Les Grenades

Le documentaire Mémoire de nos mères : "Un chant choral avec les récits de toutes ces femmes"

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Inspiré de l’œuvre de Marianne Sluszny, le film ‘Mémoire de nos mères’ revient, pile un siècle après, sur l’émancipation des femmes belges au tournant de la Grande Guerre.

"Les femmes sont les oubliées de la grande histoire". C’est par ces mots que commence ‘Mémoire de nos mères’. Réalisé par Tristan Bourlard, ce documentaire nous plonge dans la Belgique du siècle passé, pour retracer le parcours et les moments marquants de l’histoire des femmes du pays, trop souvent tombés dans l’oubli.

Il est inspiré de l’ouvrage de Marianne Sluszny ‘Belgiques : Chemins de femmes’ (Ker Éditions), un recueil qui retrace plusieurs récits singuliers de femmes au tournant de la Grande Guerre. Avec empathie, rigueur et originalité, ‘Mémoires de nos mères’ donne corps et voix à ces vies du passé. On y croise les destins de travailleuses modestes, de modistes, de mineures ou d’infirmières de guerre, de citoyennes lambda ou de femmes reconnues à leur époque (comme la féministe Lucie Dejardin ou la sénatrice Marie Janson Spaak).

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Certaines sont réelles, d’autres inventées mais auraient tout autant pu exister. Les vies d’Antoinette, de Marguerite, de Greta ou de Lucie se redéploient ainsi sous nos yeux, narrées en voix off par des femmes belges d’aujourd’hui – comme les comédiennes Anne Coesens, Marie Paule Kumps, Daniela Bisconti ou encore l’artiste Sylvie Coulon.

Convoquant plusieurs médiums, entre images d’archives, animation et témoignages face caméra de leurs descendantes, le film déploie ainsi plusieurs récits qui s’entrecroisent, et retrace la vie privée, publique et politique des femmes de Belgique, et des évolutions significatives de leurs droits civiques au sortir de la Grande Guerre : voter, s’éduquer, s’émanciper. Une prise de recul de 100 ans, qui inspire, émeut ou questionne.

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Romancière, professeure de philosophie et productrice à la RTBF pendant plus de 30 ans, Marianne Sluszny a contribué à la création d’un grand nombre de documentaires historiques, et particulièrement sur la Première Guerre Mondiale.

Elle a signé cinq œuvres littéraires, dont ‘Un bouquet de coquelicots’ et ‘Belgiques : Chemins de femmes’ centrés autour de la Grande Guerre et des destins qui y sont liés. Ce dernier ouvrage ayant inspiré ‘Mémoire de nos mères’, Les Grenades ont saisi l’occasion de la rencontrer.

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Comment est né ‘Mémoire de nos mères’ et comment se lie-t-il à votre livre ‘Belgiques : Chemins de femmes’ ?

Marianne Sluszny : C’est une création lente. À l’occasion de la commémoration du centenaire de la Guerre 14-18 en 2014, j’ai produit trois documentaires télé sur l’histoire de la Belgique. Une plongée de trois ans dans les archives de l’époque, qui m’a inspiré ensuite ‘Un bouquet de coquelicots’, un recueil de nouvelles retraçant des parcours anonymes de personnes traversées par le conflit : un soldat flamand, une infirmière… Quelques années plus tard, à l’approche de la fin de ma carrière, le service documentaire de la RTBF m’a demandé s’il y avait un sujet que je voulais traiter – quel privilège (rires) ! Alors j’ai choisi de parler de l’après-guerre, et des événements qui ont suivi la fin de la Première Guerre Mondiale. Le choix les a enthousiasmées ; très vite, la productrice Martine Barbé d’Image Création s’est embarquée sur le projet, et le choix s’est porté sur Tristan Bourlard pour le réaliser. A partir de là, on a travaillé ensemble, et le livre ‘Chemins de femmes’ a été écrit en parallèle à la création du documentaire, que j’ai d’ailleurs co-scénarisé. J’ai été partie prenante du film dès le début.

Entre archives et récits, le film est une plongée riche et inspirante dans le passé des droits des femmes en Belgique. Comment avez-vous lié toute cette documentation ?

Le film, comme le livre, permettent de réunir deux choses : la fiction et la réalité. ‘Chemins de femmes’ est un recueil de nouvelles fictionnalisées : ce sont des histoires inventées, mais qui auraient pu exister, car inspirées de faits avérés. Quand vous écrivez ce genre de fiction, le fond historique doit être irréprochable. Vous ne pouvez pas imaginer des croisements de personnalités qui ne se seraient jamais croisées, des discours du Roi inventés… Il faut être rigoureux historiquement.

Prenez l’histoire de Lucie Dujardin, élue au suffrage universel masculin en 1929 et première femme à entrer au Parlement belge dans un arrondissement wallon. Elle n’a jamais eu d’enfants, et à partir ça, on a inventé qu’elle avait décidé de ne pas en avoir, après avoir vu sa mère mineure accoucher dans des conditions déplorables… mais je ne sais pas si c’est la vraie raison !

Pour le documentaire, Tristan a eu recours à une grammaire particulière que je trouve fort intéressante. Il articule grosso modo trois niveaux : les témoignages, les archives, et l’animation. Il y a des récits de femmes qui sont imaginaires, tirés du recueil, des figures historiques, mais il y a aussi des vraies histoires de femmes, racontées par leurs filles et petite-fille. Le résultat est une sorte de chant choral avec les récits de toutes ces femmes… les registres s’interpénètrent, c’est bien réussi.

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L’occasion de découvrir ou redécouvrir aussi des noms qui ont marqué l’histoire de la Belgique, comme Marie Janson Spaak, Lucie Dujardin, ou Gabrielle Petit…

Oui, ou Marie Popelin, diplômée en droit et qui est décédée en 1913 sans avoir pu exercer son métier : le film rappelle que c’est seulement en 1922 que les avocates ont obtenu le droit d’exercer ! Mais il y a aussi beaucoup de femmes qui se sont battues anonymement. On n’a pas eu de "munitionnettes" (femme travaillant dans une usine d’armement en temps de guerre, NDLR) en Belgique comme dans d’autres pays, car elles avaient peu accès à l’industrie, elles occupaient des rôles bas, de sous-prolétariat. Mais même si la Belgique n’était pas un pays de "suffragettes", les revendications de la majorité des femmes belges et des ligues féministes de l’époque étaient le droit au travail, l’égalité de traitement, l’éducation pour les filles, et le droit d’exercer leur métier.

 

Ce n’était pas pareil pour toutes les femmes, et on a voulu le montrer aussi

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Ou le aussi le droit à s’habiller comme elles l’entendent, et revendiquer une certaine insouciance… Mais comme vous dites dans le dossier de presse du film, "la légèreté de l’être n’est pas pour toutes les femmes. C’est un privilège de classe…"

Oui, il y a eu des progrès sociaux, et des établissements comme les ‘maisons Gabrielle Petit’où les femmes se réunissaient pour discuter entre elles des acquis… Mais ça concerne certains milieux. C’était la Belle Époque, avec ses jazz clubs, ses crinolines et ses maillots de bain… Mais à côté de ça, dans les sardineries d’Ostende, c’était en majorité des femmes qui grattaient les sardines avec les ongles, dans des conditions de travail effroyables. Ce n’était pas pareil pour toutes les femmes – et on a voulu le montrer dans le film aussi. Par exemple, en 1919 se crée l’ONE (Office de la naissance et de l’enfance, NDLR), ce qui aide les femmes… mais il n’y a pas de création de crèches, par exemple. Ça aide un pan de la société, mais pas toute, même si au final quand même il y a eu des avancées par sur les luttes sociales. Aux Jeux Olympiques d’après-guerre, en 1920, la proportion de femmes n’était pas énorme, mais elles sont plus visibles. Vingt ans plus tôt, elles n’étaient même pas admises. En parallèle les femmes commencent à faire du sport, porter des tenues vestimentaires adaptées confortables, la mode change et évolue…

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Le film raconte aussi l’accès au droit de vote des femmes en Belgique, ouvert d’abord uniquement aux élections communales : en 1921, il y a pile un siècle…

Les catholiques étaient favorables à étendre le droit de vote aux femmes, mais en fait pour des raisons réactionnaires : car "elles votent comme le curé". Les libéraux (socialistes) de leur côté n’étaient pas chauds… Finalement la pression des revendications a mené à une sorte de compromis dans la loi : le suffrage est masculin (jusqu’en 1948, NDLR), mais les femmes sont éligibles à tous les niveaux de pouvoir. En 1920 elles obtiennent le droit – et même l’obligation – de voter aux communales (sauf les prostituées et les femmes adultères, NDLR). Elles peuvent donc devenir échevines. Il y en eut 190 au total cette année-là : ce n’est pas un grand chiffre proportionnellement aux hommes, mais c’était la première fois…

Pour finir, quelle mémoire gardez-vous de votre mère à vous, vous a-t-elle inspirée ?

Ma mère était juive, d’un père religieux orthodoxe strict, et elle le détestait. Elle était douée pour le dessin, elle voulait faire les Beaux-Arts : son père disait qu’elle n’avait pas le droit. "Ce n’est pas une question d’argent, mais une question de principes", disait-il. Pour lui, tout ça c’était secondaire, ma mère devait en priorité apprendre les tâches ménagères, etc. Mais ma grand-mère, sa femme, a fait quelque chose qui était rare pour l’époque, mais autorisé dans la culture juive : elle a divorcé ! Un jour, elle a dit "il m’emmerde celui-là", elle a pris son gosse sous le bras, et est partie. Voilà comment ma mère est devenue dessinatrice ensuite… (rire).

Mémoire de nos mères’ de Tristan Bourlard d’après l’œuvre de Marianne Sluszny. Avant-première le 5 mai à 19h30 au Cinéma Vendôme et diffusion dans ‘Retour aux sources’ le 7 mai à 21h sur la Trois – RTBF.

Mémoire de nos mères : un long combat féministe pour l’égalité en droit.

Si vous souhaitez contacter l’équipe des Grenades, vous pouvez envoyer un mail à lesgrenades@rtbf.be

Les Grenades-RTBF est un projet soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui propose des contenus d’actualité sous un prisme genre et féministe. Le projet a pour ambition de donner plus de voix aux femmes, sous-représentées dans les médias.

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