Dès les premières pages nous découvrons Chostakovitch en pleine nuit, tout habillé sur le palier de son appartement avec sa valise, prêt à être arrêté par la police secrète parce que son opéra Lady Macbeth a déplu à Staline. Il a trouvé "pas sain" cette histoire de femme machiavélique, et trop peu épique toutes ces cordes, ces cuivres dissonants. Il a d’ailleurs quitté la salle avant la fin.
Si Staline ne le fait pas arrêter, Chostakovitch verra sa vie osciller entre la peur d’être interdit ou déporté, traité d’ennemi du peuple, et la honte de devoir se soumettre pour survivre. Autour de lui, il le voit, les artistes, les écrivains, les poètes sont arrêtés, assassinés ou envoyés au goulag, parmi lesquels le poète Ossip Mandelstam qui n’en reviendra pas. C’est le vers d’un de ses poèmes qu’évoque d’ailleurs le titre de ce roman, ce fracas, ce "bruit du temps" qui fait écho au chaos du XXe siècle mais aussi à la musique jugée chaotique, décidément trop peu réaliste socialiste et galvanisante de Chostakovitch. Julian Barnes voit dans cette existence trois moments particulièrement cruels, et se demande si le premier ne fut pas lorsqu’il fut élevé au rang d’artiste officiel. Un honneur reçu en tremblant car on savait Staline très versatile mais aussi une honte d’accepter médaille et allégeance.
Car toutes les œuvres devaient évidemment passer la censure, être présentée à Khrennikov, le Secrétaire de l’Union des Compositeurs soviétiques, piètre compositeur mais fonctionnaire zélé, qui autorisait ou non leurs créations.
Et quand elles étaient refusées, parce que jugées "trop petites bourgeoises", il était demandé en plus à Chostakovitch s’il souscrivait à ces critiques et il s’entendait répondre, "oui, je souscris". Était-ce là "le pire moment" ? Se demande Julian Barnes qui déchiffre à vue la partition intime de cette humiliation décorée de l’ordre du mérite. Il s’abstient de juger l’homme mais montre au contraire la forme de courage qu’il a fallu à Chostakovitch pour survivre à la fois à la peur et à la honte, qui suintent à chaque page de ce roman.
Mais pouvait-on résister à Staline, on ne pouvait que se taire, se soumettre ou tenter de partir ? Partir, comme l’a fait Stravinsky quand il en était encore temps. Stravinsky que Chostakovitch vénère mais qu’il se voit obliger de calomnier à la tribune, à New York où Staline l’a envoyé en 1949. N’était-ce pas là le pire moment ?
Eh bien non, il y en aurait d’autres encore. Dans les années soixante, on le somme de présider l’Union des Compositeurs de la Fédération de Russie, et à entrer au parti. Le voilà, le coup de grâce, siéger aux côtés des censeurs qui lui ont pourri l’existence. Ses amis se détournent de lui. Lui, boit la ciguë – même si ce sera de la vodka. Alors valait-il mieux mourir trop tôt, attendre que la postérité reconnaisse génie, sacrifice et douleur, ou fallait-il boire ce poison jusqu’à la lie, en glissant çà et là entre les notes, pour qui saura l’entendre, l’amère ironie de la honte de soi ?
"Le fracas du temps" de Julian Barnes, traduit par de l’anglais par Jean-Pierre Aoustin est paru chez Folio.