c’est un élément important dans l’activité de notre entité namuroise. On a deux boutiques à Namur et les bénéfices de ces deux magasins de seconde main, ça représente 25% de notre financement.
Ça finance quoi, par exemple ?
Ça finance notamment notre accueil pour les sans-abri, à Jambes. Ça finance aussi la part de dons de colis alimentaires ou vestimentaires qu’on fait par exemple aux allocataires sociaux du CPAS. On a une convention avec le CPAS de Namur qui nous envoie ses bénéficiaires pour obtenir des dons de vêtements. Là aussi, la qualité n’y étant plus au départ, on a de plus en plus de difficultés à fournir des colis gratuits de vêtements pour le compte du CPAS à leurs bénéficiaires.
On a de plus en plus de difficultés à trouver des bons vêtements, à tel point qu’on est, nous, obligés d’aller acheter des lots de vêtements au lieu de les recevoir (comme ça a toujours existé). On est maintenant obligés d’aller acheter des lots de vêtements chez les professionnels de la récupération.
Ces plateformes de seconde main en ligne représentent-elles une forme de "concurrence déloyale", selon vous ?
C’est une évolution du système. Ces plateformes de vente en ligne existent et elles ont un impact direct ou indirect sur certains opérateurs, dont nous. On ne peut évidemment pas le reprocher aux personnes qui le font, parce qu’elles le font soit parce qu’elles aiment ça, parce que c’est ludique, soit parce qu’économiquement, elles ont besoin de le faire. Mais c’est juste une tendance à laquelle on doit s’adapter. Et comme c’est une tendance lourde, ce phénomène-là va s’amplifier dans les années qui viennent.