Ce n’est un secret pour personne : sous nos latitudes, le fade jouit d’une bien mauvaise presse. L’insipide, le sans-goût… Rien à faire, à son contact, le réflexe habituel : la salière ! Mais saviez-vous, qu’en la matière, il n’est pas perçu de la même manière dans le monde ? Au Japon, on l’érige même comme un pilier de la cuisine. Explication avec l’autrice de l’opus "Fade" Ryoko Sekiguchi au micro de "Bientôt à Table !"
Dans cet essai philosophico-culinaire publié aux Editions Les Ateliers D’argol, l’autrice tente de cerner les contours de cette notion difficilement définissable. "Si on questionne sur le sujet, vu d’ici : le fade signifie l’absence ou quasi-absence de goût ! Plongez-vous aussi dans un dictionnaire vous y verrez mention de ce qui est "sans éclat, sans caractère, sans intérêt particulier." Rien de très engageant à première vue donc. "Nos palais occidentaux le rejettent comme synonymes d’ennui, de non-goût et par là même de non-vie."
Parler du fade comme du goût de la tristesse, de l’absence de vie
"Le comble du fade, alors, c’est le plateau d’hôpital. Non seulement vous vous retrouvez avec d’autres patients, mais votre corps, vous-même, êtes moins dans la vie. Patate, blanc de poulet... on imagine les repas d’hôpitaux." Quelque chose qui s’oppose à la vie, qui l’arrache. La vie est absente du mot fade. "Autre exemple criant : les courgettes. Cueillies trop tardivement, vendues en grande distribution, souvent gorgée d’eau et donc insipides." Les exemples sont légion.
Et si nous changions notre manière de goûter ? De percevoir le goût ou l’absence du goût ? Comme le yin et le yang, tenez-le vous pour dit, le fade à toute sa légitimité dans nos routines alimentaires ouvrant même un nouveau champ des possibles dans nos cuisines.
Vu d’ici, une vision trop restrictive
Le terme demeure donc très péjoratif de notre point de vue occidental, mais il n’en va pas de même de l’autre cote du globe chez les Japonais "dont les perceptions et les considérations y sont très différentes… On touche là aux acquis personnels et même culturels !" L’autrice expliquant cette méconnaissance et ce rejet culturel à un manque de clés pour apprécier la cuisine de l’Autre, à une forme de méconnaissance.
Posons les bases de la compréhension : "Nous devons en effet dissocier deux notions pour nous entendre : il existe deux fades : le bon et le mauvais fade. Le mauvais étant incarné par cette nourriture industrielle, cueillie avant maturité, mal conservée, et produite sans réelle intention de produire du goût."
Le fade vu du Japon : des produits d’excellence entre textures et parfums
Patrie de la sobriété en cuisine, on y a érigé le fade comme valeur suprême. "Nous parlons ici du bon fade. Celui du tofu soyeux, ou d’un riz blanc à la cuisson parfaite…" Vu du Japon, la fadeur n’y est pas ressentie de la même manière. "Au Pays du Soleil Levant, la cuisine demeure constituée de deux piliers : l’eau et le riz. Le fade étant très proche du goût de l’eau pure, il y est donc considéré comme une qualité." On dit même que le saké de bonne qualité s’apparente à l’eau et il se boit comme de l’eau pure. "Le saké populaire a plus de goût, plus d’ampleur, de rondeur mais la saveur des grands sakés s’apparente à celle de l’eau. C’est toujours associé pour nous à l’image de pureté. Ils ont un goût très fort, intense !"
L’absence de goût peut aussi être perçue comme un murmure réconfortant, une toile de fond gustative qui permettrait de souligner une texture subtile ou des saveurs ténues.
Autre exemple : le tofu, cette pâte de soja (ndlr : que nous bombardons d’épices sous nos latitudes). "Tout l’enjeu de ce produit, a priori fade, est d’en apprécier les différences de goût induites par la variété de soja utilisée, les proportions de lait de soja, la densité du produit… Discerner ces qualités demande une sorte d’entraînement consistant à "dégrossir" les ingrédients afin de n’en conserver que ce qui en constitue l’essence. Comme tendre l’oreille pour écouter la mélodie d’un instrument solo joué très bas." Comprenez que si la complexité gustative de la cuisine occidentale s’exprime par le bannissement du fade, pour le Japonais, la quintessence de la vie se trouvera du côté de la pureté nourricière de l’eau et donc… Du fade.
Des histoires de textures et de parfums aussi
Vous l’aurez compris, de notre point de vue occidental, le fade demeure lié au goût et seulement au goût, or cela va bien plus loin la perception d’un aliment ou d’un plat, précise Ryoko. "Je pense par exemple à l’importance des parfums qui peuvent prédominer sur les saveurs. De notre prisme occidental, nous pensons certains ingrédients fades parce que nous mettons le goût au centre de l’aliment, alors qu’au Japon, vous pouvez aimer ce dernier pour sa texture. Le champ des sensations y est plus prégnant !"
Le fade serait le centre creux de toute saveur définissable. Une boîte vide où l’on jetterait en vrac toutes sortes de sensations différentes, et de non-sensations, et sa propre incapacité à sentir.
A se demander si le fade, l’absence de saveur, ne serait pas en fait la référence suprême ? "Il semble désormais que nos grands chefs, soient désormais soucieux d’apprendre et d’adapter à leur propre grammaire des notions qui nous dépassent comme celle du fade !" Une nouvelle manière de l’appréhender qui permettrait de faire bouger le curseur : "Il se peut que, d’ici une cinquantaine d’années, ce mot change de connotation et se charge, sous nos contrées, d’une nuance positive."