"La justice de classe" est-elle de retour ? L’émotion suscitée après le verdict très clément des responsables de la mort de l’étudiant Sanda Dia lors de son baptême ne s’éteint pas au nord du pays. Et l’on voit ressurgir une expression qui était un peu passée de mode, sauf dans les cercles de la gauche radicale, la "justice de classe".
Klassenjustitie.be
L’expression est utilisée par de nombreux étudiants au nord du pays pour dénoncer une justice qui aurait été trop laxiste envers les responsables du cercle Reuzegom. Des responsables, disent ces manifestants, le plus souvent fils de bonne famille et blanc, alors que Sanda Dia était issu d’un milieu populaire et d’origine étrangère. Un internaute a d’ailleurs créé un site web Klassenjustitie.be ou il tente de récolter les données pour objectiver cette justice de classe. Mais ces données sont trop parcellaires et imprécises à ce stade pour obtenir un résultat satisfaisant.
"Justice de classe" donc, l’expression fait un retour en force dans le débat public, elle est aussi brandie par les syndicats dans le conflit chez Delhaize où les juges sont accusés de prendre des décisions en faveur de la bourgeoisie et du patronat.
Retour en arrière
L’idée de la justice à deux vitesses, une justice des puissants contre le peuple, est très ancienne, on en retrouve la trace chez les Grecs. On retrouve ça lors des révolutions américaine et française où l’on observe la mise en place des jurys citoyens, pour limiter cette pathologie de la justice.
Mais l’idée d’une justice de classe qui serait systématiquement au service des dominants, c’est à Marx qu’on la doit. Dans un texte célèbre il étudie le système de domination à travers le vol de bois en Rhénanie en 1841.
Plus proches de nous, dans les années 60, autour de mai 1968, une tripotée d’auteurs reprennent le concept, en particulier en France. On notera le célèbre procès Dominici en France. Ce paysan provençal condamné pour le meurtre de touristes anglais. Roland Barthes avait souligné combien la différence de langage entre Gaston Dominici et le juge, la différence de codes culturels, défavorisait structurellement les classes populaires face à des juges issus des classes supérieures et rompus à la rhétorique et aux arguties.
Cette lecture critique de l’institution judiciaire des années 60 a donné lieu à une génération de juges engagés, "les juges rouges" dans les années 70 qui ont voulu inverser la tendance et défendre le faible contre le fort. Le phénomène a aussi existé chez nous.
Intersectionnalité
Par l’entremise des États-Unis, l’origine ethnique est venue s’ajouter à l’origine populaire dans les facteurs qui structurellement défavorisent les justiciables. On retrouve cette intersectionnalité dans l’affaire Sanda Dia. Mais avec des accents assez différents. Dans les manifestations, on retrouve surtout des pancartes "justice de blancs", c’est le facteur ethnique, le racisme donc qui serait le facteur de cette justice de classe. Par contre, Raoul Hedebouw, le président du PTB à la Chambre a surtout insisté sur la condition de fils d’ouvrier victime de fils de l’élite.
Raoul Hedebouw ajoutait que si Sanda Dia avait été fils de riche ça aurait été différent. Il tenait déjà le même discours à propos de l’affaire Dutroux : "L’affaire Dutroux est avant tout une affaire de classe : si c’étaient des enfants de richards, on les aurait cherchés". Ce qui est rigoureusement indémontrable.
Quelle peut-être la réponse de la justice ?
Si on reste dans une lecture doctement marxiste de la lutte des classes, la seule réponse est une justice populaire. C’est-à-dire une justice rendue par la classe prolétaire, contre la classe bourgeoise. Car il n’y a pas de possibilité de faire la paix des classes sociales dans le marxisme radical. La position sociale nous détermine, entièrement. Il n’y a pas de paix, il n’y a que le triomphe d’une classe sur l’autre.
Dans une lecture libérale radicale, la lutte des classes et la dimension systémique sont niées. Il n’existe que des volontés individuelles qui entrent parfois en conflit. Le juge est indépendant, capable de transcender sa condition sociale, capable d’objectivité, d’impartialité en usant de sa raison.
Il n’est pas question de trancher entre ces deux visions antagonistes ici. Mais notons que la démocratie belge vit d’un idéal de compromis, de civilisation du conflit de classe. Pour la Justice cela signifie accepter de se remettre en question, accepter que des déformations, des biais sont à l’œuvre et travailler à les diminuer. Et pour ça, il y a un élément essentiel qui fait défaut actuellement : la transparence. Il n’y a pas encore de base de données qui regroupe tous les jugements en Belgique qui permettraient par exemple à des chercheurs d’objectiver les accusations portées contre la justice, où à tous les citoyens de consulter facilement un jugement. Ça fait 20 ans qu’on en parle, ça doit arriver bientôt. Enfin, théoriquement.